"A l’heure où le monde accélère son expansion digitale au gré de mutations plus ou moins choisies, les filles ne doivent plus être les "laissées-pour-compte" des formidables opportunités professionnelles que cela représente", lance Marie-Pierre Badré, présidente du Centre Hubertine Auclert, lors de la restitution au Lycée Léonard de Vinci (92) d’une étude inédite réalisée sur trois ans par l’Agence Phare dans cinq lycées franciliens. Cette étude avait pour mission de comprendre pourquoi les filles désertent les filières informatique et numérique.
Car c’est bien dès l’école que tout se joue.
Or force est de constater qu’au lycée, seules 2,5% des filles choisissent le nouvel enseignement Numérique et sciences informatiques (NSI) en classe de première, contre 15% des garçons, et qu’en terminale, 1% d’entre elles ont conservé cet enseignement contre 7% des garçons. En études supérieures, seulement 11% des étudiants des écoles informatiques sont des femmes. L’égalité est donc encore loin d’être acquise, ni la mixité.
De manière générale, "nous avons constaté un désintérêt pour l’informatique de la part des lycéens et lycéennes interviewés", met en avant la sociologue Manon Réguer-Petit, directrice scientifique de l'Agence Phare qui a réalisé l’étude. Ce n’est effectivement pas parce qu’on est entouré par des outils numériques au quotidien qu’on s’y sent à l’aise ou qu’on a envie de se projeter dans ce domaine."
D’autant que l’image du geek est encore un "repoussoir" pour les filles, comme pour les garçons, ces derniers n’y voyant pas vraiment un modèle de virilité. Néanmoins, les films, les séries et les médias ont davantage popularisé la figure du hacker. Dans son palmarès des "plus célèbres hackers" (publié en 2014), le site hitek.fr dresse le portrait de huit hommes, dont Kevin Mitnick et Julian Assange. L’article ne mentionne aucune femme.
Citons-en une : l’informaticienne et lieutenant américaine Grace Hopper. "Le terme de bug, en informatique, est sorti de son imagination, c’est dire !", raconte le spécialiste des médias sociaux et enseignant à Sciences Po, Fabrice Epelboin dans son article "Où sont les hackeuses ?" (frenchweb.fr, 2016).
Surtout, Grace Hopper est à l’initiative, dans les années 1950, du premier compilateur informatique, un programme qui traduit le code source (compréhensible par les humains) en code binaire (compréhensible par les machines). Le but étant de générer un programme exécutable par un ordinateur.
Depuis les tout débuts, les femmes ont investi le domaine de l’informatique. D’Ada Lovelace à Anita Borg, en passant par Hedy Lamarr ou encore Margaret Hamilton, les pionnières nous ont légué les premiers programmes informatiques, l’atterrissage sur la Lune, le Wi-fi et le GPS. D’après Isabelle Collet, autrice du livre Les oubliées de l’informatique (éd. Le Passeur, 2019), entre 1972 et 1985, la proportion de femmes dans le domaine était même supérieure à celle de toutes les écoles d’ingénieurs.
Alors pourquoi un tel renversement ? Fabrice Epelboin pointe sa souris vers le marketing qui, à partir des années 1980 et l’arrivée des ordinateurs dans les foyers, cible davantage les hommes et les garçons, excluant de fait les femmes.
Et grâce à la magie de Twitter et de femmes journalistes et d’informaticienne sur le coup : Qui était Marion Créhange, première personne à obtenir un doctorat en informatique en France ? @lessanspagEs à vous !!! https://t.co/i8I2MUIrxj
— Isabelle Collet (@ColletIsabelle4) March 31, 2022
Quarante ans plus tard, la situation s'est améliorée en ce qui concerne l'accès des filles à l'informatique, mais des obstacles perdurent, notamment au sein du système éducatif. "Certes, les inégalités genrées sont produites dans la société, la famille, etc. Néanmoins, l’une de nos conclusions est que le lycée n’est pas un lieu neutre", note Manon Réguer-Petit avant de préciser : "Les équipes éducatives auprès desquelles nous avons enquêté ont tendance à invisibiliser les comportements sexistes, les associant souvent à ce qui serait un manque de maturité de la part des garçons."
