Lesbiennes et issues de l’immigration : femmes en quête de visibilité

Longtemps absentes des débats publics en France, les lesbiennes issues de l’immigration sont de plus en plus nombreuses à faire entendre leurs voix dans les milieux associatifs, culturels et universitaires. Portées par des figures militantes et intellectuelles, les études sociologiques et productions artistiques qui leur sont consacrées suscitent un intérêt croissant. Entretien avec la chercheuse Salima Amari.
 
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manifestante lgbt

Manifestante lors de la journée des fiertés LGBT, Pampelune, Espagne, le 28 juin 2018. 

©AP Photo/Alvaro Barrientos
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Professeure de sociologie à l’université de Lausanne, Salima Amari est la première francophone à avoir consacré un long travail de recherche en thèse à l’université de Paris 8 sur les lesbiennes maghrébines migrantes et d’ascendance maghrébine en France. Elle revient sur les études consacrées aux lesbiennes issues de l’immigration et aux difficultés auxquelles elles sont confrontées, mais aussi sur la polémique suscitée par les déclarations de la jeune autrice musulmane et lesbienne Fatima Daas sur le sujet.

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Salima Amaji à l'université de Bordeaux-Montaigne à l'occasion de la "Journée mondiale de lutte contre les discriminations homophobes", le 16 mai 2012.
Capture d'écran

TerriennesQu’est-ce qu’une lesbienne de l’immigration ? En quoi son parcours diffère-t-il de celui d’autres lesbiennes ?

Salima Amari : Tout d’abord, il n’y a pas une mais DES lesbiennes de l’immigration, parce qu’elles sont plurielles, avec des trajectoires hétérogènes. Dans mon ouvrage, il s’agit précisément de l’immigration maghrébine. Elle englobe les lesbiennes maghrébines (principalement marocaines et algériennes) migrantes et des lesbiennes nées ou arrivées très jeunes en France de parents immigrés maghrébins (essentiellement marocains et algériens).

Ce qui prédomine chez les lesbiennes d’origine maghrébine est le poids de la contrainte au mariage hétérosexuel et à la maternité.
Salima Amari

Les parcours de vie de ces lesbiennes présentent des similitudes et des divergences avec les lesbiennes appartenant à la société majoritaires (non issues des migrations récentes en France). Pour les similitudes, la question de "la contrainte à l’hétérosexualité" est clairement présente dans la société française dans son ensemble. C’est le fait que dès la socialisation primaire, les enfants, notamment les jeunes filles, sont éduqué·e·s dans l’optique de former un couple hétérosexuel, puis de fonder une famille.

Cependant, ce qui prédomine chez les lesbiennes d’origine maghrébine est le poids de la contrainte au mariage hétérosexuel et à la maternité. La majorité des enquêtées ont soulevé les rappels permanents de leurs familles à fonder des familles hétérosexuelles dans le cadre du mariage. La pression est tellement grande et permanente que la majorité d’entre elles cèdent à ces attentes. Certaines se marient, puis divorcent peu de temps après pour enfin vivre leur vie lesbienne, d’autres contractent de faux mariages avec des gays de la même origine pour avoir du répit et d’autres se retrouvent dans des "doubles vies" avec une vie hétérosexuelle d’un côté et une vie de lesbienne de l’autre.

Votre livre semble être l’un des premiers à aborder cette problématique. Comment se fait-il qu’il eut fallu attendre aussi longtemps pour voir ce sujet abordé dans les milieux universitaires ?

couv livre salima

L’ouvrage Lesbiennes de l'immigration : construction de soi et relations familiales est issu de ma thèse sur la question lesbienne en lien avec l’immigration maghrébine en France. Il me paraissait nécessaire de mettre à disposition de la communauté scientifique et du large public cet ouvrage afin de proposer un autre regard sur les femmes issues de l’immigration maghrébine en France, très souvent réduites au statut de domination et de victimisation dans un cadre hétérosexuel. Mettre en valeur le mode de vie et les pratiques sociales de ces femmes permet une meilleure compréhension de la complexité des rapports sociaux en situation d’intersectionnalité.
 
