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Selon les chiffres officiels, plus de 121 000 personnes sont portées disparues au Mexique. Face au mépris et à l'indifférence des autorités, ce sont les proches des disparus – mères, femmes, filles, sœurs – qui mènent le travail d’enquête, s’exposant aux pires calomnies, intimidations, violences. C’est ce que dénonce la défenseure des droits Bibiana Mendoza.
Les femmes du collectif Hasta Encontrarte à la recherche de disparus dans des fosses clandestines.
C’est une scène qui est devenue familière, mais jamais banale. Avec les chercheuses de l’organisation Hasta encontrarte ("Jusqu’à ce qu’on te retrouve"), Bibiana Mendoza – porte-parole du collectif - organise régulièrement des battues aux alentours de Guanajuato dans le nord-ouest du Mexique.
Quand on apprenait la localisation d’une fosse clandestine, on le signalait à la police mais personne ne voulait nous accompagner. On a donc commencé à y aller toutes seules. Bibiana Mendoza
"Quand on apprenait la localisation d’une fosse clandestine, on le signalait à la police mais personne ne voulait nous accompagner. On a donc commencé à y aller toutes seules", raconte la militante. "Quand nous avons un signalement anonyme, nous partons avec un bâton dans des endroits où nous avons déjà trouvé des fosses clandestines, ou encore dans des endroits qui nous ont été indiqués par des citoyens nous connaissant grâce à nos campagnes de sensibilisation", explique la jeune femme autour d’une table dans les locaux de l’ONG Amnesty International, dans l’est de Paris, par une froide matinée d’hiver.
Le bâton est enfoncé dans le sol, et s’il ressort avec une odeur de putréfaction, la fouille peut commencer.
Le collectif Hasta Encontrate fait le travail de la police.
"Au départ, on se contentait d’appeler la police et de signaler notre localisation. On nous répondait ‘on arrive’. Mais il nous est arrivé d’attendre jusqu’à minuit dans des endroits dangereux sans que personne n’arrive. C’est alors qu’on a commencé à creuser nous-mêmes, à 'présenter les restes' - comme les médecins légistes nous ont appris – et à prendre des photos. Nous postons ce que nous avons trouvé sur nos réseaux sociaux dans l’espoir que quelqu’un reconnaisse des restes matériels qui permettraient d’identifier des disparus. Et nous transmettons le tout à la police". Ensuite, la police n’a qu’à ouvrir un dossier d’enquête. Un de plus parmi tant d’autres.
Parfois, il est impossible de reconnaître qui que ce soit, tant les restes humains sont en état avancé de décomposition ou de destruction. Les groupes criminels font tout pour faire disparaître les corps. Quand les membres de Hasta encontrarte trouvent des indices, le temps est compté, puisqu’elles se retrouvent sur une scène de crime où les auteurs ne vont pas hésiter à revenir.
Il nous est arrivé de trouver une fosse dans un chantier entre deux bâtiments. Des dizaines de fenêtres donnaient sur le lieu mais ‘personne n’avait rien vu’. Bibiana Mendoza
"On partait avec des pelles et on s’est ‘professionnalisées’ au fur et à mesure, ajoute la jeune femme. Il nous est arrivé de trouver une fosse dans un chantier entre deux bâtiments. Des dizaines de fenêtres donnaient sur le lieu mais ‘personne n’avait rien vu’". Peu à peu, Bibiana et ses camarades ont appris, bien à contre cœur, à interpréter les moindres signes, comme des cannettes laissées à l’abandon ou de vieux mégots de cigarette, ou même, pour les plus aguerries, un changement de couleur du sol qui trahirait l’existence d’une fosse clandestine. Elles en ont trouvé au moins 23 permettant de trouver plus de 200 disparus.
A chaque fois, ces découvertes macabres laissent des traces sur le corps et sur l’esprit. Si Bibiana Mendoza ne s’attarde pas sur les détails, sa gorge serrée laisse entendre les horreurs auxquelles elle est confrontée au nom de la justice et de la vérité.