Autre élément marquant : "Les stéréotypes de genre portés par les équipes pédagogiques impactent les choix d’orientation des élèves", ajoute Marianne Monfort, sociologue, chargée d’étude à l’Agence Phare et co-autrice de cette étude. Lors d’une séance d’orientation dans un lycée, les sociologues observent qu’une enseignante souligne la pression et la difficulté pour devenir astronaute à une jeune fille, mais ne le fait pas pour un lycéen qui ambitionne de devenir directeur du Fonds monétaire international. "Souvent ramenées à leur genre par les équipes pédagogiques, les lycéennes que nous avons suivi durant trois ans ont eu tendance à se diriger vers des métiers dits "féminins". Un processus de mise en conformité rarement questionné par la hiérarchie", rapporte l'enquête.
Il en va de même pour les rares lycéennes inscrites dans l’enseignement Numérique et sciences informatiques. "La première fois que je suis rentrée dans la salle, je me suis dit “mais en fait on n’est pas beaucoup de filles” [...] C’est bizarre qu’il y ait autant de garçons. Et puis je me suis dit “bon c’est pas grave, c’est qu’une année, je fais ce que j’ai à faire et j’ai pas besoin d’être amie avec eux", témoigne Amel, élève de première, en 2020.
Seulement, le fait d’être en minorité a des conséquences : "Les filles sont exclues des dynamiques d’échange et d’entraide qui se font entre garçons", constatent les sociologues. Un phénomène qui pèse sur leur capacité à réussir les exercices. "Tout cela mis bout à bout, les filles se retrouvent en difficulté, développent l’impression grandissante qu’elles sont incompétentes et doutent du choix qu’elles ont réalisé aux départ. D’autant que la réaction des enseignants est souvent la même : "Si les filles doutent, c’est qu’elles ne sont pas faites pour la NSI"".
"Néanmoins, il ne faut pas uniformiser trop vite ces équipes éducatives", prévient Manon Réguer-Petit. Si certains enseignants adhèrent à cette vision inégalitaire, d’autres y sont indifférents, enfin un troisième groupe en a conscience "mais se sent plutôt démuni pour y faire face". En conclusion de leur étude, les sociologues ont donc établi, avec le Centre Hubertine Auclert, une série de recommandations comme renforcer la formation des personnels sur les enjeux de sexisme et soutenir des associations qui agissent en faveur de l’accès des filles au numérique.
Elle était la première personne en France à soutenir une thèse en informatique : nous rendons hommage à Marion Créhange dans notre revue de presse d'avril.
— Images des Maths (@ImagesDesMaths) May 15, 2022
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Parmi ces associations, Femmes et Mathématiques qui, chaque année, intervient dans les lycées pour encourager les filles à se projeter et leur offrir des modèles d’identification accessibles.
Autre initiative, celle de Becomtech qui propose le programme "Jump in tech" : « Il s’agit d’une formation gratuite en milieu scolaire à destination des filles en 3e et Seconde, des classes charnières. L’enjeu : susciter leur curiosité, développer leurs compétences en informatique et croire en leurs capacités », détaille Dorothée Roch, sa fondatrice.
Le projet Wifilles s’adresse aux jeunes filles issus de milieux populaires. "Si les outils informatiques et numériques sont censés bénéficier au plus grand nombre, ce serait bien qu’une diversité de personnes composent ces secteurs", insiste Jelena Djordjevic, responsable Education au sein du Club de la Fondation Agir Contre l'Exclusion (FACE) 93 qui porte les projets Wifilles et D’clique à destination des filles et des garçons, intéressés par ces domaines. "Le genre, en Seine-Saint-Denis, n’est pas le frein principal pour accéder à ces filières, c’est aussi le fait même d’être issu de ce département. Pour cette raison, nous avons créé ce programme mixte."
Toutes les recommandations de l’étude sont complémentaires du plan d’action proposé dans le rapport "Faire de l’égalité filles-garçons une nouvelle étape dans la mise en oeuvre du lycée du XXIe siècle", remis au ministre de l’Education nationale, en juillet 2021.
Toutefois, pour qu’elles soient mises en place, "il faut s’assurer que les décisions prises aux plus hauts niveaux sont bien en faveur de la lutte contre les inégalités genrées", souligne Manon Réguer-Petit. Or le contexte politique dans lequel s’inscrit l’étude prouve que cet enjeu ne fait toujours pas consensus : la réforme du lycée mise en vigueur en 2019 est présentée comme favorisant un "baccalauréat-égalité" "sans qu’il ne soit fait mention de l’égalité filles-garçons" ; l’Education nationale a interdit en mai 2021 l’écriture inclusive ; enfin, en septembre 2020, la polémique autour de la "tenue républicaine" a été axée sur l’habillement des lycéennes comme source de distraction et facteur de risque d’agression sexuelle.
N’est-il pas temps de changer les codes ?