Les lutteuses boliviennes retroussent leurs jupes

Prenez des lutteuses boliviennes sautant dans l'air avec leurs tresses et jupes traditionnelles, bottant les fesses de virils lutteurs tatoués : déguisés en démons, super-héros. Ajoutez une pincée de musique de style cumbia techno-uruguayenne (musique des bidonvilles d’Amérique du sud), mélangez le tout : et vous obtiendrez les parfaits ingrédients d'un spectacle sensationnel attirant les fans boliviens et les sacro-saints touristes! Chaque dimanche le show déménage dans la ville de El Alto.
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Les lutteuses boliviennes retroussent leurs jupes
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Les lutteuses boliviennes retroussent leurs jupes
Marta la alteña, pendant son entrée sur le ring (cliquez sur l'image pour l'agrandir)
©Jean-Jérôme Destouches























Sous les yeux indifférents de l'énorme statue en fer forgé du Che Guevara, la ville rebelle de El Alto en Bolivie - épicentre de la guerre du gaz en 2003 et des mouvements sociaux du pays - voit chaque dimanche son modeste gymnase municipal envahi par une cohorte de touristes et de boliviens désireux d'assister aux combats des « Cholitas luchadoras » (lutteuses indigènes).

Les spectateurs formant une queue d’une cinquantaine de mètres attendent avec anxiété devant l'entrée, où les chariots surchargés des vendeurs ambulants agités dégagent une odeur acre de poulet frit. Pendant ce temps, un jeune étudiant cireur de chaussures - avec le visage masqué de honte d'être reconnu- se presse de faire briller les bottes du policier qui surveille le carrefour de la pointe de sa mitraillette.

1er Round

Les légers rideaux jaunes aux étoiles rouges du gymnase municipal de El Alto baptisé pour l'occasion « Le Colisée », s'ouvrent soudainement sous les lourds applaudissements du public et de la stimulante musique du film Rocky. « C'est Marta la alteña! » (habitante de la ville de El Alto), s'exclame une enfant souriante, vêtue d'un survêtement rouge qui étend le bras au dessus des barrières pour effleurer de la main son héroïne.

Marta est une des gladiatrices favorites du spectacle. Avant de sauter les cordes du ring - avec ses deux tresses fendant l'air - pour défier le lutteur efféminé Sexy Viper, la lutteuse d'une trentaine d'années coiffée de son chapeau bolivien déploie son châle et sa jupe blanche de « cholita », tournant sur elle-même comme une toupie pour saluer le public exalté [Cholita: terme péjoratif utilisé en Amérique du sud pour se référer aux femmes indigènes et métisses dont la tenue traditionnelle fut imposée lors de la colonisation espagnole au XVIIIème siècle].

- « Tue le ! » crie une vieille femme édentée à Marta, qui du haut de la troisième corde s'envole pour écraser avec son physique imposant, - dissimulé quelques secondes par sa jupe gonflée d'air - le délicat torse du lutteur au costume rose. « BOUM!!! » : le lourd impact retentit dans les tribunes du « Colisée », faisant vibrer le public ,qui reste bouche bée. Mais, le lutteur Sexy Viper n'est toujours pas K.O, et d'un coup de genou rapide, il se libère de la voluptueuse masse de Marta la alteña, se lève, l'attrape par les tresses, la lance avec violence et de nouveau « BOUM!!! » : il lui rend la monnaie de sa pièce. Marta, est inerte sur le tapis du ring. Le lutteur travesti en profite pour délicatement lui lever sa jupe et lui donner une gifle stridente sur les fesses. Les touristes, surpris par ce qu'ils viennent de voir, s'unissent aux cris du public bolivien fanatisé.
 
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Johana Silvia Huañapuco Vilela, alias Carmen Rojas (cliquez sur l'image pour l'agrandir)
©Jean-Jérôme Destouches























Dans l'intimité d'une lutteuse

Johana Silvia Huañapuco Vilela, nom de lutteuse: « Carmen Rojas », combat sur le ring du gymnase municipal de la glaciale ville de El Alto depuis plus de quatre ans. Comme une grande partie du million d'habitants de cette localité, perchée à 4.000 mètres au dessus du niveau de la mer, Johana est d'origine Aymara [peuple indigène antérieur à la civilisation Inca, qui ancestralement habitait sur le plateau andin du lac Titicaca]. Johana est fière de représenter sur le ring les femmes indigènes face aux hommes de sa communauté. « En Bolivie il y a beaucoup de discriminations » confie Johana tricotant depuis plusieurs jours sur le lit de sa modeste petite chambre une nappe qui se vendra 20 bolivianos (deux euros) sur le marché. « Avant le gouvernement du président Evo Morales, les femmes indigènes n' étaient pas autorisées à entrer dans un supermarché et à travailler à cause de leur tenue traditionnelle », raconte la lutteuse, « et les gens riches pensaient que la seule chose que l'on pouvait faire était de laver les toilettes. »

