Fil d'Ariane
Tout le monde connaît Hernán Cortés et sa conquête du Mexique, mais qui a entendu parler de Malinche, l’Indienne dans l’ombre du conquistador espagnol ? "En France, il est extrêmement rare de rencontrer quelqu’un qui la connaît, explique Alicia Jaraba Abellan, linguiste et autrice de Celle qui parle, un roman graphique qui retrace les premières années de celle qui joua, pour Cortès, le rôle de médiatrice avec les peuples natifs. En Espagne, elle est davantage connue, mais elle ne fait pas figure de star non plus. Je la connaissais un peu parce que je m’intéresse beaucoup à l’histoire, mais aussi, je dois l’avouer, par le biais d’une chaîne de restaurants mexicains qui portent son nom !"
Quand son père, à son tour, est emmené par les Mexicas (nom en langue nahuatl pour désigner les Aztèques, ndlr), Malinalli se dresse contre les caciques qui ploient devant les hommes de l'empereur Moctezuma. Elle sera celle qui aura le courage de dire un mot interdit aux femmes de son époque : non ! "Refuse qu’on te fasse taire comme ta mère" : Toute sa vie, l’écho des paroles de sa grand-mère, alors qu’elle n’était qu’une petite fille, résonneront à ses oreilles.
Alicia Jaraba Abellan se défend d'une démarche féministe, mais assume une approche féminine de son personnage, abordant avec naturel des sujets intimes : "Je suis une femme qui se glisse dans la peau d'une autre femme. Au cours de sa jeunesse, Malinche est confrontée à ses menstruations, au désir des hommes, à la maternité, à l'avortement..."
Les Mayas étaient très attentifs au plaisir sexuel des femmes, en totale opposition avec les mœurs des Espagnols de l’époque.
Alicia Jaraba Abellan, autrice de Celle qui parle
Dans une scène de rapports sexuels avec le cacique à qui elle a été vendue comme esclave, Malinalli ne s’oppose pas : "Selon moi, c’était une sorte de devoir ancré", explique Alicia Jaraba Abellan.
Avec ses camarades captives, la jeune fille se moque des orgasmes du vieil homme, mais elle le laisse aussi lui donner du plaisir : "J’ai bien voulu l’imaginer aussi parce que j’ai lu que les Mayas étaient très attentifs au plaisir sexuel des femmes, en totale opposition avec les mœurs des Espagnols de l’époque, explique l'autrice. Ce n'est que quand la jeune fille est "donnée" à un Espagnol, qu'elle découvre que l’homme peut faire mal à une femme, sans même s’en préoccuper. D’autre part, les Mayas se lavaient tous les jours et se parfumaient. Les Espagnols pouvaient, quant à eux, rester sales pendant six mois ! J’ai voulu laisser transparaître le raffinement de ces civilisations-là."
Un jour apparaissent à l’horizon d'imposants navires, commandés par Hernan Cortez. En quête d’or dans le nouveau monde, l'Espagnol veut s'informer auprès des peuples natifs. Les interprètes sont donc un rouage essentiel de sa stratégie de conquête. Offerte au conquistador, Mallinalli attire son attention par ses connaissances en langues. Entre Gerónimo de Aguilar, un ancien prisonnier espagnol ayant appris le maya en captivité, et Malinalli, il a toutes les cartes en mains pour comprendre ce que disent les Indiens. D'autant que la jeune femme apprend vite suffisamment d’espagnol pour traduire sans autre intermédiaire les conversations entre Cortés et l’empereur aztèque Moctezuma.
Au-delà des mots, doña Marina aurait aussi informé Cortés des croyances et traditions locales. Un précieux atout pour qui veut contourner les difficultés inhérentes au fossé culturel entre les deux peuples. C'est grâce aux informations recueillies auprès des Mexicas que Cortés comprend "que la domination de Moctezuma était imparfaite, redoutée, voire contestée. Il sait déjà qu'il devra travailler à la désunion des peuples du Mexique," écrit l’historien Bartolomé Bennassar, cité par lhistgeobox. Malinche aurait ainsi participé à la domination rapide des Espagnols sur l'Amérique centrale.
