Fil d'Ariane
Ecrit comme un polar, il entraîne les lecteurs de Paris à Poona (côte Ouest) et Lucknow (Nord Est) et , des années 1950 à l'aube du 21ème siècle. Une fresque familiale organisée autour de trois personnages de femmes, fortes, puissantes, irritantes, ennemies, mère et soeurs, mais aussi de deux hommes, sûrs d'eux, tyranniques et égoïstes, un père et un amant. On y rencontre des sévices domestiques, l'inceste, le suicide, mais aussi des violences sociales, entre les castes en Inde, entre élites et gens de peu en France, autres castes, moins définies mais tout autant réelles…
L'histoire donc - l'anticolonialisme, le communisme, le consumérisme -, mais aussi l'ombre de la maladie planent sur l'écriture vive de Vaiju Naravane. Sans jamais peser sur les quelque 330 pages, ni en anglais, ni dans la traduction française. Parce que comme le philosophe palestino-américain Edward Saïd, Vaiju Naravane a puisé dans ce long compagnonnage avec la douleur et les soins, une vitalité, une force, presque une rage.
En Inde, l'évocation de cette famille dysfonctionnelle, "qui ne peut être autobiographique, et la question ne se pose pas si on me connaît", a suscité la réprobation, voire l'animosité, parce qu'elle osait écorner l'image sacrée de la cellule indienne. Des reproches, comme un écho lointain aux "Nourritures terrestres" d'André Gide (1897), qui s'achevaient par ce cri "Familles, je vous hais !". Sauf que Vaiju Naravane décrit UNE famille, fictionnelle. Sans doute les faits divers sexuels et meurtriers à répétition, qui ont entaché l'image de cette grande puissance, ont-ils échauffé les esprits, prompts à se vexer.
Le prochain roman de Vaiju Naravane aura pour cadre la cité d'une banlieue française (l'auteure a couvert avec intensité et émotion pour The Hindu les émeutes de 2005), où naît un amour interdit entre une Gujarati (une Indienne du Gujarat, Etat d’où est issu le très intégriste Premier ministre indien Narendra Modi) et un jeune Français, née dans une famille venue du Maghreb. Pour d’autres « transgressions » en vue…
Je me sens autant française que indienne. J’ai besoin des deux cultures et d’aller et venir entre les deux pays…
propos recueillis par Sylvie Braibant
Voilà une dizaine d’années, je suis tombée très gravement malade. Il a fallu m’opérer d’urgence. Deux choses se sont passées pendant cette opération. La première : j’ai vu en rêve un lac parfait. En Inde, on vénère le lac Manasarovar où le dieu Shiva est censé résider. Je suis athée, je ne crois en rien, mais malgré ça j’ai vu ce lac – et peut être n’était ce pas Manasarovar. Je n’avais qu’à entrer dans cette eau et j’allais m’y dissoudre pour atteindre le bonheur absolu. J’ai alors entendu ma propre voix qui me disait : « n’y va pas ». Devant le lac, il y avait un portail, comme ceux que l’on voit devant les squares à Paris, petit, vert, avec le signe d’interdiction aux chiens. Je me suis sentie remonter à la surface par un tunnel noir, avec les pages du calendrier qui défilaient. Quand je me suis réveillée, j’étais aux soins intensifs. Les médecins m’ont avoué que je leur avais fait très peur. Etait-ce l’effet des drogues et de l’anesthésie ? Moi aussi en me réveillant j’ai eu terriblement peur. Je comprenais que j’avais failli mourir. La mort me terrifiait. Parce que je suis mère célibataire, d’un garçon encore jeune à ce moment là. Il fallait que je reste en vie.
Ensuite, quand j’ai commencé à récupérer, en retournant à l’hôpital, j’ai littéralement « vu » la première scène de mon livre, le suicide de cette femme, qui dans le roman est mon alter ego. Il fallait que je me tue métaphoriquement pour pouvoir affronter l’idée de ma propre mortalité. J’ai franchi un pas. Et aujourd’hui, je me sens calme vis à vis de la maladie. Ca ne me dérange pas. Je sais qu’un jour, je ne parviendrai plus à la combattre. Mais pour l’instant, je suis pleine d’énergie, je me porte tout à fait bien.
Cette scène que j’ai « vue », je l’ai écrite, puis mise de côté. Après plusieurs mois, j’ai relu ce « premier » chapitre. Cela m’a entrainée vers la suite, lorsque la voisine découvre le corps. Ensuite les personnages ont surgi les uns après les autres… C’est magique la fiction.
