Fil d'Ariane
Trois sorcières et trois loups, aquarelle d'Eugène Grasset, détail, vers 1900
A priori, sorcières et république sont deux mots qui ne vont pas très bien ensemble, les premières ayant été souvent malmenées par la seconde ... Sous la plume de Chloé Delaume, les unes et l'autre s'épousent en parfaite disharmonie, pour le meilleur et le pire, dans un livre composé comme un collage, un patchwork à l'humour féroce, rythmé par des électrochocs jouissifs, des dialogues, sms, récits, emails (savoureux échange cybernétique entre jesus-christ.superstar@royaumedescieux.org et artemis.delolympe@gmail.com).
Une écriture en forme de "bon gros LOL" comme le lance l'auteure (voir la vidéo ci-desous), parce que l'humour est peut-être l'arme la plus efficace pour bousculer le monde. Et éventuellement le faire basculer.
"Au commencement étaient des femmes qui transmirent le pouvoir à une bite et à leur ventre en oubliant en chemin le chemin de la voisine." (page 267)
Il fallait un pays où la foi fût une blessure
Imaginez qu'en 2017, contre toute attente, soit élue Elisabeth Ambrose, une féministe, à la présidence de la République française. Une nouvelle révolution en France ; aidée par les déesses grecques descendues de leur olympe pour en finir avec des millénaires de domination masculine ; menée par une équipe de terriennes et de divinités ; "coachée" par la Sybille, celle qui sait, qui voit, qui prévoit. Le pays a été choisi par un pendule, mais sans doute une main céleste l'a-t-elle un peu guidé :
Il fallait un pays où la foi fût une blessure, la déception une habitude, la notion d'avenir une boutade. Un pays en attente d'un miracle politique, qui était prêt à croire en la magie du Dire, c'est faire." (page 181)
Trois années de pouvoir seulement. De travail intense et rapide parce qu'en matière d'inégalités de genre #yaduboulot. En 2020, le mandat de ces pétroleuses est interrompu. Les dirigeantes du "parti du cercle" et du club Lilith, présidente et ministres, sont renversées par un coup d'Etat, anéanties. Le choc de leur gouvernance a été tel que les successeurs décident d'effacer toutes leurs traces, de détruire toutes les archives.
Quarante deux ans plus tard, en 2062, le président Barnabé Plougastel-Castelain, né en 2019 dans ces années fantômes, décide que la France doit affronter son passé pour mieux se rassembler et organise le méga procès télévisé de la seule survivante - la Sybille -, et du "Grand Blanc", pour une séance d'exorcisme, et l'un de ces pardons collectifs et lisses dont la France raffole depuis la Seconde guerre mondiale.
"La vérité hors de portée. Jusqu'ici pour nous tous, aînés, post-intégrés, enfants de l'avant, du pendant ou de l'après Grand Blanc. Des pages de notre histoire arrachées et brûlées, des chapitres de l'histoire de France, mais il n'y a pas que les archives qui ont été incinérées. Dans nos propres journaux intimes, nos albums de famille. Partout, autour de nous, en nous, il manque des photos et des pages, il manque trois ans de vie et de souvenirs." (page 11)
Complètement maboules, ces bonnes femmes
On ne vous dévoilera pas ici ce que fut ce Grand Blanc, ce qu'il advint de si terrible et chaotique - la tension du suspens est l'une des composantes indispensables à la dégustation de ce roman. Sachez seulement que l'espoir se transforme en dystopie (utopie négative) lorsque la vengeance et la rivalité prennent le pas sur la "sororité" et la connivence. Ce que la Sybille, lors d'une audience, résume ainsi : "Les femmes ne devenaient pas lucides au contact de la lumière. D'une manière ou d'une autre, la vérité leur faisait fondre une partie des neurones, altérant leur jugement et le nom de leur ennemi." Même pour une devineresse, les choses sont parfois imprévisibles, parce que "complètement maboules, ces bonnes femmes." (page 237)
Dans ce récit presque exclusivement au féminin, Chloé Delaume nous invite à nous réapproprier les personnages, à nous projeter dans ces divinités aux noms un peu oubliés et que l'on a envie de réciter encore et encore : Athena, Hera, Hestia, Demeter, Artemis, Aphrodite.
Et surtout la Sybille, la survivante, l'accusée, celle qui voit tout, parle mais n'est pas vraiment écoutée et souvent très mal interprétée. Comme Cassandre, comme les artistes ou comme l'écrivaine Chloé Delaume elle-même.
Si les hommes restent en arrière plan, un peu ridicules, les humaines ne sont pourtant pas épargnées. Comme cette terrifiante et ridicule Marjolaine Pithiviers, journaliste d'une chaîne d'information en continu, chargée de suivre le procès en direct depuis le tribunal, tout en assurant la promotion des produits dérivés et en animant des jeux interactifs liés à cet événement... Nous sommes en 2062, et il y a bien longtemps que l'infotainment n'a plus de limite.
Dans l'entretien qu'elle nous a accordé, Chloé Delaume revient sur l'écriture au féminin (les écrivaines ont investi en nombre et en force la littérature en ce début du 21ème siècle, en témoigne la rentrée littéraire 2016). Tout en refusant la "féminitude", ou l'âme féminine, elle affirme que "l'utérus a une parole". "Il ne s'agit pas d'une forme de sensibilité mais surtout d'où on parle. En tant que femme ce 'd'où on parle' sera toujours très différent, avec une gestion de la colère, de l'émotion, qui ne se manifestera pas forcément dans une forme stylistique particulière…"
Elle insiste sur la sororité qui permettrait de "faire pêter le plafond de verre". La romancière témoigne aussi de l'actualité, du débat sur la prostitution, ou des jeux politiques à l'approche de la présidentielle du printemps 2017.
"Dans la période actuelle, n'importe quelle sorcière qui tomberait du plafond, ce serait toujours plus rassurant que Sarkozy ou Juppé. Et peut-être un peu plus revigorant que de regarder du côté d'Arnaud Montebourg."
Elle parle de sa démarche de romancière, de ses personnages, de la Sybille, de Lilith, la première femme avant Eve - et surtout la première féministe -, et de ce "premier roman", après une oeuvre déroulée jusque là à l'aune de l'autofiction.
Après une enfance au Liban, elle est témoin à 10 ans, en France, du meurtre de sa mère par son père, puis du suicide de ce dernier, un drame relaté dans son deuxième livre "Le cri du sablier", récompensé par le prix Décembre en 2001. Chloé Delaume (pseudonyme emprunté à L'écume des jours de Boris Vian) est l'auteure d'une production littéraire abondante, hantée par cette tragédie, construite autour d'une écriture puissante, expérimentale, avec des détours par la performance et la musique.
Pour en savoir plus, aller sur son site http://www.chloedelaume.net/ ici
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