Certaines problématiques ont, pendant très longtemps en France, souffert de défaut de légitimité scientifique en sociologie. Les questions liées à la sexualité, au féminisme, au genre et au lesbianisme en font partie. Heureusement, ces quinze dernières années, un certain nombre de travaux dans ces domaines ont pu émerger et de plus en plus de jeunes chercheuses et chercheurs investissent ces sujets. Parce qu’il touche les problématiques de genre, sexualité et immigration, mon travail de recherche constitue un travail pionnier.

Faire son coming-out à sa famille, c’est le risque très fort de se retrouver dans la rue sans aucun soutien matériel.
Salima Amari

Vous abordez plusieurs sujets (sexisme, racisme, classisme, homophobie) qui sont une entrave à la construction et à l’épanouissement des lesbiennes de l’immigration. Comment comprendre cette assertion ? Ces discriminations sont-elles liées ?

Ce qui distingue également les deux populations (d’origine maghrébine et celle non issue des migrations récentes), c’est le poids des discriminations multiples dans les trajectoires lesbiennes. Faire son coming-out à sa famille a un prix. C’est le risque très fort de se retrouver dans la rue sans aucun soutien matériel. Être une femme, lesbienne et racisée sur le marché d’emploi et le marché de location immobilière en France peut avoir de lourdes conséquences en termes de discrimination et donc de vulnérabilité. Donc, oui l’imbrication des rapports sociaux de sexe, classe, "race" et sexualité fait que ces discriminations ne sont pas seulement liées mais entre-liées.

Quid du tabou dans les familles ?

Lorsqu’il y a des tabous dans les familles, il s’agit du tabou de la sexualité dans son ensemble et non seulement de l’homosexualité. Pour la majorité des lesbiennes interrogées, les questions les plus taboues ne sont pas forcément celles qu’on pense. En effet, le contrôle social et familial concerne d’abord les relations garçons/filles, hommes/femmes. Parce qu’il y a un lien avec le tabou de la virginité et le risque de grossesses en dehors du mariage, ce sont bien les relations hétérosexuelles qui sont généralement étroitement surveillées.

L’homosexualité, surtout féminine, n’est pas vraiment reconnue ni considérée. Ce constat n’est pas propre aux familles maghrébines, il est valable pour la société dans son ensemble. Pour la majorité des enquêtées, donc, il était plus facile durant leur adolescence, paradoxalement, d’envisager une relation homosexuelle qu’une relation hétérosexuelle. Lorsque la relation de couple lesbien est durable, un accord tacite semble ensuite s’imposer entre ces jeunes femmes et leurs familles.

Nous distinguons dans le livre que certaines de ces femmes, pour vivre une sexualité épanouie, choisissent de s’installer en Europe… L’exil est-il l’unique solution à la situation des lesbiennes de l’immigration ?

La question n’est pas aussi simple que cela et la réponse n’est pas aussi binaire. Pour certaines, l’exil s’impose comme une nécessité vitale, une urgence absolue à cause des différentes pressions sociales et familiales, ainsi que les risques de violences, notamment lorsque les femmes décident d’afficher et de dire leur homosexualité. Et puis, il faut rappeler que dans les pays du Maghreb, l’homosexualité est toujours pénalisée officiellement.

Pour d’autres, notamment celles qui sont issues de familles aisées, même si elles subissent elles aussi, cette "contrainte à l’hétérosexualité", c’est un choix de vie, une envie de connaître le mode de vie lesbien et homosexuel en France. D’ailleurs, certaines, après la fin de leurs études universitaires, sont retournées dans leurs pays d’origine. Cependant, ce qu’il faut noter, c’est qu’il y a de plus en plus d’espaces réels ou virtuels qui permettent aux minorités sexuelles au Maghreb de se rencontrer et de s’organiser. De l’autre côté, certaines lesbiennes "exilées" en France sont tiraillées entre le manque affectif de leurs pays natals et de leurs familles d’origine, avec les risques de violences sexistes et homophobes, et la protection relative que procure la France malgré les différents risques de discrimination.

