Fil d'Ariane
Le directeur général de Pathé pour le Royaume Uni, producteur exécutif du film aux côtés de Faye Ward et d’Alison Owen, dit avoir investi dans « Les Suffragettes » à cause du caractère impérieux et viscéral de l’histoire qui y est traitée, sorte de rappel brutal des renoncements auxquels les femmes suffragistes ont consenti et du chemin qu’il reste à parcourir pour atteindre l’égalité.
Fiction narrative d’une pertinence totale, le film s’inspire de faits réels intervenus à Londres en 1912 et 1913. Il pose la question qui devrait être lancinante pour toutes les féministes : pourquoi l’égalité entre les sexes a-t-elle, jusqu’à présent, si peu inspiré les scénaristes et les réalisateurs, là où la dénonciation de l’esclavage et de l’apartheid continue à donner lieu à de nombreux longs métrages et est vécue comme une cause que plus personne n’oserait contester…
La connotation péjorative du mot « suffragette », inventé au début du siècle par la presse britannique, n’a en effet pas disparu : ce long métrage éminemment populaire devrait commencer par le réhabiliter. Totalement. Il est signé Sarah Gavron, 45 ans, à qui l'on doit "Rendez-vous à Brick Lane", récit du parcours difficile d'une immigrée venue du Bangladesh à Londres pour retrouver un mari âgé et inconnu. Sarah Gavron a peut-être hérité sa fibre sociale de ses parents, millionnaires, mais de gauche, en particulier de sa mère très engagée dans le parti travailliste.
« Les Suffragettes » retrace l’incroyable épopée menée par des bataillons de femmes issues de tous les milieux sociaux, muées par la seule force ou plutôt l’inertie des choses - après 50 ans de revendications pacifistes - en militantes, en combattantes, en résistantes. Leur objectif : que leurs semblables, et tout particulièrement leurs filles, puissent un jour exercer pleinement leurs droits. Certes le droit de vote est ici au centre des préoccupations. Mais aussi l’autorité parentale qu’elles entendent partager avec leurs maris, la libre disposition de leurs biens, le droit de demander le divorce, l’accès à toutes les formations, à tous les métiers. Et, enfin, la perception d’un salaire identique à celui de leurs compagnons, ce qui comme chacun sait est loin, encore aujourd’hui, d’être gagné.
Le personnage principal de Maud, incarné par Carey Mulligan (vue dans « Loin de la foule déchainée », autre film britannique dédiée à une femme libre), sert ici de fil conducteur : cette jeune mère douce et intense, ouvrière depuis l’âge de 7 ans dans une blanchisserie industrielle, sorte de lieu d’esclavage moderne, va peu à peu s’ouvrir à l’action politique. Témoigner des conditions de travail devant une commission parlementaire aux Communes. Participer aux réunions clandestines accueillies dans des caves, des églises, et y contribuer à définir la stratégie du mouvement. S’interroger sur l’utilité de la radicalité, qui conduit les plus téméraires d’entre les suffragettes à « canarder » des vitrines, à faire exploser des boîtes postales, à saboter des lignes télégraphiques, avec l’espoir d’attirer l’attention d’une classe politique et d’une presse qui, après les sarcasmes ou l’écoute polie, devront finalement se rendre à l’évidence : on ne fait pas taire la moitié d’une nation !
Maud sera de plus en plus convaincue de la justesse de "sa" cause, et elle le paiera au prix fort.
Oui nous enfreignons les lois de ce pays, mais nous préfèrerions les écrire, ces lois
Emmeline Pankhurst
Avec ses deux principales compagnes, la pharmacienne, Edith, jouée par Helena Bonham Carter (dont le grand père n’était autre que le Premier Ministre de l’époque, principal ennemi des suffragettes !), et une ouvrière investie dans la lutte, Violet, incarnée par Anne Marie Duff, Maud constitue le noyau d’un trio très attachant. Le spectateur est conduit à partager sa ferveur à l’endroit d’Emmeline Pankhurst, d’autant que c’est Meryl Streep qui apporte à la leader historique et charismatique des suffragettes anglaises, son immense talent et sa conviction.
D’autres personnages réels traversent le film, en ont inspiré certaines figures marquantes ou ont simplement nourri la réflexion des actrices : on citera le ministre David Lloyd George qui fait auditionner des femmes sur leurs motivations à obtenir le droit de vote, pour le leur refuser au final par discipline gouvernementale et se voir accuser d’avoir organisé une mascarade ; il y a aussi Edith Garrud, qui enseigna notamment le ‘self défense’ à ses « sœurs », ou Hannah Mitchell qui deviendra ensuite une figure de proue du Parti Travailliste. Et bien évidemment Emily Wilding Davison. Natalie Press a le profil idéal pour incarner cette jeune femme, auteure d’un acte désespéré et qui entend brandir le drapeau de la cause devant la presse internationale, au cœur même d’une compétition hippique à laquelle participe le Roi Georges V en personne. Sa mort, son sacrifice probable, intervenant en finale du film, est l’événement charnière qui a réveillé, en juin 1913, dans tout le Royaume Uni, la ferveur populaire et qui a déclenché un total revirement dans l’opinion publique en faveur des suffragettes.
