Fil d'Ariane
Brûlot misogyne ou célébration déjantée de la liberté sexuelle ? Succès public à sa sortie, en 1974, Les Valseuses de Bertrand Blier continue de diviser cinquante ans après, à l'heure de MeToo et du débat sur la représentation des femmes à l'écran.
Détail de l'affiche du film Les Valseuses, de Bertrand Blier, sorti en 1974.
Dès son titre, les "valseuses" étant synonyme de testicules, le film le plus connu de Bertrand Blier, disparu le 20 janvier 2025 à l'âge de 85 ans, donne le ton. Provocateur et sulfureux, ce road movie mettant en scène un trio formé par deux marginaux lubriques, incarnés par Gérard Depardieu et Patrick Dewaere, et par une jeune femme apparemment frigide, sous les traits de l'actrice Miou-Miou.
A sa sortie, en plein essor du mouvement féministe et de la libération des mœurs, le film, adapté d'un livre de Bertrand Blier paru deux ans auparavant, choque la critique. Mais le succès public est immense, avec près de 6 millions de spectateurs.
Aujourd'hui, à l'aune du mouvement #MeToo, l'oeuvre de Bertrand Blier, à commencer par Les Valseuses, est critiquée pour sa misogynie ou la façon dont il met en scène la domination masculine. D'autant que ces dernières années, certaines de ses actrices, comme Miou-Miou ou Brigitte Fossey, ont raconté avoir parfois subi son humour comme une humiliation ou une agression.
Film subversif devenu culte, Les Valseuses est marqué par cet humour graveleux. C'est dans ce film que Gérard Depardieu lâche sa célèbre tirade : "On est pas bien ? Paisibles, à la fraîche, décontractés du gland." Aujourd'hui, plusieurs répliques - "Y a bien un cul qui nous attend quelque part" ou "On bandera quand on a envie de bander" - et certaines scènes - Patrick Dewaere tétant, sous la contrainte, le sein de Brigitte Fossey dans un train - en font pour certains l'incarnation même du sexisme décomplexé qui prévalait à l'époque dans le cinéma.
Ce que Blier a réussi, c'est... à camoufler des agressions sexuelles sous le ton burlesque et le statut social des deux personnages masculins. Geneviève Sellier
Universitaire spécialiste des questions de genre, Geneviève Sellier y voit ainsi une "apologie du masculinisme dans sa forme la plus vulgaire et la plus provocante... Ce que Blier a réussi, c'est à prendre à rebours le mouvement féministe avec la figure de Miou-Miou, objet sexuel sans réaction, et de camoufler des agressions sexuelles sous le ton burlesque et le statut social des deux personnages masculins", dit-elle.
Sur France 2, en mars 2024, Brigitte Fossey avait, elle, refusé de revoir la scène du train, la qualifiant d'"horrible, horrible, horrible".
Sur le site de la Cinétek, en 2020, le réalisateur Cédric Klapisch refusait, lui, de réduire "Les Valseuses" à son machisme, pourtant indéniable selon lui. "Il y a quelque chose qui parle du plaisir féminin et qu'on ne voit pas dans beaucoup de films", expliquait-il, défendant aussi une "liberté de ton dérangeante" mais "intéressante... Ca pousse très loin l'idée de la liberté", disait-il.
Que faire d'une telle œuvre aujourd'hui ? La question s'est récemment posée avec Le Dernier Tango à Paris que la Cinémathèque souhaitait projeter sans avertissement sur la scène figurant un viol commis par le personnage de Marlon Brando, sans le consentement de l'actrice Maria Schneider.
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Manuel Alduy, directeur du cinéma chez France Télévisions, assure qu'il faut continuer de programmer Les Valseuses, "malgré sa violence" et en dépit de son interdiction aux moins de 16 ans qui restreint sa diffusion sur les chaînes gratuites entre 22h30 et 6 heures du matin. Selon Manuel Alduy, il faut toutefois l'assortir "d'une contextualisation qui doit inclure, de façon claire, les raisons pour lesquelles aujourd'hui ce film peut choquer".
Il a ainsi été récemment diffusé sur France 5 en deuxième partie de soirée, après un documentaire consacré à l'acteur Patrick Dewaere. La chaîne payante Paris Première a, elle, annoncé qu'elle le programmerait le 29 janvier à partir de 21 heures, accompagné d'un débat intitulé : "50 ans après, faut-il envoyer valser 'Les Valseuses' ?"
Bien sûr qu'il faut diffuser Les Valseuses ! Miou-Miou
Au micro d'Europe 1, en février 2024, Miou-Miou avait évoqué le tournage chaotique du film et certaines méthodes "très humiliantes" de Blier, mais elle se montrait catégorique : "Bien sûr qu'il faut diffuser Les Valseuses".
Interrogé par Konbini en 2022, Bertrand Blier ne reniait rien de la "violence unique" qui se dégageait de son film, dans la lignée d'Orange Mécanique de Kubrick. Mais il faisait de son œuvre un instantané de "l'état d'abrutissement dans lequel se trouvent les mecs à chaque époque... C'est un film qui a été aimé ou détesté selon les cas parce que les deux pieds étaient dans le plat, le film avançait en voyou pendant une heure et demie", commentait-il aussi.
Il y a, dans ses films des trouvailles sidérantes, une exposition osée de certaines mœurs révoltantes. Gilles Jacob
"Aussi bien écrivain que cinéaste, cynique que provoquant, moraliste que blasé, Bertrand Blier aimait les femmes, mais les faisait maltraiter par ses mecs", selon Gilles Jacob, l'un des anciens présidents du Festival de Cannes. "Il y a, dans ses films, des trouvailles sidérantes, une exposition osée de certaines mœurs révoltantes, des scènes hilarantes qui frisent l'absurde et de l'émotion aussi".
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