Les mères de soldats en Russie, dissidentes et féministes malgré elles

« Elles sont tout sauf des bonnes sœurs ». Pour Anna Colin Lebedev, cette affirmation est une évidence. Dans « Le cœur politique des mères », le très beau livre qu’elle consacre au mouvement des mères de soldats en Russie, la chercheure au Centre d’études des mondes russes met en lumière les forces et les contradictions d’une organisation unique au monde.
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Les mères de soldats en Russie, dissidentes et féministes malgré elles
Un soldat russe sur la base militaire dévastée par une voiture piégée au Daguestan - AFP
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Anna Colin Lebedev a d’abord côtoyé affectivement les membres du Mouvement des mères de soldats. Valentina Melnikova, l’une des fondatrices de cette organisation informelle, est une cousine de sa mère.  Alors que l’Union soviétique avait basculé dans la Fédération de Russie, que l’ancien monde semblait si lointain, que partout s’installait le règne du bling bling et du clinquant ostentatoire, elle a passé des jours et des jours dans ces deux pièces minuscules « petits bureaux encombrés par des ordinateurs, un téléphone qui sonne sans discontinuer, des piles de lettres retenues pas des élastiques, un brouhaha de conversations dans chaque coin de la pièce. Et des femmes, de nombreuses femmes d’un âge où la fatigue laisse des marques sur le visage, des femmes aux yeux vifs et à la démarche lasse. Voici l’Union des Comités de mères de soldats de Russie, l’une des organisations non gouvernementales les plus pérennes et les plus puissantes en Russie postsoviétique ».

Les mères de soldats en Russie, dissidentes et féministes malgré elles
Le coeur politique des mères, éditions de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, 2013.
Anna Colin Lebedev a épluché des centaines de missives adressées à ces femmes, par des parents ou des soldats eux-mêmes, a écouté les requérant-e-s et celles qui tentaient de leur apporter des réponses. Le résultat de cette enquête qui emprunte aux études de genre, à la sociologie, aux sciences politiques et à l’histoire, est émouvant et brosse une approche édifiante de la Russie postsoviétique. Mais au delà, la lecture de cet ouvrage invite à un voyage géographique autant que sentimental à la rencontre de femmes joyeuses, fortes, d’une intelligence et d’un savoir faire redoutables, qui réussissent à imposer le droit dans un Etat qui en est encore loin, à défendre les droits humains là où ils sont défaillants, et à réussir de petits miracles pour transformer des tragédies en mauvais souvenirs.

Aux jeunes hommes, la patrie peu reconnaissante

Il suffit de déambuler à travers les cimetières de Moscou pour comprendre. Les tombes de jeunes soldats sont omniprésentes et ostentatoires. Les décennies écoulées ont été traversées par des conflits à bas bruit, trop lointains géographiquement et politiquement, au cœur du Caucase et de l'Asie centrale, chaudrons en perpétuelle ébullition.

A la fin des années 70, la guerre d'Afghanistan décima des bataillons.  L'empire soviétique éclata, et il semblait que la dislocation s'opérait sans trop de heurts... Derrière les apparences d'autres guerres se préparaient : les deux successives en Tchétchénie, celles de Géorgie aussi pour le contrôle de confettis (Abkhazie, Ossétie du Sud) traversés par pipelines et gazoducs.

Les mères de soldats en Russie, dissidentes et féministes malgré elles
Soldats russes dans le village de Kekhvi, en Ossétie du Sud, en 2008, au court du conflit avec la Géorgie pour le contrôle de ce territoire - AFP
L'armée russe s'englua dans ces affrontements asymétriques, elle y perdit sa gloire passée et le prestige acquis durant la période soviétique, mais aussi auparavant, de batailles napoléoniennes en victoire de Stalingrad. Le déclin de l'armée russe fut accentué par la transition économique et l'espace de ce pays continent.

Les activités du comité des mères de soldats avaient commencé avant le basculement de 1991. Elles explosèrent ensuite, racontant un envers du pays à coups de missives d'une naïveté souvent désarmante.

