Fil d'Ariane
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L’écriture laisse le temps aux femmes de prendre la parole
Naïla Mansour ne se considère pas comme représentative d’une réfugiée syrienne classique. Âgée d’une quarantaine d’années, mariée et mère de deux enfants, l’universitaire en linguistique a quitté Damas en 2014, désespérée par la mascarade des élections et les bombardements de plus en plus intensifs sur la capitale. Elle a trouvé refuge en France où elle avait fait ses études.
« Avant la révolution, j’étais déconnectée du débat social et politique, raconte-t-elle. J’ai été stupéfaite lorsque la révolution est arrivée en Egypte. » Sans honte, Naïla dit qu’elle a alors pleuré. De joie. Mais elle ne s’est pas impliquée davantage lorsque la révolution est arrivée en Syrie : « Je n’ai jamais manifesté », confie-t-elle. Le moment vient, toutefois, où elle s’engage avec des amis pour soutenir les rebelles : « On envoyait de l’aide humanitaire, on essayait d’organiser une éducation alternative pour les enfants qui n’allaient plus à l’école. »
Vient alors le temps de l’écriture. Elle publie dans un premier temps des témoignages provenant des zones rebelles dans des revues libanaises puis, à partir de 2012, sur un site internet d’opposition. Elle raconte ce qu’elle vit, ce qu’elle a vécu durant la dictature. Elle utilise le « Je » mais ne souhaite pas dévoiler sa véritable identité. Naïla Mansour est un pseudo. « Avec un pseudonyme, on oublie la personne, on ne conserve que les écrits, explique-t-elle. J’utilise ce pseudonyme pour des raisons sécuritaires bien sûr, mais l’anonymat est avant tout une force. Il évite à l’auteur d’être aliéné par les événements. »
Quitte l’obscur et viens
Devant nous un moment
En amie, avec le pas léger
De la résolue, effrayante
Détournée, je sais
Comment tu redoutais la mort, mais
Tu redoutais plus encore
Une vie indigne.
Et tu n’as rien épargné
Aux puissants, ni transigé
Avec ceux qui sèment le trouble, ni jamais
Oublié une honte et sur leur crime aucune herbe
N’a poussé.
Je te salue !
C’est ce poème de Bertold Brecht qui a inspiré "Les Nouvelles Antigones", une agora numérique portée par l’association "Sublimes Portes", qui traduit et rassemble les textes de femmes résistantes de la Méditerranée, blogueuses, poétesses, écrivaines. De Tunis à Madrid, du Caire à Beyrouth, elles font entendre leurs voix à travers Internet pour dénoncer les crises économiques, sociales, la répression policière, la société patriarcale. La rencontre de ces femmes et le premier concert du 12 septembre à Marseille sont les premiers jalons d’un nouvel espace de création féminine en Méditerranée.
Dans le texte « Avoir 38 ans en Syrie », publié sur le site des Nouvelles Antigones, Naïla raconte la peur dans laquelle elle a grandi, après que son père ait été prisonnier politique durant de longues années. Ecrire lui permet de documenter, de résister, de prendre le temps face au conflit sans fin, face à la crainte de la répression : « L’écriture est un moyen féminin de s’exprimer. La voix des hommes est autoritaire, ils ont l’habitude de faire entendre leurs paroles plus haut et plus fort. Alors, l’écriture, qui est un processus lent, laisse le temps aux femmes de prendre la parole. »
Depuis son arrivée en France, Naïla n’a écrit qu’un seul texte sur l’exil. Elle souhaite dans un premier temps « digérer » ce qu’elle a vécu pour rédiger ensuite un roman, une biographie sûrement. La réalité, selon elle, est assurément plus délirante que n’importe quelle fiction. Aujourd'hui, sa tristesse est immense et elle tente de ne pas sombrer dans le désespoir. L’universitaire assume sa timidité, sa fragilité que peu de Syriens avouent : « Nous devons exprimer notre fragilité, dire que nous étions politiquement immatures, que nous avons cru à la révolution et que nous avons échoués. Si nous l’avouons, peut-être qu’un autre début sera possible. »
Naïla Mansour essaie de se convaincre que cet autre début sera possible. Elle souhaite retourner en Syrie dès que possible même si elle imagine ses enfants faire leurs études dans son pays d’accueil. Son seul souhait : qu’elle soit enterrée, malgré tout, chez elle, en Syrie.