C’est en 2018 que sa vie "va se transformer". Son frère aîné, Manuel Ojeda Negrete, disparaît. Sans tarder, sa sœur se rend au commissariat et tente par tous les moyens de mobiliser les autorités pour que celles-ci recherchent son frère. Elle va jusqu’à indiquer quelles caméras des commerces aux alentours du lieu de disparition il faudrait analyser. Mais elle se heurte à un mur d’indolence : "Quand je réussis enfin à porter plainte, Manuel est accusé de tous les maux. Ils se disent qu’il était sans doute narcotrafiquant, qu’il se droguait, qu’il vendait de la drogue. Quand je leur réponds par la négative, l’interrogatoire s’étend à mes autres frères. ‘Un de tes frères vendait sans doute de la drogue ou c’est un délinquant, ou c’était une vengeance’".
Manuel Ojeda Negrete, frère aîné de Bibiana Mendoza, disparu en 2018.
Bibiana Mendoza ne lâche pas l’affaire et se retrouve prise dans un cercle vicieux : prouver la non-culpabilité d’un frère qui est pourtant victime d’un enlèvement. "Je suis devenue une femme rebelle", se souvient-elle, car une jeune femme, issue d’un quartier populaire, sans les bonnes relations, ne néglige pas son foyer pour chercher un frère qui est "sans doute un délinquant". Parce que si on l’a enlevé (lo levantaron) c’est parque que forcément, "il avait quelque chose à se reprocher".
Non seulement on devient la cible de menaces, mais le vide se fait autour de nous. On ne veut pas fréquenter une femme qui cherche et encore moins si elle peut être tuée à tout moment.Bibiana Mendoza
"La police et la justice veulent des victimes parfaites et une famille parfaite". Le moindre "défaut" dans une société conservatrice comme celle de Guanajuato vaut condamnation. "C’est alors que j’ai pris conscience de la solitude dans laquelle je me trouvais. Non seulement on devient la cible de menaces, mais le vide se fait autour de nous. On ne veut pas fréquenter une femme qui cherche et encore moins si elle peut être tuée à tout moment".
Les femmes qui cherchent deviennent tout simplement persona non grata. Parce que ce sont bien les femmes qui se mobilisent dans la plus grande partie de cas de disparitions forcées au Mexique "parce que sinon personne ne va chercher leurs êtres chers, s’indigne Bibiana Mendoza. Dans notre culture machiste, les hommes ne pleurent pas et ne se mêlent pas de ce qui ne les regarde pas. Chercher celle ou celui qui a disparu malgré les accusations, c’est se mêler des affaires des autres, c’est aller fouiller là ou d’autres ne veulent pas qu’on fouille".
C’est parfois aussi la honte d’avoir à la maison une femme "qui cherche" et qui néglige son foyer, qui organise des manifestations, qui se met en colère et qui s’émancipe par la douleur. Si un tel stigmate est accolé au statut de "femme chercheuse", c’est parce que le Mexique n’a pas soldé une question fondamentale à la racine de la violence extrême que traverse le pays depuis des décennies. Officiellement ce n’est pas un pays en guerre et officiellement aucune rupture de l’Etat de droit ne s’est opérée. Une rupture qui engendrait une persécution des civils par l’Etat comme dans le cas des dictatures des années 1970 dans la région.
Bibiana Mendoza en janvier 2025, à la fin d'une tournée de sensibilisation des citoyens européens à la problématique des disparitions forcées.
"Les Mexicaines ne sont pas les grand-mères de la Place de Mai", résume Edith Olivares, directrice générale de Amnesty International Mexique. Pendant la dictature en Argentine, les grand-mères qui défiaient le régime militaire pour retrouver leurs petits-enfants enlevés lorsque leurs enfants étaient ciblés pour leur militantisme, ont trouvé légitimité et soutien, d’abord à l’étranger et ensuite en Argentine, une fois la démocratie rétablie.