Déjà en 1908, à l’initiative de la WSPU (Women’s Social and Political Union – Union sociale et politique des femmes) créée par Emmeline Pankhurst et ses filles, Londres avait rassemblé 300 000 curieux pour voir défiler une mémorable manifestation de suffragettes originaires de 70 villes et s’égrenant sur 6 kilomètres dans la capitale. Ici les funérailles, d’Emily seront suivies par des centaines de milliers de femmes habillées aux couleurs des suffragettes, le violet, le vert et le blanc. Elles demeurent, à ce jour, la plus grande manifestation qui se soit jamais déroulée dans la capitale britannique, et ont été à l’origine d’une catharsis de même nature que les obsèques de Martin Luther King à Atlanta ou encore du célèbre syndicaliste Joe Hill à Chicago.
Le film est nourri de nombreuses lectures : journaux intimes d’époque et mémoires inédits de plusieurs protagonistes, rapports de police, recherches universitaires.
Abi Morgan (la scénariste de « La dame de Fer », film biographique sur Margaret Thatcher réalisé par la cinéaste Phyllida Lloyd) y a puisé la matière de dialogues parfaitement efficaces. Elle a fourni à toutes les actrices, tous les acteurs des éléments qui, à les écouter, les ont galvanisés.
La construction du scénario des « Suffragettes » tient de l’alchimie des grandes épopées : elle se tisse entre scènes d’action haletantes filmées avec de nombreux gros plans qui font penser à la « Rosetta » des Frères Dardenne, scènes de travail rendues grâce à des contre-plongées très puissantes qui exacerbent le caractère harassant de la vie ouvrière de l’époque, ou encore moments de tendresse familiale, de complicité militante entre les femmes, moments aussi d’arrestations arbitraires et de détention dans un contexte qui ne reconnaît pas aux suffragettes le droit d’être considérées comme des prisonnières politiques et où la police recommande aux maris de « corriger » leurs épouses à leur sortie de prison...
Le travail du musicien français Alexandre Desplat participe de cette efficacité. Au-delà de la reprise de « La Marche des femmes », hymne historique du mouvement (comme l’a été, en cette même année 1912, la célébrissime chanson des femmes grévistes de Boston, « Bread and Roses », reprise par Joan Baez notamment) sa composition s’inspire entre autres d’un battement de cœur qui sous-tend l’émotion suscitée par quelques-uns des moments charnières du film (on lui doit aussi la musique oscarisée de « The Grand Budapest Hotel » de Wes Anderson, ou celle de « De battre mon cœur s’est arrêté » de Jacques Audiard, qui lui valut son premier César).
Aux côtés du casting féminin du film, on retiendra aussi le portrait tout en nuance de l’inspecteur de police, interprété par Brendan Gleeson. Venu initier ses collègues de Scotland Yard à l’usage tout nouveau d’appareils "reflex" comme outils de filature et de surveillance, déjà en usage auprès des nationalistes irlandais, il évoluera, au fil de l’intrigue, de l’inflexibilité légaliste à la prise de conscience de l’inanité de la loi, et cela au contact des femmes…
L’équipe a réussi à filmer l’essentiel des scènes en milieu authentique : les Chambres des Communes, à Westminster, ont pour la première fois ouvert leurs portes à un tournage. Des rues de Londres aux belles maisons Regency ont été mobilisées : un vrai défi pour les tournages, à boucler en 24 heures maximum pour ne pas entraver davantage la vie des habitants. Des sites industriels campent les quartiers ouvriers de l’East End dont on sait qu’ils ont été détruits par les raids de la Luftwaffe pendant le Seconde Guerre. Des églises, des maisons de maître ont permis de reconstituer des situations plus vraies que nature, jusqu’au siège de la WSPU. Le Royal Windsor Racecourse, quant à lui, abrite la scène finale du Derby d’Epsom, avec ses 330 figurants et ses 15 chevaux de course.
« Les Suffragettes » a tous les ingrédients d’un film populaire de qualité et d’un film militant. Loin du manichéisme, il donne à voir toute la richesse et la complexité des êtres. Celle des hommes dont certains sont loin d’être insensibles à la cause des femmes malgré la pression sociale insistante. Celle des femmes dont certaines sont hostiles ou indifférentes à la cause des suffragettes. Un phénomène qui, s’il était jugulé une fois pour toutes, faciliterait fondamentalement la stratégie féministe.
La Première guerre mondiale interrompra les avancées obtenues par le mouvement. Les suffragettes auront à cœur de contribuer à l’effort de guerre, à se montrer dignes d’être des citoyennes à part entière, à œuvrer au redressement économique de leurs pays au sein des usines, des hôpitaux, des administration, souvent dans des fonctions de substitution aux hommes (partis au Front, morts, blessés). En prenant cette place, les femmes amorcent un mouvement irréversible vers leur émancipation, et au sortir du conflit, le droit de vote leur sera acquis partiellement aux élections législatives en 1918, à celles de plus de 30 ans et propriétaires. Une première étape sur la route du Suffrage Universel.
> Double anniversaire pour le droit de vote des femmes en France
> Petite histoire de la condition féminine, à travers les époques et les continents