Les ouvrières du textile peuvent attendre : en France, la loi "Rana Plaza" édulcorée par le Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel français a vidé de sa substance la loi dite du "Rana Plaza" obligeant les multinationales à établir un plan de vigilance chez leurs sous-traitants ou fournisseurs à l'étranger, en rejetant le principe des amendes pour les entreprises récalcitrantes.
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Des ouvrières survivantes du Rana Plaza au travail dans une autre usine du Bangladesh
(AP Photo, File)
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La France se voulait porte-parole mondiale d'une mode responsable, où les petites mains, les ouvrières sans lesquelles elle ne saurait être, seraient protégées des prédateurs économiques. Elle ne sera finalement qu'un écho affaibli à un principe, une bonne intention. Rien donc qui ne pourrait empêcher une nouvelle catastrophe industrielle.

Saisi par 60 députés et 60 sénateurs LR (droite), deux jours après l'adoption définitive de la proposition de loi sur le "devoir de vigilance des sociétés mères", le Conseil a validé jeudi 24 mars 2017 l'obligation d'"établir un plan de vigilance, le mécanisme de mise en demeure, la possibilité pour le juge de soumettre la société concernée à une injonction et la possibilité d'engager sa responsabilité en cas de manquement à ses obligations".

Mais les juges suprêmes ont aussi jugé que "le législateur avait défini l'obligation qu'il instituait en des termes insuffisamment clairs et précis pour qu'une sanction puisse être infligée en cas de manquement".

Droits humains, une expression trop vague, vraiment ?

L'objectif du texte est d'éviter des drames comme l'effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en avril 2013, un immeuble abritant des ateliers de confection pour de grandes marques occidentales. Cet accident avait tué plus d'un millier d'ouvrières et blessé plus de 2000 autres.

Selon la plus haute juridiction française, qui fait valoir "la jurisprudence sur le principe de légalité des délits", certains termes, tels que "mesures de vigilance raisonnable", "droits humains" ou "libertés fondamentales", sont trop généraux ou indéterminés, et le périmètre des sociétés, entreprises et activités entrant dans le champ de l'infraction est "très étendu".

Le texte, porté par le socialiste Dominique Potier et adopté le 21 février 2017 par un vote unanime de la gauche, avait suscité la joie de nombreuses ONG et syndicats, mais aussi provoqué le courroux du puissant syndicat patronal français, le Medef, et de l'Afep (Association française des entreprises privées).

Il a été imaginé afin d'obliger les 150 plus grandes entreprises françaises - celles de plus de 5000 salariés - à élaborer un plan de vigilance pour "prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement" chez leurs sous-traitants ou fournisseurs à l'étranger avec qui elles ont "une relation commerciale durable".

Une décision en 'demi-teinte' au nom de la liberté d'entreprendre

La loi prévoyait à l'origine une amende allant jusqu'à 10 millions d'euros pour les sociétés ne respectant pas cette obligation et jusqu'à 30 millions si cette absence de plan était à l'origine d'une catastrophe. Cela avait amené les parlementaires opposés au texte à dénoncer une "loi punitive à l'égard des grandes entreprises françaises".

Tout en jugeant nécessaire de renforcer la vigilance, l'Afep a regretté l'imposition "par la loi de contraintes fortes à caractère large et indéterminé pouvant engager leur responsabilité civile", disant craindre des "conséquences négatives pour les entreprises françaises", de "fortes incertitudes juridiques" et au final "une perte de compétitivité".

Le Medef a été moins virulent : "cette décision nous rassure un peu sur les conséquences très néfastes que cela aurait pu avoir sur l'économie française dans sa globalité", a commenté un porte-parole, en estimant que les amendes auraient "pénalisé les entreprises françaises" vis-à-vis de leurs concurrentes.

En termes d'efficacité, on sait très bien que s'il n'y a pas de contrainte, ça n'avance pas...
Caroline Dorémus-Mège, CCFD

Mais pour les ONG qui soutenaient ardemment le texte, cette décision en "demi-teinte" est une "déception". Elle "vide en grande partie la loi de sa substance",  déplore Caroline Dorémus-Mège, directrice du plaidoyer au CCFD (Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement). "Ce texte fait progresser la question de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Mais en termes d'efficacité, on sait très bien que s'il n'y a pas de contrainte, ça n'avance pas, ou du moins pas assez vite" souligne-t-elle.

D'autres se satisfont cependant de voir un principe gravé dans une loi. Pour Sandra Cossart, de Sherpa, ONG qui défend et soutient les victimes de crimes économiques, le devoir de vigilance est toutefois "consacré". "C'est une première étape", abonde Sabine Gagnier, chargée de plaidoyer Entreprises et droits humains pour Amnesty international. "On espère que les entreprises vont être de bonne foi et vont appliquer ce devoir de vigilance".

Le ministre de l’Économie et des Finances Michel Sapin se félicite du fait que la loi ne portait pas atteinte "à la liberté d'entreprendre". Et souligne qu'"il conviendra d'apporter les précisions législatives rendues nécessaires pour compléter le texte et lui redonner toute sa dimension".

Et les employées de ces ateliers-usines du bout du monde qu'en pensent-elles ? Ces femmes sous payées, sous alimentées, renvoyées dès qu'elles sont enceintes, comme le rappellent régulièrement des études, qui constituent 95% de la main d'oeuvre de ces forçats du textile, applaudiront-elles cette loi qui n'est finalement que symbolique ?

Suivez Sylvie Braibant sur Twitter @braibant1