"C’était un contexte clair pour le dire ainsi, d’un côté la dictature militaire et de l’autre côté la société civile avec un combat perçu comme juste. Le travail de ces femmes a été reconnu. Elles ont pu créer une base de données génétiques avec le succès qu’on connaît", poursuit-elle en rappelant toutes les difficultés que les grand-mères ont dû également surmonter.
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Mais dans le contexte mexicain, "il n’y a pas de blanc et de noir, nous n’avons que du gris". Comme l’Etat ne reconnaît pas sa responsabilité, la population se retrouve prise dans la violence exercée par le narcotrafic, soit directement, soit indirectement, mêlée, même à son insu, à l’économie parallèle : "Quand l’Etat ne protège pas ses citoyens, manque à son devoir de chercher les disparus et ne garantit pas la justice, cet Etat se rend aussi responsable des disparitions forcées", souligne Edith Olivares. Le Mexique, où trente personnes disparaissaient chaque jour en 2024, adhère pourtant à la Convention de l’ONU dont les pays signataires s’engagent à protéger les personnes contre les disparitions forcées. La convention la moins signée par les Etats membres de l’ONU existe depuis vingt ans.
Jadis "calme", l’Etat du Guanajuato, où Bibiana est née, a peu à peu basculé dans la violence il y a une dizaine d’années. De nouveaux acteurs criminels sont venus ouvertement disputer un territoire, laissant les citoyens se débrouiller avec l’extorsion et la corruption. Tout peut être interprété comme un faux pas par ces groupes. "Si on achète sa drogue au mauvais vendeur sans le savoir, si on achète son essence volée au mauvais vendeur, si on ne paye pas son quota, si on vend de la drogue sous la contrainte pour le mauvais groupe", explique Bibiana Mendoza, sans parler des personnes qui sont "levantadas" par erreur. Les petites mains des narcos ne s’embarrassent pas de vérifications d’identité. Et le tout ça dans l’impunité la plus totale.
Edith Olivares d’Amnesty International Mexique tient à signaler que le pays a développé son propre vocabulaire de la disparition et la violence. Les organisations des droits humains parlent bien sûr de disparition forcée. Mais au quotidien, les plus pauvres sont "levantados", tandis que les plus riches sont séquestrés.
Mon frère n’a pas eu droit aux drones et il ne vient pas du quartier le plus huppé... Nous vivons dans deux mondes parallèles. Bibiana Mendoza
Bibiana Mendoza tient à souligner les inégalités sociales abyssales quand il s’agit de disparitions forcées et se souvient avec amertume d’une anecdote. Récemment, un habitant d’un quartier très huppé a été séquestré. Des drones ont été déployés, les caméras du boulevard par où les ravisseurs étaient passés se sont toutes allumées et ont suivi leur moindre geste. Il a été retrouvé en quelques heures sain et sauf. 'Nous avons tout ça !', s’est exclamé la défenseure. "Mon frère n’a pas eu droit aux drones et il ne vient pas du quartier le plus huppé". Il a fallu trois ans pour que la police reçoive finalement sa plainte, entende un témoin et se rende sur les lieux de la disparition : "Nous vivons dans deux mondes parallèles".
Deux mondes parallèles dans un territoire qui s’est complètement métamorphosé depuis les années 1990, quand l’industrie automobile s’est installée dans le Guanajuato. De petits villages avec une place et un kiosque sont devenues des villes, et certaines autoroutes n’ont rien à envier aux autoroutes des pays les plus riches. On peut même suivre son itinéraire en coréen.
Mais ce progrès n’a bénéficié qu’à une poignée : "Ici on se vante d’une grande modernité, parce que Mazda et Général Motors ont installé des usines, et on nous dit qu’on vit en sécurité parce que l’ingénieur de ces usines ne va pas disparaître, mais les pauvres oui".
