Les Voix d'Orléans conjuguent la francophonie au féminin

Pour cette première édition, les 20 et 21 mai 2016, "Les Voix d'Orléans" déclinent la francophonie au féminin autour de ces deux thèmes : Comment les femmes pensent-elles le monde ? Comment le monde pense-t-il les femmes ? Vastes questions auxquelles tentent de répondre des femmes, et des hommes, universitaires, artistes, écrivain-es, venus du monde entier et tous francophones. Un événement dont TV5MONDE et Terriennes et sont partenaires.
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Jeanne d'Arc et les ribaudes
Les portraits de Marie-Hélène Le Ny accrochés aux grilles de l'ancienne mairie d'Orléans accompagnent les rencontres des Voix d'Orléans
© Sylvie Braibant
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C'est un fait que nul ne semble contester : Jeanne d'Arc, dite la pucelle d'Orléans, aurait entendu des voix à l'âge tendre de 17 ans, lui enjoignant de bouter hors de France les envahisseurs anglais. Ce qu'elle fit dans cette belle ville des bords de Loire le 8 mai 1429, lors d'une bataille emblématique de la guerre de cent ans, entre royaumes de France et d'Angleterre.

Des voix inspirées de Jeanne au 15ème siècle à celles du 21ème siècle, il y aurait donc un fil, celui de l'engagement des femmes. Cette guerrière est l'un des très rares personnages féminins à avoir tissé le récit national français, dont les faits d'armes sont enseignés à l'école. Un prénom connu bien au delà de l'Europe, en Afrique francophone par exemple, où il n'est pas si rare de rencontrer des citoyennes prénommées Jeanne d'Arc, comme Jeanne D’arc Girubuntu, championne rwandaise de cyclisme.

35 intellectuel-les, porte-voix de la liberté


En consacrant la première édition des Voix d'Orléans, les 20 et 21 mai 2016, à un monde pensé par et pour les femmes, les organisateurs ont sans doute aussi voulu rappeler que l'histoire, si oublieuse du "deuxième sexe", n'est pas faite que par les hommes. Deux après-midi de rencontres entre 35 intellectuel-les de 16 pays - rassemblées par  Sophie Ferkatadji, directrice de la Culture de la ville d'Orléans, et ses équipes -, universitaires, artistes, écrivain-es, en particulier du sud de l'Europe, du bassin méditerranéen et d'Afrique, ne sont certes pas de trop pour faire avancer les droits des femmes si malmenés sous toutes les latitudes en ce début de 21ème siècle...
 

En avançant vers l'ancien évêché qui accueille les rencontres, on croise des portraits de femmes saisis par l'artiste Marie- Hélène Le Ny accrochés sur les murs de cette ville où l'on parle plus de 100 langues et dont le maire Olivier Carré, un passionné de Victor Hugo, explique pourquoi il a voulu ces rencontres : "Après les attentats de janvier et novembre 2015, les réactions les plus motivées et les plus sincères sont venues d'intellectuels francophones, de Libye, de Tunisie, d'Egypte."
 
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Lorsque La linguiste Henriette Walter achève de jongler avec les mots lors de la conférence inaugurale, les questions fusent et l'on apprend que "la règle de proximité s'appliquait jusqu'au 17ème siècle : l'adjectif s'accordait avec le nom commun le plus proche. L'académie française y mit fin dès sa création." Jusqu'à ces interdits, on pouvait dire et écrire que des chiens, des loups et des poules étaient belles, le mot au féminin étant le plus proche de l'adjectif.

Nous avons rencontré une juriste camerounaise, une poétesse franco-roumaine et une philosophe française, trois avocates d'une langue puissante, indissociable pour elles de la défense des droits et de l'émancipation des femmes. Elles nous invitent, avec des nuances, à penser le monde selon les femmes....
 
