Fil d'Ariane
Camille Froidevaux-Metterie: Ce film est né d’un épisode vécu. Un jour, Laurent m’a raconté avoir assisté à une scène très sexiste dans un bar sans avoir osé intervenir. Je lui ai demandé pourquoi il n’avait rien dit, ce qui l’a conduit à s’interroger sur ce paradoxe de convictions féministes qu’il ne parvenait pas à mettre en œuvre concrètement. Il a alors eu envie de tendre le miroir à d’autres hommes en les confrontant aux batailles féministes. Il ne s’agissait pas tant de leur donner la parole que de les amener à réfléchir, à s’interroger et, éventuellement, à se remettre en question. Ce film s’adresse donc d’abord et avant tout aux hommes, dont on espère qu’ils pourront ainsi se situer quelque part sur l’échelle du «féministomètre» et prendre conscience de ce qu’ils doivent faire pour accompagner la dynamique en cours.
Comment avez-vous choisi la trentaine d'interviewés, aussi émouvants que différents les uns des autres?
Nous avons travaillé comme pour une enquête sociologique, sur la base d’un guide d’entretiens que j’ai conçu et en cherchant à obtenir un échantillon le plus représentatif possible de la population masculine. En partant d’un cercle proche, nous avons ensuite élargi le spectre en diffusant des annonces. Il fallait des hommes de tous les milieux sociaux et géographiques, de toutes les origines, de toutes les générations. Il se trouve en outre que deux femmes trans ont souhaité témoigner sur la base de leurs années passées à être assignées au masculin. Il y a également un homme trans. Nous avons fait le choix de ne pas les présenter pour qu’on puisse les écouter sans plaquer sur leurs propos aucune idée préconçue, mais en nous efforçant à chaque fois d’en faire le portrait, si bien qu’à la fin du film, on sait très bien qui ils et elles sont et d’où ils et elles parlent.
Les questions sont très concrètes: les rapports professionnels avec les femmes, la parentalité, la sexualité. Etait-il important de sortir le féminisme d’un débat «d'experts en sciences sociales», et de sonder les pratiques?
Pour les questions, j’ai suivi le déroulé chronologique des grandes batailles féministes, de la bataille du vote à la bataille de l’intime (celle que nous vivons aujourd’hui autour des questions des violences sexuelles), en passant par les batailles de la procréation, du travail, de la famille et du genre. A chacune de ces thématiques correspondent des questions concrètes en effet mais qui renvoient à de grands tournants de l’histoire du féminisme. L’idée était d’observer quels changements sur la vie quotidienne des hommes les différentes conquêtes et revendications féministes avaient produits. Car le féminisme, c’est bien plus qu’une question d’égalité femmes-hommes, c’est un projet politique de transformation de la société dans son ensemble. Il s’agit de renverser la hiérarchie sexuée qui fonctionne encore dans tous les domaines de l’existence et qui perpétue la domination masculine par-delà les conquêtes féministes.
La parole est brute et jamais contextualisée par une voix off, introduite seulement par un chapitrage et la lecture d’extraits de textes. Etait-ce important de vous «effacer», de ne pas céder au commentaire militant?
Les textes choisis sont des textes de théorie féministe, bien plus que des textes littéraires donc. Ils disent beaucoup de la position militante qui est la nôtre mais ils le font de la façon la plus implacable qui soit, par la force de la pensée féministe. Par ailleurs, nous avons veillé à toujours faire entendre des «contrepoints» face aux propos parfois violents. Il y a donc des passages qui peuvent choquer mais que nous avons choisi de laisser entendre car ils disent beaucoup du sexisme qui imprègne nos sociétés occidentales en dépit des avancées de la révolution féministe. Sur le fond, le film a été conçu pour susciter le débat.
On entend souvent parler d’un «clash générationnel» autour du féminisme, est-ce fondé, selon vous?
Nous avions comme hypothèse de travail l’idée que nous allions pouvoir observer un tournant générationnel à partir duquel les hommes auraient manifesté une évidente imprégnation féministe. Je pensais pouvoir le repérer chez les trentenaires. Mais il a bien fallu en convenir, ce n’est pas le cas, et si rupture générationnelle il y a, elle est bien plutôt du côté des vingtenaires, étant entendu qu’il ne s’agit pas de n’importe lesquels et que ce sont à ce jour les jeunes hommes issus de milieux urbains et favorisés qui témoignent d’une première prise de conscience féministe.
On constate en écoutant attentivement ces hommes une certaine vulnérabilité face aux injonctions et tabous dont eux-mêmes souffrent (sur leur physique, sur leur pratique sexuelle…). L’analyse des masculinités devient-elle un des enjeux principaux de l’égalité?
C’est une des façons par lesquelles le féminisme produit des effets sur les hommes, en questionnant les rôles masculins tels qu’ils sont imposés dans la perspective patriarcale, sous la forme des injonctions à la performance, à la constance, à la puissance. Ce que l’on entend dans le film, c’est un vrai refus de cet enfermement dans une figure achétypale de la virilité. Je crois que nous sommes arrivés à un moment important de l’histoire du féminisme où les hommes ne peuvent plus esquiver ces questions. S’ils ont pu faire longtemps comme si ce n’était que des questions de bonnes femmes un peu hystériques, ils ne peuvent plus désormais faire comme s’ils n’étaient pas concernés, notamment parce que la dynamique de lutte contre les violences sexuelles les implique directement. Je crois que nous sommes à un moment de crispation autour de cette question de la place des hommes dans le féminisme qu’il faut essayer de penser en nous débarrassant de certains réflexes hérités du passé. Comment envisager de renverser l’ordonnancement patriarcal du monde si les hommes n’y prennent pas leur part?
"Les Mâles du siècle", dans l'émission Terriennes >
Femmes en 1ère ligne dans la crise sanitaire ; nouvelle chorégraphie des Rosies pour le 8 mars ; "Males du siècle", un film de Laurent Metterie ; contre les violences domestiques, des messages sur les sachets de baguettes ; numéro spécial 8 mars du magazine Phosphore. pic.twitter.com/y11AXHymIx
— TERRIENNES (@TERRIENNESTV5) March 4, 2021