Johana qui a trente-trois ans - paraissant moins - réside avec ses deux enfants dans le quartier « Primero de Mayo » dans une maison en briques de trois pièces avec le sol en terre, sans gaz ni chauffage. Ici, comme dans le reste de la ville se concentrent des immigrants de la campagne en recherche d'une autre vie. « La lutte, c'est pour moi une passion que j'ai depuis très petite et que je considère surtout comme un hobby, bien qu'en partie cela m'aide à soutenir ma famille et à payer les factures » dit la lutteuse aux courbes rondes qui d'un large sourire laisse apparaître trois dents en or. Trois fois par semaine, Johana alterne les entraînements physiques et le spectacle de lutte , gagnant 200 bolivianos (20 euros) par combat (en Bolivie le revenu minimum est de 647 bolivianos - 64 euros - le salaire le plus bas d' Amérique du sud-).

Les piaillements des poules de sa cour contrastent avec le silence de la chambre de Johana qui vient juste de terminer la nappe et demande un verre de coca à Juan José, son fils aîné,en langue aymara. Son rêve le plus cher, avant que ses enfants n’aient une bonne situation professionnelle, serait de monter sur le ring et botter les fesses... de son mari. « Je lui en veux énormément, il nous a abandonné et je dois me sacrifier jour et nuit pour que ma famille vive correctement.»

La lutte et la Bolivie

La lutte bolivienne, inspirée de la lutte mexicaine - la meilleure au monde selon les connaisseurs - est un spectacle de combat libre rythmé par des situations théâtrales. La première génération de lutteurs en Bolivie remonte à l'année 1948 sous l'influence d'étrangers présents dans le pays. « Nous sommes loin de l'importance du football ou des danses folkloriques traditionnelles » raconte le créateur et le manager des « Cholitas luchadoras », Juan Mamani, dans son atelier d'électricien, perdu dans la ville de El Alto. Six ans plus tôt, Juan Mamani fanatique de la lutte mexicaine - qui combat sous le surnom de « El Gitano » (Le gitan)- était déçu de voir le gymnase municipal vide durant les spectacles. Afin de changer la donne, il lui est venu l'idée d'aller au marché où les « Cholitas » travaillent pour distribuer des dépliants, et de leur proposer de devenir - quelques heures par semaine - les premières lutteuses du pays. Après avoir convoqué plus de trente « cholitas », seulement huit ont pu répondre aux exigences physiques de l'art de la lutte, et rejoindre le fameux groupe de Juan Mamani : « Les titans du ring ». « La vie ici est dure, et les gens aiment être divertis avant de retourner le lundi au travail » dit le grand et timide Juan Mamani qui parle sans me regarder.
 
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Carmen Rojas priant, quelques instants avant son combat (cliquez sur l'image pour l'agrandir)
©Jean-Jérôme Destouches























2o Round " 1..., 2..., 3!!"

La lutteuse Marta la Alteña bat son adversaire Sexy Viper en lui immobilisant les deux épaules au tapis ! Le public est debout sifflant, hurlant de plaisir. Marta grimpe sur la troisième corde et avec ses doigts posés sur sa bouche envoie des baisers à ses nombreux fans. Alors qu'elle ne prête plus attention à son rival « vaincu », le lutteur Sexy Viper, mauvais joueur, attrape une chaise en dehors du ring, se glisse entre les cordes et la lui tire dans le dos ! Plusieurs femmes dans les tribunes - toujours debout - lancent de rage des restes de poulet et des mouchoirs usés sur le visage du lâche Sexy Viper, qui honteux s'enfuit en courant le plus vite possible.