Les pauvres qui n’ont pas la bonne couleur de peau disparaissent dans l’indifférence la plus totale si ces femmes ne les cherchent pas. Bibiana Mendoza
Bibiana Mendoza fait remarquer qu’il existe un schéma de la violence que l'on retrouve systématiquement. D’abord l’Etat encourage et accompagne l’installation de mégaprojets, s’en suit la militarisation, puis vient le crime organisé, la violence les disparitions et l’impunité. "Les pauvres qui n’ont pas la bonne couleur de peau disparaissent dans l’indifférence la plus totale si ces femmes ne les cherchent pas".
Pauvreté et disparitions sont intrinsèquement liées parce que "ce que les autorités nous font comprendre c’est qu’un pauvre peut disparaître mais pas un riche... C’est ce que nous essayons de faire comprendre à la population. Nous cherchons aussi à soulager les femmes de la culpabilité qu’on leur fait porter après une disparition. Et pourquoi devrions-nous culpabiliser ? Nous faisons le travail de la police, nous trouvons ce que la police ne trouve pas ou ne veut pas trouver", insiste Bibiana Mendoza.
Bibiana Mendoza, porte-parole du collectif Hasta encontrate et Edith Olivares, Amnesty International Mexique, à Paris, fin janvier 2025.
"Elles sont pus efficaces, elles réussissent à accéder à des informations que la police omet. Elles se mettent en danger, insiste Edith Olivares. L’État a donc également l’obligation de protéger ces femmes qui cherchent. Il s’agit d’empêcher qu’elles disparaissent, qu’elles soient assassinées". En dix ans, au moins dix mères chercheuses devenues activistes ont été assassinées. Bibiana Mendoza, et toutes les femmes qui cherchent, dérangent le crime organisé en pointant du doigt les massacres, en compromettant le territoire des exterminations et en défiant la toute puissance de ceux qui tuent avec un sadisme extrême.
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Il s’agit aussi de protéger leur santé physique et mentale. Amnesty International constate que les chercheuses souffrent de pathologies liées à leur activité, comme des mycoses, à force d’être en contact avec des restes humains sans protections adéquates. "Nous avons également documenté des décollements de la rétine dus aux pleurs", rappelle-t-elle.
A cela s’ajoute des troubles anxieux, de la dépression ou des malades chroniques aggravées par le stress autour de la disparition, mais aussi un stress financier énorme. Ces femmes consacrent toutes leurs ressources à leur recherche et doivent souvent prendre en charge leurs petits-enfants lorsque leurs enfants disparaissent.
Si je regarde qui j'étais, avant la disparition de Manuel, je ne me reconnais pas. Nous étions des femmes qui n'élevaient pas la voix. Bibiana Mendoza
Les collectifs de familles et de nombreuses ONG exigent une reconnaissance et une prise en charge de toutes les victimes des disparitions forcées. Un des points noirs de la présidence d’Andrés Manuel Lopez Obrador, qui vient de s’achever. Pendant son sexennat, au moins 50 000 personnes ont été portées disparues, selon le Registre National des Personnes Disparues et non Localisées. Le Mexique ne manque pas d’institutions fédérales et locales ainsi que de protocoles de recherche. Des "coquilles vides sans moyens ni volonté politique", rétorquent les collectifs.
Du même parti que son prédécesseur, Claudia Sheinbaum, première présidente du pays, a hérité de cette situation humanitaire "catastrophique" et s’est engagée à en faire une priorité. Pendant les premiers 100 jours de sa présidence, le nombre de disparus par jour a déjà augmenté de 10. Des chiffres qui risquent de s’aggraver avec la crise migratoire intensifiée par l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. "Aucune personne circulant par le territoire mexicain ne peut se sentir en sécurité", martèle Edith Olivares.
Malgré tous ces dangers, Bibiana Mendoza ne cesse de se battre et de revendiquer l’empouvoirement qui vient avec la lutte. "J'ai le sentiment que lorsqu'ils ont fait disparaître nos disparus, ils nous ont donné une nouvelle identité. Si je regarde qui j'étais, avant la disparition de Manuel, je ne me reconnais pas. Nous étions des femmes qui n'élevaient pas la voix".
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