Linda Maria Baros, poétesse
Linda Maria Baros : "Aujourd'hui, on n'est pas poétesse, on est poète. Une femme est poète."
© Sylvie Braibant

La poésie sert à faire face au chaos du monde
Linda Maria Baros, poétesse franco-roumaine

Les poèmes de Linda Maria Baros ont été publiés dans 25 pays. Née à Bucarest, installée depuis des années en France, elle exerce ses talents comme poètesse,  dramaturge, essayiste et traductrice du français et du roumain. Elle écrit dans une langue comme dans l'autre, mais aujourd'hui singulièrement en français - Le Livre de signes et d’ombres – 2004, La Maison en lames de rasoir – 2006 -, oeuvres pour lesquelles elle a reçu nombre de récompenses.

Que peut la poésie pour les femmes ?

LMB : Je pense que la poésie fait et défait, généralement parlant, le noeud de la langue. Et à travers la langue, elle fait et défait nécessairement aussi le noeud de la vie, de la condition humaine. Par conséquent, qu'il s'agisse de femmes, d'hommes, la poésie est là pour faire et défaire d'une certaine manière notre monde.

Pensez vous qu'il y a une langue poétique féminine spécifique ?

LMB : Est-ce qu'il y a une langue poétique masculine ? Je pense qu'il y a une langue tout court qu'on façonne pour qu'elle devienne poétique. Je pense aussi, pour réactiver un lieu commun, que la poésie est absolument partout. Que tout relève de la poésie : la vie de tous les jours, un geste tout à fait simple, un enfant qui joue dans un parc est magnifique, tout comme des hommes qui s'enfoncent des clous dans la tête, tout ça relève de la poésie.

Pourtant les poétesses ont été exclues de la poésie, alors qu'elles sont là depuis toujours…

LMB : C'est vrai que par exemple lors d'une édition du printemps de la poésie, appelé le printemps des femmes, on a évoqué cette poésie "minorée". Je pense que ce n'est plus le cas aujourd'hui. Je pense qu'aujourd'hui, on n'est pas poétesse, on est poète. Une femme est poète.
 

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Vous venez d'un pays, la Roumanie, qui a connu une histoire agitée et tragique au 20ème siècle. Que peuvent les mots, la poésie face aux chaos du monde ?

LMB : Lorsqu'on me demande de définir la poésie, j'ai l'habitude de dire qu'elle fait déterrer des couches fossiles de l'âme humaine, la tornade du premier battement de coeur. Si on arrive vraiment à déterrer cette force extraordinaire, grâce à la poésie, c'est qu'elle sert justement à faire face au chaos que vous évoquez.

Dans quelle langue écrivez-vous ?

LMB : Je n'ai écrit que deux recueils de poèmes en roumain. Depuis de nombreuses années, presque 15 ans, je n'écris qu'en français. Je me consacre depuis 2003 entièrement à la langue française comme langue de création. Depuis, j'ai publié trois nouveaux recueils et un quatrième est sur le point de sortir. Il s'agit de vivre avant toute chose une extraordinaire aventure. On ne vient pas au monde, une langue collée au front. Par conséquent, on a cette chance formidable de pouvoir choisir. Et peut-être même pas de choisir, mais de pouvoir conjuguer, dans la création, la langue française et quelque chose qui se cache là en filigrane et qui vient d'ailleurs. Et en réalité, c'est bien cette conjugaison, cet entremêlement que je définirais comme l'essence même de cette aventure de la francophonie.

SDF

Les vieux, les grands enfants de la ville rampent à plat ventre,
          ils entrent dans leur maison de carton, sur les trottoirs,
          et grouillent dans les recoins,
          comme s’ils voulaient déjà se faire une place sous
                                                             la terre.
Ils se traînent sur une bouche de canalisation embuée
(c’est ainsi qu’ils renforcent leurs liens avec les profondeurs),
          comme des poules géantes
          qui couvent leurs fleurs, la moisissure.

Les grands, les vieux enfants de la ville rampent à plat ventre
          et crachent dans le whitman de la rue
                                                    comme dans une soupe.