La Révolution nous a montré que nous pouvions prendre le pouvoir. Mais les islamistes et les contre-révolutionnaires nous l’ont confisqué
Amal Khalif, alias Amal Claudel, est née il y a 28 ans à Sfax, une région conservatrice, non dans les apparences, mais « dans les mentalités ». A 17 ans, elle quitte le foyer familial pour des études commerciales à HEC à Tunis. Sa mère, contre l’avis de son père et de son frère aîné, la soutient. En contrepartie, Amal s’engage à ne pas la décevoir par son comportement. Durant quatre ans, la jeune femme mince et souriante est ainsi une étudiante modèle, attelée à ses études. Une fois son diplôme obtenu, elle doit toutefois se résoudre à un dilemme : rentrer à Sfax ou épouser un homme pour pouvoir continuer à vivre à Tunis et travailler. « J’ai choisi la deuxième option, précise Amal. J’ai essayé de trouver un mari mais ça s’est terminé en drame. »
Nous sommes alors en juillet 2010. Quelques mois plus tard, la révolution explose. Amal descend dans la rue pour exprimer sa rage : « Je n’étais pas dans une approche politique. Je ressentais une censure sociale. Manifester m’a permis de rencontrer des personnes différentes et de m’exprimer différemment. » Elle rompt les liens avec sa famille pendant plusieurs mois puis accepte petit à petit leur mode de vie. « Je rejetais sur eux l’origine de mes problèmes. Lorsque j’ai commencé à affronter mes peurs et à me prendre en charge, le jugement de ma famille est devenue moins important à mes yeux », raconte-t-elle.
Devenue chargée d’étude, Amal écrit. Des poèmes en arabe sur le féminisme, la sexualité, la révolution, l’amour. Pour cracher sa rage, ses douleurs. Elle choisit le nom de Camille Claudel, impressionnée par le courage de cette sculptrice, son parcours d’artiste incomprise et rejetée : « Son sort traduit ce que ressentait auparavant la société face aux femmes artistes, ce qui n’a pas évolué depuis », remarque-t-elle. Amal publie ses écrits sur les réseaux sociaux où elle rencontre d’autres Tunisiennes qui partagent ses opinions. Elles se réunissent, dans la réalité, et créent Chaml, un blog où chacune peut s’exprimer. « Internet nous a permis de nous mettre en contact et de nous exprimer alors que nous souffrions d’isolement psychologique, explique Amal. Chacune a son histoire mais nous sommes toutes éloignées de la norme sociale. » Alors que les Tunisiennes avaient pris part activement à la Révolution, elles se sentent aujourd'hui délaissées et subissent les contrecoups de l’aggravation des problèmes sociaux.
En témoignent les représentations de plus en plus négatives de la femme dans les médias, lors des feuilletons du Ramadan, ou dans les publicités. « Les attributs féminins, prostituée ou sorcière, n’ont pas évolués, constate Amal. La Révolution nous a montré que nous pouvions prendre le pouvoir. Mais les islamistes et les contre-révolutionnaires nous l’ont confisqué. » Malgré ce conservatisme ambiant, la jeune femme est confiante en l’avenir, du fait de la multiplication de collectifs tel que Chaml. Des associations se créent dans les régions et offrent une représentativité accrue aux Tunisiens. « Si nous résistons, notre action provoquera des changements sur le long terme », assure la jeune femme dans un sourire.
En attendant, les poèmes d’Amal ont été publiés. Son engagement qu’elle mène aujourd'hui collectivement à travers Chaml et les Nouvelles Antigones reflète sa volonté de transcender les combats : « Les problèmes concernant les femmes, l’injustice sociale ou la répression policière ne sont pas des causes que l’on s’approprie ou que l’on hiérarchise. Tout le monde doit lutter à son échelle. »
L’Espagne vit une situation d’après-guerre
« Mon objectif dans la vie est de décrire la réalité et de perturber les gens qui croient que leur existence est satisfaisante. » En quelques mots, Cristina Fallaras, chevelure rousse, lunettes de soleil, jupe courte en jean et haut noir, définit son credo. Elle ajoute : « J’ai toujours écris ce que je voulais. C’est la raison pour laquelle je suis devenue pauvre. »
En 2008, Cristina, malgré sa réussite et son expérience au sein de nombreux médias espagnols (El Mundo, Radio Nacional de España ou El Periódico de Catalunya, entre autres) est licenciée de son poste de rédactrice en chef adjointe du quotidien ADN. Au même moment, les médias connaissent une hémorragie de journalistes sans précédent. De 16 000 professionnels, ils ne sont plus que 4 000 huit ans après. Cette chute brutale explique, selon Cristina, l’absence de récits sur la crise dans les médias. « Les journaux dépendent des banques, précise-t-elle. Les journalistes avaient peur de perdre leur emploi, alors ils évoquaient la Banque mondiale, des théories économiques, mais non la réalité. Ils construisaient leur propre réalité. »
