"Les oubliées du numérique", ou pourquoi si peu de femmes dans l'informatique ?

L’universitaire suisse Isabelle Collet signe Les oubliées du numérique, un ouvrage qui questionne l'absence des femmes dans les métiers de l’informatique et du numérique.

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femme clavier

Mains de femme sur un clavier, le 8 octobre 2019 à New York. 

©AP Photo/Jenny Kane
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Sur la porte de son bureau, au 4e étage de l'université Uni Mail à Genève, ce pictogramme fiché en général à l’entrée des toilettes publiques: un homme sobrement représenté, une femme d’une robe affublée afin de la différencier. Mais dessous a été ajouté ceci : "Ça me rend malade, ce stéréotype suggérant que toutes les femmes doivent enfiler une cape de super-héros quand elles vont aux toilettes."

Bienvenue dans l’antre d’Isabelle Collet, professeure en sciences de l’éducation et informaticienne scientifique de formation. Des affiches sur ses murs : "Elle était une fois" ; "Les filles aussi chassent le dragon, les garçons aussi racontent des trucs à leur peluche."
 

Plus le champ du savoir prend de la valeur, plus il se masculinise ; plus il en perd et plus il se féminise
Isabelle Collet, professeure en sciences de l’éducation et informaticienne scientifique

numérique oubliées
Isabelle Collet a effectué des comptages dans divers établissements. Exemple dans une école lyonnaise : deux femmes pour 22 étudiants en 2019, alors qu’elles frôlaient les 30% il y a trente ans. "Elles sont autour de 10% dans les HES de Suisse romande, idem à l’EPFL et à l’EPFZ", poursuit-elle.

Les informaticiennes diplômées qui rejoignent le monde du travail sont à 75% versées dans les métiers des RH, documentation ou marketing, à 25% seulement dans la tech. Dans le big data et la cybersécurité, elles ne sont que 11%. "Plus le champ du savoir prend de la valeur, plus il se masculinise; plus il en perd et plus il se féminise", déplore-t-elle. Isabelle Collet soutient que l’informatique n’est pas désertée par les femmes mais envahie par les hommes. Nuance.

Elle-même fait figure d’exception. En 1999, elle décroche à Reims un bachelor en traitement numérique d’image. En 2005, elle soutient à l’Université Paris Ouest-Nanterre La Défense un doctorat en sciences de l’éducation sur "la masculinisation des études d’informatique". Cela a provoqué, à l’époque, certains remous. Mais Isabelle Collet est une battante, née d’une mère juive pied-noir que l’ambition prédestinait à la médecine à Alger mais dont la convenance fit une institutrice à Oran. L’indépendance algérienne l’envoya trouver refuge en France.
 

Isabelle naquit donc dans les Ardennes. Son père, agent EDF, passionné d’électronique, l’initia à la soudure, au code morse, aux premiers programmes informatiques. "J’ai une sœur aînée, je suis devenue pour mon père le garçon manquant." Accès aux études pour les deux filles. Sa sœur est devenue ingénieure en biochimie, "ce qui à l’époque n’était pas très mode". Bac scientifique pour la benjamine puis l’informatique à Reims. "Au mieux pour les filles, cela menait à un travail de secrétariat", se souvient Isabelle Collet.

Isabelle Collet

1969 Naissance à Charleville-Mézières.
1998 S’installe à Paris.
2006 Prix de l’Académie des sciences morales et politiques.
2009 Chargée d’enseignement à l’Université de Genève.
2019 Nommée professeure associée à la direction de l’équipe "Genre et rapports intersectionnels en formation et éducation".

Mais pour elle, cela ira beaucoup plus loin. Elle a de très bonnes notes, est déléguée de sa promotion, survit grâce à l’humour et à "ma grande gueule". Il y a surtout David, étudiant lui aussi, qui deviendra son mari. "Il était très populaire donc je fus respectée en qualité de sa nana qu’il ne fallait pas toucher." Puis, en 1991 : grosse crise de l’informatique. Une jeune informaticienne mariée n’a aucune chance de décrocher un poste. David a un emploi stable à Paris, Isabelle enchaîne durant six ans les CDD. Elle obtient son master en sciences de l’éducation. L’Université de Genève, qui ouvrait en 2009 un poste spécifique sur la question du genre, la recrute. Son époux démissionne de son poste parisien pour la suivre. "Pour ses collègues, il était soit un irresponsable soit un superman", se rappelle-t-elle.

Isabelle Collet approfondit alors la question du genre dans les sciences et techniques. Elle explique: "Les premiers micro-ordinateurs dans les foyers ont été comme des jouets pour les hommes, ils ont investi cet instrument nouveau pour tenir par exemple le budget familial. Les femmes passaient après. Lorsque ces mêmes micro-ordinateurs ont investi les entreprises, on est passé du jeu au travail, l’ado est devenu en quelque sorte un adulte. Les métiers de l’informatique ont gagné en prestige et les hommes, issus notamment des écoles d’ingénieurs, s’y sont engouffrés."

Un logiciel aussi vrai que nature

Les femmes, de nos jours, possèdent des ordinateurs, sont hyperconnectées, sont tout autant geeks que les hommes. "Certes mais toutes les femmes aujourd’hui conduisent et combien sont des garagistes ?" interroge Isabelle Collet. Un nouveau défi est l’intelligence artificielle (IA), qui use de stéréotypes. "La voix du GPS est celle d’une femme, que l’on insulte de manière sexiste quand ses explications sont peu claires. Pour un conseil financier, ce sera Prosper, jeune et poli, patient comme un prof", dit-elle.

Amazon a mis au point en 2014 un logiciel de recrutement automatisé. Son IA a eu tendance à écarter les femmes en reproduisant la réalité du monde du travail, surtout dans la tech. Isabelle Collet précise : "Chaque fois qu’une mention aux femmes était apparente, le CV était écarté. En fait, le logiciel a parfaitement su reproduire la culture d’entreprise qu’on lui demandait d’analyser et a servi de révélateur."