Le dieu des canalisations les enveloppe
          soigneusement dans un nuage, comme des anges.

(poème de Linda Maria Baros, tiré de L’autoroute A4 et autres poèmes, Cheyne éditeur, 2009)

Rachel Claire Okani, juriste
Rachel Claire Okani, juriste : " Le droit ne peut rien à lui tout seul sans des personnes pour bien le comprendre et l'appliquer."
© Sylvie Braibant

Le problème avec le droit, c'est que les textes sont là mais ce qui est compliqué c'est leur mise en oeuvre
Rachel Claire Okani, juriste, Cameroun

Rachel Claire Okani est une juriste respectée. Elle enseigne le droit à la Faculté des Sciences Juridiques de l'Université de Yaoundé II au Cameroun, dont elle est aussi vice-doyenne. Elle est polyglotte, et navigue entre les langues camerounaises (dans leur diversité), française, anglaise et allemande. Elle a également officié aux Nations-Unies. Une carrière brillante qui ne l'a pas empêchée d'être mère de famille.

Que peut le droit pour les femmes ?

RCO : N'eut été le droit, les femmes en général et en particulier les Africaines, seraient encore désavantagées. Mais je voudrais apporter la nuance suivante : l'interprétation sur les droits des femmes n'a pas toujours été idoine vis-à-vis de la tradition parce que à ce niveau, il y a polémique. La femme africaine a souvent eu beaucoup de droits mais qui étaient tus parce que si on dit qu'elle a beaucoup de privilèges sous l'oreiller, aujourd'hui tout le monde a envie d'être officiellement reconnue. Le droit a beaucoup aidé la femme à sortir de ces sentiers battus, à lui donner ce statut que certaines avaient peu-être auparavant et dont toutes peuvent se prévaloir aujourd'hui.

Mais si on pense à l'excision, beaucoup de pays l'interdisent par la loi, et pourtant elle y est toujours pratiquée… Le droit est donc inefficace…

RCO : Vous touchez à la question de l'intégrité physique des femmes. Il y l'intégrité physique et morale. Et là, ça touche au plus profond l'intimité de la femme. Ca concerne la sexualité, comme toutes les mutilations génitales féminines. Le problème avec le droit, c'est que les textes sont là mais ce qui est compliqué c'est leur mise en oeuvre. Il faut des mesures d'accompagnement. Parmi ces exciseuses, beaucoup ont déjà compris qu'il ne faut plus agresser les femmes sous prétexte de contrôler leur sexualité, sans compter les complications sanitaires. Mais pour elles, c'est un problème de subsistance. La plupart sont prêtes à jeter leurs couteaux mais elles demandent : et maintenant, qu'est-ce que nous faisons ? Il y a des mesures d'accompagnement mais je crois qu'il faut aussi expliquer à la population, aux exciseuses comme à beaucoup de femmes qui continuent à penser que l'excision est une bonne chose, qu'il faut changer. Les autorités, avec la loi, font ce qu'elles peuvent mais il faut que les femmes qui pratiquent l'excision comprennent que même sans mesures d'accompagnement, elles peuvent faire autre chose.
                        

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Le droit anglo-saxon dans ces cas-là n'est-il pas plus pragmatique que celui issu de la tradition juridique française ?

RCO : Le droit anglais repose sur la casuistique ; le français sur le code civil. Mais en réalité, ce qui compte ce sont les personnes qui l'appliquent. Les praticiens comptent plus que les textes. Comment on conçoit la loi, comment on l'applique. Ce qui compte c'est la compréhension de ces textes. Le droit ne peut rien à lui tout seul sans des personnes pour bien le comprendre et l'appliquer.
 