Pendant ce temps, Johana Silvia Huañapuco Vilela alias « Carmen Rojas » prie en dessous de la cage d'escalier qui sert de vestiaire aux « Cholitas » et aux lutteurs. « Je me livre au Seigneur pour ne pas me blesser durant le spectacle » murmure Johana qui collectionne les ecchymoses et les points de suture depuis qu'elle combat sur le ring du « Colisée ». Les femmes indigènes pratiquent la lutte avec fierté prouvant que le courage n'est pas l'apanage des hommes. « Nous les "Cholitas" nous avons décidé de retrousser nos jupes et de monter sur le ring pour faire face au machisme des hommes boliviens ! » confie Johana quelques minutes avant son combat mixte faisant équipe avec l'homme araignée. Une notoriété qui va au-delà du ring. Quand Johana se promène dans son quartier avec ses enfants, elle reçoit les salutations des hommes qui s'empressent ensuite d'aller raconter à leurs proches ...qu'ils ont vu Carmen la lutteuse.

Une féministe anti-lutte

María Galindo féministe d’avant-garde depuis ses dix-huit ans, est sociologue et leader du mouvement social « Mujeres Creando » (Femmes créatrices) en Bolivie. Réputée pour sa franchise et son caractère énergique, les hommes machistes qui la connaissent tremblent avant de débattre avec elle. Même si elle respecte les « cholitas » lutteuses - considérées comme « héroïnes anti-machistes » en Bolivie -, María, avec sa chapka noire et ses grandes bottes de cuir à la Marilyn Manson, a un point de vue différent: « C'est un spectacle machiste. Ce ne sont pas de véritables "cholitas". Ce sont juste des femmes qui portent la jupe et le chapeau traditionnel parce que c'est exotique! Elles se battent contre des personnages déguisés ... mais pas contre des hommes! » critique durement María avec les paupières et lèvres maquillées de noir. Le téléphone sonne, c'est une militante de « Mujeres Creando » qui a été arrêtée par la police. Pressée, María termine l'interview me confiant: « En plus, ce n'est pas un spectacle qui appartient aux femmes. Les lutteuses ne peuvent rien dire car leur repas dépend de ce que le public veut voir... »
 
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Carmen contre Jennifer (cliquez sur l'image pour l'agrandir)
©Jean-Jérôme Destouches


Dernier Round

Carmen Rojas s'est étirée et s'apprête à combattre. Plusieurs enfants demandent à Marta la Alteña, en nage après sa victoire, un autographe en dessous d'un panneau de basket. Sur le centre du ring, le petit présentateur attrape le micro et annonce le dernier combat de la soirée: « Mesdames et Messieurs souhaitez la bienvenue à Carmen Rojas et à l'homme araignée ! » Les spectateurs boliviens de même que les trois rangées de touristes de la zone VIP sont conquis par les acrobaties des « cholitas » mais exigent d’en voir beaucoup plus!

Soudain, la lutteuse « Jennifer aux deux visages » - infirmière dans la vie - et son partenaire Doberman – masqué et plutôt ventru - sautent à toutes enjambées sur le ring. La foule n'a pas le temps de se rasseoir que le combat commence déjà. Jennifer et Doberman étranglent Carmen Rojas dans un coin du ring, pendant que l'homme araignée, insouciant, salue comme un dandy ses fans qui l'applaudissent. Soudain, il se rend compte que Carmen est en danger, il court, saute les deux pieds en-avant et renverse ses deux opposants comme une boule de bowling... strike !

Les quatre gladiateurs du « Colisée » se rendent coup pour coup, impressionnant les spectateurs avec des sauts aériens très techniques, dignes des meilleurs lutteurs professionnels. Nous sommes loin du prestige de la lutte mexicaine et de l'argent qu'elle génère, mais cela n’a pas d'importance, le show palpitant est présent. Les corps s'agrippent, se libèrent, tombent, s'amassent. Après plusieurs minutes de pugilat on ne sait plus qui lutte contre qui. Les touristes perdus prennent des photos avec leurs flashs qui scintillent dans tous les coins. D'un sourire sadique, « Jennifer aux deux visages » lance une bouteille remplie d'essence sur le costume de l'homme araignée, transformé aussitôt en torche vivante. Il s'enfuit sous les cris affolés du public. La « cholita » Carmen Rojas - que l'on avait perdu de vue - est couchée sur le dos, apparemment inconsciente sur le ring. Deux hommes s’approchent, l’attrapent et la portent en urgence vers les vestiaires. Le show est fini pour Carmen.

Au même moment, derrière les barres de sécurité, Elva Apaza, femme au foyer et fan des « cholitas », continue d'applaudir les lutteuses avant de repartir chez elle avec ses trois enfants. Tous les dimanches elle s'échappe trois heures pour assister au spectacle. « J'aurais adoré être une lutteuse pour combattre le machisme, et démontrer à mon mari que c'est plus qu'un simple divertissement du week-end » soupire Elva vêtue de son chapeau rond et de sa jupe.