Anna Colin Lebedev se souvient de ces années de culbute où les inégalités irriguaient les rues de Moscou. "En 2000, en débarquant là, je voyais Moscou comme je ne l’avais jamais vu : le clinquant, les transformations de la ville, les produits occidentaux, la boulimie de consommation, la folie des richesses. Et là, au détour d'une ruelle, dans un deux pièces minuscule, surgissait un univers autre, avec des gens débarqués du fin fond de la Russie, fait de soldats déglingués,  sales, le corps perclus de furoncles. Un endroit improbable traversé par un sentiment d'urgence, un état d’urgence, où se débattaient des questions de vie et de mort, dans un contraste insupportable avec le reste. Ca a été une grande découverte, un choc."

La chercheure en sciences humaines a consulté des centaines de ces lettres, écrites par des parents ou des fils éplorés. Le ton est direct, parfois étonné, comme le montre ces extraits :

Les mères de soldats en Russie, dissidentes et féministes malgré elles

Dissidence, féminisme ?

Ces femmes sont-elles dissidentes ? Sont-elles féministes ? La question s’impose puisqu'elles furent ainsi perçues de l’extérieur, à leur corps et esprit défendant. Vues comme des dissidentes parce qu’elles s’attaquent aux pouvoirs politiques et qu’elles exigent le respect de droits humains. Appréhendées comme des féministes, parce qu’elles se dressent contre l’institution militaire, masculine, presque par essence. Mais en réalité, elles ne cherchent ni à mettre le système de gouvernance à terre, ni à défendre particulièrement la cause des femmes. Et c’est parce qu’elles ont compris cela que les autorités les écoutent avec bienveillance jusqu'à répondre le plus souvent favorablement à leurs requêtes…

Les mères de soldats en Russie, dissidentes et féministes malgré elles
Valentina Melnikova , cofondatrice du mouvement des mères de soldats russes, et cousine lointaine d'Anna Colin-Lebedev
« Lorsque j’ai commencé mon étude, j’ai abordé mon sujet avec un ‘passif’ de ‘gender studies’ parce que c’était les études féministes qui jusque là s’y étaient intéressées : il s’agissait d’une association de femmes, et de ce simple fait, elles devaient forcément défendre les droits des femmes. Or dès que ces féministes se sont approchées d’elles, elles ont constaté que non seulement, elles ne défendaient pas les droits des femmes, ne s’en préoccupaient pas, mais qu'en plus leur action s’ancrait dans un rôle féminin très traditionnel, protecteur, une contradiction que n’arrivait pas à expliquer la seule approche des ‘gender studies’. » L’auteure tente alors de conjuguer diverses méthodes pour appréhender ces femmes qui ne rentrent dans aucune catégorie.

« Ce comité des mères de soldats montre une Russie qu’on n’a pas l’habitude de voir, celle des petites gens. Finalement l’armée russe d’aujourd’hui est parvenue à être de façon bien involontaire ce qu’elle devait être à l’origine, une armée de paysans et d’ouvriers. »

Le mode d'action des plus modestes

18.12.2013Extrait de l'entretien avec Anna Colin Lebedev
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Les mères de soldats en Russie, dissidentes et féministes malgré elles
Des soldats russes en Tchétchénie, septembre 2008 - AFP
Maternité responsable

Les membres du Comité fédéral des mères de soldats, mais aussi celles des antennes locales sont redoutables. Elles ont appris à se servir de leurs rôles et figures imposées de la féminité pour se faire entendre et obtenir gain de cause. En Russie (comme ailleurs), on attend des mères, surtout de celles de l’époque soviétique à partir des années trente, de la sollicitude, du désir de protéger ses petits, éventuellement des larmes. En dépit du fait que les femmes nées en Urss devaient travailler, qu’elles prirent même (et conservèrent) la place des hommes dans des métiers dits masculins tels les travaux publics ou le bâtiment, l’image façonnée par le stalinisme de la Soviétique idéale était avant tour celle d’une vaillante mère.