Isabelle Krier, philosophe
Isabelle Krier, philosophe : "Il est important de faire savoir qu'il y a beaucoup plus de femmes philosophes qu'on ne le croit, de rendre visible leur travail, d'encourager à les lire."
© Sylvie Braibant

Il est très important de rendre à la langue sa mixité
Isabelle Krier, philosophe

Isabelle Krier est professeure de philosophie au lycée Voltaire d’Orléans La Source et docteure en philosophie, spécialiste du scepticisme moderne et de Montaigne dont elle affirme qu'il fut féministe sans le savoir (voir son livre "Montaigne et le genre instable", Classique Garnier, 2015). La question de la différence des sexes et du genre dans l’histoire de la philosophie occidentale traverse ses recherches et essais. Elle a codirigé avec Jamal Eddine El Hani un ouvrage collectif , "Le Féminin en miroir entre Orient et Occident", sur l’image et le statut des femmes au Maroc et en France.

Que peut la philosophie pour les femmes ? Ne les a-t-elle pas exclues de son histoire ?

IK : Il y a déjà un problème d'"invisibilisation" du travail des femmes dans la philosophie. Dans les programmes d'enseignement, on étudie uniquement des hommes alors qu'il y a des philosophes femmes très importantes, depuis l'antiquité, jusqu'à la renaissance et dans la modernité. Quant à la question sur ce que peut la philosophie pour les femmes, elle peut aider à réfléchir à la question de la domination. Pour faire bouger les mentalités, il faut aller à la racine des préjugés. Il y a toute une construction culturelle qui pose le caractère hiérarchique de la différence des sexes, et qu'ont soutenue nombre de philosophes. Il faut aussi connaître cette misogynie des philosophes. Et puis, il y a des pensées plus minoritaires qui sont des pensées de l'égalité. Et il est important de faire savoir qu'il y a beaucoup plus de femmes philosophes qu'on ne le croit, de rendre visible leur travail, d'encourager à les lire.

N'y a-t-il pas un problème de langue. La langue anglaise, plus que le français, par exemple, n'a-t-elle pas permis à plus de femmes de trouver leur place comme philosophes ?

IK : Il y a déjà le caractère institué de notre langue, avec cette règle du masculin qui l'emporte sur le féminin, une pratique instituée à partir du 17ème siècle. Au 16ème siècle, on accordait l'adjectif avec le mot précédant le plus proche. On écrivait "les hommes et les femmes sont belles". Si on veut changer les mentalités, il est très important de rendre à sa langue sa mixité et de lutter contre le sexisme de la langue française.
 

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Vous qui avez étudié le statut des femmes entre Orient et Occident, y a-t-il  tant de différences ?

IK : Lors de ce colloque à Rabat au Maroc en 2005, avec des philosophes, des sociologues, des psychanalystes, etc, nous avons montré qu'il y a des rapprochements importants autour de l'invisibilisation des femmes, de la domination, de leurs rôles. Sans doute le droit est en avance en Europe, mais la domination masculine s'exerce dans les faits, en France par exemple. On est loin de la parité dans beaucoup de domaines. Il y a un combat commun à mener. Il y a ce que j'appelle un cosmopolitisme des femmes tant les combats sont proches et les vécus pas si lointains.

En quoi Montaigne était-il si féministe ?

IK : Montaigne sortirait de sa tombe si on l'enfermait dans une cause ! Oui il y a une forme d'émancipation chez Montaigne, mais compliquée, parce que c'est un féminisme de l'ironie : il reprend des terribles préjugés à son compte en faisant semblant de les assumer pour les déconstruire. Une démarche compliquée qui exige des lecteurs très attentifs pour le comprendre. Il n'est pas ouvertement militant parce qu'il préfère la liberté à la militance...

Les ribaudes poursuivies par Jeanne d'Arc
Une image peu connue de Jeanne d'Arc poursuivant des ribaudes, prostituées qui étaient "enrôlées" pour "satisfaire" les besoins des soldats lors de la guerre de cent ans entre la France et l'Angleterre... Par hasard, Montaigne passera par Domremy, le village natal de Jeanne, en 1580, plus d'un siècle après la mort de la cheffe de guerre...
Miniature du 15ème siècle, BNF