Il y a de cela trois mois, Sarah Hegazi, une militante lesbienne, s’est suicidée au Canada où elle s’était exilée après avoir été torturée et emprisonnée en Egypte. Quel regard portez-vous sur cette affaire ?

C’est une affaire terrible qui montre le prix très fort que doivent payer certaines personnes aujourd’hui dans le monde pour pouvoir vivre pleinement leur vie. Sarah Hegazi est une militante lesbienne, féministe et communiste qui a dû affronter un monstre à plusieurs têtes en Égypte : le pouvoir militaire en place, les forces islamistes et toutes les autres forces conservatrices qui dictent les normes sociales, c’était trop pour une seule personne.

sarah hegazi

Sarah Hegazi brandissait le drapeau arc-en-ciel lors d'un concert au Caire en 2017.

Photo Twitter/Radio-Canada

Arrivée au Canada, elle a dû affronter les séquelles causées par le traumatisme de son incarcération pour avoir porté publiquement un drapeau arc-en-ciel, mais aussi les nouvelles séquelles d’un exil forcé qui l’éloigne de sa famille à laquelle elle était fortement attachée (selon ses déclarations au cours d’un entretien accordé à un média canadien). Elle aurait aimé vivre libre sur sa terre natale égyptienne, mais elle a finalement rejoint le ciel. Son flambeau sera récupéré certainement par d’autres jeunes militant·e·s égyptien·ne·s.

Les religions ont-elles une responsabilité face à la dégradation de la situation des lesbiennes issues de l'immigration ?

La religion est principalement forgée par ce que les individus en font. Les hommes de religion, qui utilisent la religion, comme un dogme dominant et conservateur, ont certainement une grande responsabilité face à la situation précaire et vulnérable des minorités sexuelles dans le monde. Ils arrivent à diffuser largement des discours que les personnes LGBTQI intériorisent eux-même pour ne pas s’accepter. Cependant lorsque les discours religieux sont portés par des personnes qui proposent d’autres lectures, plus progressistes et inclusives, les personnes LGBTQI qui souhaitent vivre sereinement avec leur identité sexuelle ou de genre et avec leur foi, trouvent des ressources spirituelles et psychologiques pour faire face à ces normes dominantes.
 

Notre dossier ► FEMMES, LE POIDS DES RELIGIONS

Très récemment sur le plateau de France Inter, Fatima Daas, une jeune romancière franco-algérienne a déclaré être dans le péché en raison de son homosexualité. Quel regard portez-vous sur ces déclarations ?

Mon regard en tant que sociologue qui a travaillé pendant de longues années sur ces questions se situe à un double niveau. Premièrement, Fatima Daas a dit tout haut dans les médias ce que j’ai déjà pu entendre (d’une manière minoritaire) durant mon enquête sociologique. Cette déclaration représente tout simplement la reproduction d’un discours religieux homophobe dominant, celui qui conçoit l’homosexualité comme un péché.

Deuxièmement, dans la déclaration de Fatima Daas, il faut aussi entendre l’affirmation publique de son identité lesbienne, ce qui est très loin d’être une évidence dans la France de 2020. Une évolution future du regard de Fatima Daas sur une meilleure conciliation de son homosexualité et de sa foi n’est pas du tout exclue.

Quel fut l’accueil réservé à votre ouvrage par les concernées ?

Salima Amari : Dans la majorité des cas, l’accueil est très salué par les concernées. Elles soulignent l’importance de se voir représentées quelque part, ici à travers un ouvrage. Certaines évoquent le fait de se sentir enfin exister : en tant que lesbienne et d’origine maghrébine. Elles sont souvent soulagées de savoir qu’elles ne sont pas seules. Certaines rencontres autour de mon ouvrage a fait même naître des collectifs et des groupes de paroles pour évoquer leurs expériences. D’autres rencontres ont donné naissance à des relations amicales et parfois des relations affectives et de couple.

Des préconisations pour faire évoluer la situation ?

Donner la possibilité à des individus qui doivent affronter plusieurs discriminations de s’organiser collectivement afin de trouver par elles/eux-mêmes les moyens et les outils pour s’émanciper d’une société multi-oppressive… et à leur rythme.