Cristina, elle, raconte. De 2008 à 2013, elle tient une chronique dans El Mundo où elle fait part des coupures d’eau, d’électricité, des vols dans les supermarchés pour nourrir son fils. Cristina enlève ses lunettes. « Personne ne me croyait, parce que personne ne parlait de ça dans les médias. » En 2012, elle devient « l’expulsée la plus célèbre d’Espagne » lorsqu’elle raconte sur son blog son expulsion de son appartement barcelonais. Ce récit, repris aujourd'hui sur le site des Nouvelles Antigones, décrit la fracture entre les Espagnols de plus en plus nombreux à tomber dans la pauvreté, et « ceux d’en haut ». « L’Espagne vit une situation d’après-guerre, estime-t-elle. En 2008, 3 000 familles étaient expulsées par jour. Aujourd'hui, il y en a encore 100 qui sont expulsées quotidiennement. Cette violence économique, qui touche également la classe moyenne, peut être comparée à celle d’une guerre. »
En 2014, la journaliste se voit proposer un poste d’analyste politique à la télévision. Elle y décrit là encore ce qu’elle vit au quotidien. Et c’est un succès. Les Espagnols entendent enfin une personne qui évoque leurs problèmes. Elle a pourtant craint un nouveau licenciement cet été, les prochaines élections législatives se tenant en décembre 2015 : « En tant que femme de la fin du 20ème siècle, je devais travailler, être intelligente, brillante et mince. Avec mon licenciement et mon expulsion, je suis devenue vieille et sale. Mon identité s’est cassée, comme tant d’autres Espagnols. »
Romancière, Cristina n’hésite pas à utiliser la fiction pour décrire la réalité. Dans son dernier polar « Deux petites filles » paru en France en 2013, elle évoque la pornographie infantile : « Je ne peux pas écrire en tant que journalise car je n’ai pas de preuves. Mais le fait que l’on ne peut pas démontrer cette prostitution ne veut pas dire qu’elle n’existe pas », explique-t-elle. Aujourd'hui, Cristina est invitée à s’exprimer sur la crise espagnole un peu partout en Europe. Avec son sourire et son franc-parler, elle vient parler de sa réalité, de notre réalité.
Je ne voulais pas choisir entre mes identités
Difficile, voire impossible, de définir la musique de Naïssam Jalal. La jeune femme, née à Paris de parents syriens, n’hésite pas à faire appel à tous les styles, du rap au jazz, de l’Orient à l’Occident. Naïssam ne s’impose aucune limite. Après le Conservatoire, la flûtiste découvre l’improvisation à 17 ans et sent qu’elle devient enfin musicienne : « En étant interprète, je n’avais pas l’impression de faire de la musique, de créer. Ce déclic a provoqué tout le reste. » Après un passage dans une fanfare de funk et un voyage au Mali, elle décide de se former en Syrie à la flûte nay, flûte traditionnelle arabe en roseau. Une démarche autant artistique qu’identitaire. « C’est difficile de vivre dans un pays qui vous renvoie systématiquement une image d’immigrée. La société française est très exclusive et vous demande de choisir entre deux identités. Moi, je ne voulais pas choisir », raconte-t-elle.
Pour assumer son identité, Naïssam part ainsi en Syrie et vit pendant trois mois une expérience intense et difficile. Elle se fait suivre par les services secrets syriens et ressent une psychose impensable auparavant. La musicienne déménage alors au Caire où elle habitera pendant trois ans. « J’ai pu vivre de ma musique et j’ai rencontré de très nombreux musiciens, se rappelle-t-elle. C’était extraordinaire mais en même temps très dur. » Naïssam n’est pas mariée et est davantage perçue comme une prostituée que comme une flûtiste. Sa confiance en elle ressort détruite de cette expérience. De retour en France en 2006, elle se reconstruit un réseau, approfondit son style et poursuit ses collaborations.
Ce sera avec le rappeur libanais Rayess Bek puis avec le joueur de oud Hazem Shaheen, avec qui elle se produit dans tout le Proche-Orient. En 2009, elle signe l’album « Aux Résistances » avec son duo Noun Ya. Mais Naïssam ne s’arrête pas là. Entre 2010 et 2013, elle joue avec des musiciens africains de la scène parisienne tels que Tony Allen, Cheikh Tidiane Seck, Kiala ou Fatoumata Diawara. Elle accompagne également des grands noms du jazz international comme Hamid Drake ou Michael Blake et du monde arabe tels Lena Shamamyan et Macadi Nahhas.
Quel lien entre toutes ces collaborations ? « Tous ces musiciens m’enrichissent, ils m’apprennent à m’exprimer », répond la jeune femme. En 2011, elle fonde son propre quintet Naïssam Jalal & Rhythms Of Resistance avec qui elle produit « Osloob Hayati » (Ma façon de vivre), album sorti en mars 2015. Une multitude de voix, d’origines, de couleurs. Mais un seul objectif : résister, proposer une autre vision de la réalité : « Nous ne sommes pas des politiques, nous ne pouvons pas d’impact direct sur la vie des gens, leur mentalité. Mais avec notre art, nous pouvons au moins essayer. »
Ce credo, elle le retrouve avec les musiciennes de la Nuit d’Antigone, ces femmes en résistance. « En France aussi, il est difficile d’être musicienne. Les femmes sont présentes dans la musique classique mais quasiment absentes ailleurs, souligne-t-elle. Alors nous devons être présentes, et surtout continuer à jouer. »