Les velléités d’Alexandra Kollontaï d’imposer une femme nouvelle, émancipée de sa fonction d’épouse et de mère, alors qu’elle était ministre de la santé, de la famille et des femmes dans le premier gouvernement bolchévique, firent long feu. En même temps qu’elle fut écartée du pouvoir après 1924 (mort de Lénine), comme tous les révolutionnaires historiques, ses tentatives pour transformer la famille traditionnelle furent abandonnées.  

Mais l’apparence peut aussi être trompeuse : les mères de soldats derrière leur rôle social convenu sont ultra compétentes. Elles connaissent le droit comme les meilleurs des avocats, peuvent réciter le code militaire ou civil sans se tromper, et réussissent presqu’à chaque fois à obtenir gain de cause.
 

Un jeu du chat et de la souris qu'elles maitrisent parfaitement

18.12.2013Extrait de l'entretien avec Anna Colin Lebedev
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Ces femmes ont aussi souvent fait preuve d’un courage hors norme. Au péril de leur vie, elles sont allées chercher leurs enfants au fin fond de la Tchétchénie pour les soustraire à leurs ravisseurs. En cela, on les a comparées aux mères de la place de mai en Argentine qui depuis trois décennies continuent à réclamer leurs disparus. Une rencontre en 2003 a d’ailleurs eu lieu, en France, initiée par une université. Pourtant entre elles, le courant n’est pas passé et elles sont restées durant cet échange à « se regarder en chiens de faïence ».  

« Les mères de soldats russes ne veulent rien avoir à faire avec les activistes argentines. Les mères de Buenos Aires sont dans une revendication de justice liée à un deuil, une commémoration. Les Russes se veulent médiatrices entre des individus et l’institution militaire, une démarche qui ne laisse pas place aux larmes. »

Des mères sur tous les fronts

Pourtant ces mères ne peuvent empêcher d’être reliées, malgré elles, à ce mode d’action qui s’est développé récemment sous beaucoup de latitudes : mères fracassées des dictatures sud-américaines, mères endeuillées des cités de France ou d’ailleurs qui ont vu mourir leurs fils dans des règlements de compte, mères immigrées aux Etats-Unis en quête d’une vie meilleure pour leurs enfants, mères mexicaines à l’assaut des « narcos », mères brésiliennes en lutte contre la drogue, les mères de jeunes gens égarés dans les arcanes du terrorisme ou les mères de leurs victimes, mères japonaises contre le nucléaire, etc…

« Elles n’ont peur de rien. Et en même temps ça rigole toute la journée au comité. Cet univers féminin donne une ambiance émotionnelle assez particulière. On mange des gâteaux à la crème, on discute de la coupe d’une jupe, de maquillage, on lit des magazines… Il y a une espèce de combinaison fascinante du fort, douloureux, important avec une légèreté… Ce sont de ‘sacrées bonnes femmes’, dont on n’attendrait pas qu’elles s’attaquent à un officier gradé, et pourtant, quand elles y vont, c’est un carnage ! Et avec quelle jubilation ! ». Anna Colin Lebedev s’amuse et ne cache pas, après des années passées dans leur compagnie, l’admiration qu’elle éprouve pour ces mères courage qui se battent avec succès contre des citadelles, en apparence, imprenables. 
Les mères de soldats en Russie, dissidentes et féministes malgré elles
Retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan, octobre 1986, Ria Novosti, Wikicommons

A propos d'Anna Colin Lebedev

Anna Colin Lebedev est docteure en sciences politiques, chercheure associée au Centre d'études des mondes russe, caucasien et centre européen (EHESS-CNRS). Elle porte un regard aigu sur les sociétés postsoviétiques dans ses travaux universitaires mais aussi sur son blog. Elle a écrit « Le cœur politique des mères », très beau livre consacré au mouvement des mères de soldats en Russie.
A propos d'Anna Colin Lebedev

Les mères de soldats en Russie, dissidentes et féministes malgré elles
Le livre écrit à quatre mains par Valentina Melnikova et Anna Colin Lebedev, paru en 2001 aux éditions Bayard, biographie et propos de fondatrice du mouvement des mères de soldats.