Loin des siens, elle n'a plus sa place auprès d'aucune autre ethnie et reste auprès des Espagnols pendant les combats, comme en témoigne Bernal Diáz qui, dans ses mémoires, exprime son admiration pour son courage et son sang-froid lors de la conquête de l’empire aztèque. "Je dois reconnaître que doña Marina, bien qu'elle fût une indigène, faisait preuve d'une telle bravoure que, quoiqu'elle entendit tous les jours que les Indiens allaient nous tuer et manger notre chair avec des piments, et quoiqu'elle nous eût vus encerclés au cours de batailles récentes et qu'elle sût que nous étions tous blessés ou malades, elle ne laissait paraître aucune faiblesse mais montrait un courage plus grand que celui d'aucune autre femme."
Au XIXe siècle, au moment de l’indépendance mexicaine, certains historiens voyaient en Malinche une telle traitrise qu’ils ont forgé un mot espagnol à partir de son nom (malinchismo) pour qualifier la collaboration avec l’ennemi étranger. Aujourd’hui, pour une partie de la population mexicaine, Malinche reste l'incarnation de la trahison des peuples indigènes.
Méprisée par les Espagnols, détestée par les Mexicains, était-elle maîtresse de son destin ?
Alicia Jaraba Abellan, autrice de Celle qui parle
D’autres, en revanche, la considèrent comme la victime par excellence du choc culturel survenu au moment de la conquête espagnole. "C’est une icône féministe qui incarne la victime consentante, puisqu’elle a été plusieurs fois esclave et qu’à chaque fois elle a rebondi, elle s’est adapté pour tracer une trajectoire personnelle hallucinante, dit Hervé Richez, directeur de collection Grand Angle chez l'éditeur Bamboo.
Erigée au rang de mythe, Malinche symbolise l’opinion contradictoire du peuple mexicain sur la condition des femmes. En 1950, Octavio Paz publie El laberinto de soledad. Sous sa plume, Malinche, alias la Chingada, incarne la femme passive et violée des origines, l'emblème du mal-être mexicain. Pour l'écrivain, "doña Marina est devenue une figure qui incarne les Indiennes fascinées, violées ou séduites par les Espagnols [...] Le peuple mexicain ne pardonne pas sa trahison à Malinche..."
"Méprisée par les Espagnols, détestée par les Mexicains, était-elle maîtresse de son destin ?" songe Alicia Jaraba Abellan, autrice de Celle qui parle.
Ce qui est intéressant, c’est qu’elle apparaît comme une grande traîtresse au service des colonisateurs, mais qu'elle est aussi considérée comme la mère du Mexique moderne.
Arthur Teboul, chanteur de Feu! Chatterton
Aux yeux de tous, Malinche est perçue comme la mère du métissage et de la nation mexicaine. Et ce pour une raison très concrète : en 1522, elle donne naissance à Martín, le fils d'Hernan Cortés, premier de la lignée métisse amérindienne, mélange de sang espagnol et indien. Elle est ainsi la mère d'une nouvelle culture, fruit de la fusion forcée de deux peuples. "Qu’elle l’ait désiré ou non, le métissage fut le legs de Malinche au Mexique. Mais paradoxalement c’est aussi devenu la raison majeure pour laquelle elle est aujourd’hui vouée aux gémonies et considérée comme une traîtresse," écrit Anna Lanyon dans Malinche l'indienne : L'Autre conquête du Mexique, citée par lhistgeobox.
En 2015 le groupe Feu! Chatterton consacrait une chanson à La Malinche, dont les paroles expriment le paradoxe du personnage : la trahison et la mère de la nation mexicaine moderne. "Ça raconte l'histoire d'un jeune homme qui aurait vu sa copine partir dans un pays latin. Il l'attend à Paris et il fabule, il a peur qu'elle ait là-bas rencontré quelqu'un d'autre, qu'elle vive des aventures sans lui. Petit à petit, il se met à l'identifier à cette personne qu'est la Malinche, la maîtresse de Cortés, interprète un peu perfide pour les Mexicains parce qu'elle décide de s'allier à Cortés, l'ennemi... Ce qui est intéressant avec ce personnage, c’est qu’elle apparaît comme une grande traîtresse qui se met au service des colonisateurs, mais elle est aussi considérée comme la mère du Mexique moderne," expliquait alors le chanteur Arthur Teboul à la presse.
Maladie, meurtre ou abandon, Malinche serait morte peu de temps après mars 1528, date du dernier compte-rendu mentionnant son nom. Elle était femme dans une société misogyne, indienne dans un État contrôlé par les conquérants espagnols, ancienne esclave de surcroît. Des siècles plus tard, la petite Indienne, vivante, inexpérimentée, dépassée par les événements, s'est imposée comme le symbole identitaire mexicain par excellence, avec toutes ses contradictions.