Cela a découlé de la mort du premier chapitre, ce suicide mystérieux de Kranti. Et je trouvais stimulant de construire un va et vient entre l’Inde et la France, de faire des allers retours constants, entre la vie ici et celle en Inde, pour la découvrir là où elle a grandi…
En tant que journaliste, on a toujours l’œil un peu jauni, comme on le dit en anglais : « vous les journalistes regardez les choses avec un œil de jaunisse ». Je suis très critique envers mon pays d’origine, même si j’en reconnais les nombreux points positifs. Le livre a d’ailleurs été violemment attaqué en Inde. On me reprochait d’avoir porté atteinte à la sainte famille indienne. Mais c’est l’histoire d’une famille, dysfonctionnelle, pas de toutes les familles en Inde. Même si je pense qu’il y a maintes familles dysfonctionnelles en Inde. Comme ailleurs. Ce que l’on cherche à cacher. Malgré notre « spiritualité » tant célébrée, nous ne faisons pas exception…
Oui, c’était avant. En réalité ce qui m’a incitée à écrire sur ces violences conjugales, familiales, c’est le meurtre de l’actrice Marie Trintignant (tuée par son compagnon, le chanteur Bertrand Cantat, en Lituanie, en août 2003, ndlr). J’ai alors enquêté sur la violence contre les femmes en Europe, en France, en Espagne, et même dans la bienheureuse Suisse. Les statistiques sont effrayantes. Et la réalité m’a bouleversée. J’ai rencontré une jeune femme en France, violée par son père. Sa mère ne la protégeait pas, parce qu’elle était jalouse de sa fille ! J’ai transféré cette histoire dans mon livre. La violence contre les femmes vient aussi d’autres femmes. Avec des conflits entre les mères et les filles, entre les sœurs. Comme dans mon roman…
J’observe la société française depuis une trentaine d’années. Je vois les inégalités, les élites et leur façon de parler, les énarques et ceux qui possèdent envers ceux qui n’ont rien. Dans mes cours à Science Po (école supérieure qui mène à la politique, la finance, ou la haute fonction publique, ndlr), beaucoup de mes élèves appartiennent à une caste. Aucun enfant de plombier ou de mécanicien, mais tous nés dans la bourgeoisie, voire la diplomatie. Dotés d’un bagage culturel. L’Inde est rivée par les castes. C’est un système qui prévaut sur tous les autres. Et finalement, en France c’est pareil.
Je ne crois pas qu’on puisse trouver un pays au monde qui ne soit pas traversé par les mêmes clivages. Quand je regarde la société anglaise, elle est tout autant terrifiante.
Beaucoup de personnes m’ont posé la question. Ils se demandaient si j’avais vraiment été violée par mon père... Et pourtant, rien qu’à me voir, ils devraient deviner que c’est de la fiction. Je suis bien dans ma peau, souriante, riante, positive, battante. Si j’avais été abusée, je n’aurais pas pu être ça… Ca laisse une tâche noire qu’on ne peut pas masquer complètement.
J’ai aimé mon père, à qui je dois beaucoup, en particulier dans ma vie professionnelle. Certes, il était communiste comme dans le livre, et assez tyrannique en famille. C’est cela la fiction, prendre des choses vraies et les manipuler.
Dans la vie, il est vrai que ma sœur est devenue très hindouiste, ce que je lui reproche. Pour moi, il faut s’enfuir de la religion, de cette plaie qui mélange politique et identité : je suis hindoue donc supérieure. Cela me stupéfie de constater que deux personnes nées dans la même famille, qui ont reçu la même éducation soient si opposées, l’une si farouchement athée et l’autre si raciste envers tous ceux qui ne sont pas hindous… Dans le livre, l’une des deux soeurs s’appelle la Paix (Shanti) et l’autre la Révolution (Kranti)…
Il est vrai que notre mère était croyante et avait appris à taire sa foi, à se brider, auprès d’un mari communiste intolérant…
A Paris, comme en Inde, il y a tant de gens comme ça, pour lesquels les apparences comptent plus que tout autre chose. C’est comme une sorte de flottaison parmi le beau monde. Cette fille, mon « héroïne » est assez cynique dans sa démarche de créatrice de monde. Elle vise les nouveaux riches, les bling bling de l’Inde.
Olga est un être qui m’est très cher, même si elle n’existe pas. Mais quand j’allais à Sarajevo, pendant la guerre de Bosnie (1992 – 1995, ndlr), je descendais chez une dame qui s’appelle Zumra Bostanovic. Nous ne parlions que par signes et dessins. Elle était extraordinaire. J’ai passé l’hiver de 1992 chez elle. Les fenêtres détruites étaient obturées par du plastique, et ce qui était dehors apparaissait comme toujours flou. C’était emblématique de mon incapacité à y voir clair dans ce conflit. Zumra est devenue quelqu’un de très proche. Je l’ai accompagnée voter en tant que citoyenne Bosniaque, pour la première fois. On avait pleuré toutes les deux. Comme la Olga de mon livre est la seule à pleurer la mort de Kranti. C’est ma manière de payer ma dette à Zumra.
Peter est beau, élégant, talentueux, créatif, serviable. Et il est homosexuel. Quand on est marginal, on est obligé de développer tous ses talents pour pouvoir vivre, en famille, en société.