Elles campent sur la place Taksim d'Istanbul depuis le premier jour. Souvent en première ligne face aux policiers, jeunes, éduquées, urbaines. "Nous sommes les femmes qu'Erdogan voudrait voir rester à la maison", résume Sevi Algan, une comédienne de 37 ans. Sous les platanes du parc Gezi, adjacent à la place Taksim, le foyer de la contestation contre le pouvoir du Premier ministre islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan, elles font jeu égal avec les jeunes Turcs.
Etudiantes, employées, avocates, enseignantes, elles débattent durant des heures assises dans l'herbe, dansent et chantent et rejoignent parfois, à la nuit tombée, les supporteurs de football qui montent la garde contre une éventuelle charge des policiers antiémeutes qui ont cédé le contrôle de la place Taksim le 1er juin.
"Les femmes sont en première ligne parce qu'elles sont les premières victimes des projets d'Erdogan", explique Sevi, qui vient sur la place tous les soirs après sa pièce de théâtre.
Les droits des femmes dans le collimateur du Premier ministre Erdogan
Condition de la femme, rapport à la religion : Sevi, comme nombre de ses camarades de lutte, s'est sentie visée par le discours islamisé du leader turc. Elle énumère ses projets : d'abord limitation du droit à l'avortement, puis restrictions à l'utilisation de la pilule du lendemain, et aujourd'hui interdiction de vendre de l'alcool après 22h00.
Aucune de ces annonces n'a encore été suivie d'effet. Mais les femmes de Taksim ont eu le sentiment que le gouvernement cherchait à réduire leurs droits et leurs libertés. Et que dans la compétition entre leur conception de la femme et celle des islamo-conservateurs, c'est l'avenir des femmes turques de demain qui se joue.
"Erdogan nous demande de faire au moins trois enfants pour soutenir la natalité. Mais de quel droit peut-il nous demander cela ? Cela ne le regarde pas", répète-t-elle. Tenante d'un islam hétérodoxe, elle se défend d'être une mauvaise musulmane, "comme le disent certains partisans de l'AKP" (Parti de la justice et du développement), le parti de M. Erdogan, au pouvoir depuis 2002.
"Je n'ai pas un rapport étroit à la religion. J'appartiens à la classe moyenne, à la petite bourgeoisie, avec des parents artistes", raconte Sevi, "petite, ma grand-mère me montrait le Coran avant de me coucher, elle me récitait un ou deux versets en arabe et en turc, mais cela s'arrêtait là".
"Nous aimons boire, discuter, mais Erdogan et les siens n'ont pas le monopole de l'islam", estime-t-elle. "Regardez la solidarité qu'il y a sur la place Taksim. C'est cela être musulman, ne pas s'endormir tant qu'on est pas certain que son voisin n'a pas eu à manger pour le dîner", assène la comédienne.
Femmes de Turquie, un modèle en soi
Après la fondation de la République en 1923, les réformes conduites par Mustafa Kemal ont largement contribué à l'émancipation de la femme. Mais si aujourd'hui, elles sont présentes en grande nombre dans les universités et le monde des affaires, elles sont toujours rares sur la scène politique.
Ces femmes ne rêvent toutefois pas forcément du modèle de la "femme occidentale". "La carrière, la réussite à tout prix ne semblent pas rendre heureuses les Occidentales. Il ne s'agit pas d'abandonner notre part de culture islamique mais juste de préserver nos droits actuels", dit Esra, une étudiante en philosophie de 21 ans.
Pour Dicle, une employée de banque de 26 ans présente dans le parc Gezi depuis le 31 mai, "le système ne peut pas changer en un jour". "Mais c'est une étape historique avant une révolution sociale", assure-t-elle. Nurcan, une comédienne de 35 ans, dont les cheveux sont retenus par un bandana rouge, peine à trouver ses mots. "C'est un moment extraordinaire", dit-elle.
"Toutes ces femmes qui dorment à la belle étoile dans le parc... et il n' y a pas eu un seul cas de harcèlement ou de vol", remarque-t-elle, "et vous savez pourquoi ? Parce que les 50% ne sont pas là", dit-elle en référence aux partisans du Premier ministre, qui répète à l'envi que son parti a été porté au Parlement par 50% des électeurs.