Fil d'Ariane
Conteuses, romancières, philosophes ou politistes, elles sont de plus en plus nombreuses à s’emparer des problématiques féministes dans leurs œuvres. De la grande romancière nigériane, Chimamanda Ngozi Adichie, devenue la porte-parole d’une nouvelle génération engagée grâce à son opuscule Nous devrions tous êtres féministes, à la conteuse lunaire et afro-futuriste Leonora Miano, ces auteures mettent en exergue, dans leurs ouvrages, des femmes puissantes, intrépides, gouailleuses et quelquefois esseulées de force pour leurs ambitions et leurs idéaux. Des femmes avides de liberté qui se dérobent à la tutelle de leur lignage, quitte à s'exposer aux courroux et affronts de la société.
Outre les convoitises d’égalité entre les genres, transparaît dans les écrits de ces femmes une réelle volonté de dépeindre autrement l’Afrique et de promouvoir dans une agréable équanimité la richesse des traditions, la multi-ethnicité des peuples, les appétences d’émancipation et surtout une autonomie par rapport à l’Occident. Une Afrique complexe et différente de celle où les heurts et la décadence abattent les idées démocratiques…
Installée en France depuis une vingtaine d'années, Charline Effah est d'origine gabonaise. Femme de lettre au style épuré à nul autre pareil, grâce à son attrait pour l'écriture épistolaire, elle demeure l’une des égéries de cette littérature novatrice questionnant les rouages du pouvoir et de la domination. Dans son dernier roman La danse de Pilar elle met en scène une femme forte qui s'émancipe de tous les maux pour parvenir à ses fins. Entretien avec Charline Effah.
Terriennes : Pourquoi écrivez-vous ?
Charline Effah : Ecrire, pour moi, c’est d’abord répondre à des questions intimes. C’est une introspection personnelle sur des questionnements qui ont finalement une résonnance avec ceux qui me lisent et donnent à mes textes une dimension plus collective, plus universelle. Pour moi, donc, écrire, c’est dire l’intime et inscrire ce discours dans des aspirations universelles. Ceux qui fréquentent mon œuvre ont souvent fait le constat que je pars des situations familiales, des individus, des personnes pour évoquer une époque et en filigrane apporter une certaine vision du monde, la mienne.
Dans Une si longue lettre de la romancière sénégalaise Mariama Bâ, les personnages principaux (Aïssatou et Ramatoulaye) s’émancipent par la lecture et l’écriture après un affront matrimonial. La littérature est-elle un vecteur d’émancipation féminine ?
La littérature est un vecteur d’émancipation tout court. C’est une ouverture sur le monde dans le sens où elle questionne nos singularités, revisite notre histoire collective tout en nous fournissant des pistes de réflexion dans notre façon d’habiter le monde.
Depuis plusieurs années, nous assistons à une reviviscence de la littérature féministe en Afrique. Ce phénomène résulte-t-il d’un besoin impérieux de rompre avec les préceptes patriarcaux ?
Ce besoin de rupture n’est pas récent. C’est l’essence même de la littérature, féministe ou pas, celle définie par la psychocritique littéraire qui énonce en substance qu’écrire, c’est tuer le père. L’écriture est un acte transgressif parce que de l’œuvre de l’auteur émerge une pensée marginale, en tout cas qui bouscule les codes établis.
Vous dépeignez dans vos livres des femmes fortes, intrépides, téméraires et maitresses de leurs destinées dans des sociétés souvent empreintes de traditions. Ce choix a-t-il toujours été une évidence ?
J’écris avec mon histoire et l’histoire des miens. Par les miens, je veux dire les femmes de mon entourage. J’ai grandi dans une famille entourée de femmes fortes. Et c’est cette idée que j’ai eue de la famille, en fait : des mères braves, mariées ou pas, mais qui assument avec brio les rôles du père et de la mère. L’une des femmes pour laquelle j’ai une grande admiration est mon arrière-grand-mère. Ce n’était pas une femme castratrice, mais je crois qu’elle avait très vite compris que la société avait surinvesti dans ce qu’on prétendait attendre de l’homme chef de famille, du mari aimant, du père responsable, du patriarche qui construit un cadre familial stable, qui anticipe, qui gère les querelles, qui nourrit sa maisonnée. Elle a compris que ça ne se passait pas toujours ainsi. Que de nombreux hommes ne se retrouvaient pas dans cette configuration et qu’entre les quatre murs, c’est l’intervention silencieuse de leurs femmes qui sauvaient leur honneur. Si certaines ont accepté d’être les cheffes de l’ombre, d’autres sont sorties de cette ombre-là pour assumer pleinement ce qu’elles étaient, mais pas dans une vision d’écorcher l’ego de leur mari. Plutôt de se dire : c’est moi qui fais tout à la maison, je n’ai pas à attribuer les lauriers de mes efforts à l’homme dont je suis l’épouse.
C’est notamment le cas dans votre dernier ouvrage ?
Oui, dans La danse de Pilar, le personnage principal est une femme décomplexée. Elle sait qui fait bouillir la marmite à la maison. Et contrairement à ce qui se fait ailleurs, elle ne laisse croire à personne que c’est son homme qui fait vivre la maisonnée. Elle ne le met pas sur un piédestal.
Quel accueil fut réservé à vos écrits par les lectorats africain et afro-européen ?
Mes textes ont un très bel accueil auprès des lectorats africain et afro-européen. Une œuvre littéraire est une histoire qui rencontre aussi l’histoire du lecteur. Et la remarque qui m’est souvent formulée, que je prends comme un compliment, est que la singularité de mes textes provient de cette ‘transgression’ dans les rapports familiaux entre les personnages. C’est comme si je touchais du doigt des questions souvent occultées par pudeur, mais des questions pourtant réelles.
Dans la parole aux négresses, son recueil construit sur des récits de femmes vivant dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, Awa Thiam interrogeait sans discrédit les rouages du patriarcat et du féminisme occidental, qu’elle juge inopportun en Afrique. Adhérez-vous à cette notion ? Pourquoi ?
Il nous faut interroger notre histoire pour y puiser les éléments constructifs de nos revendications. Il en est de même pour nos modèles politiques, entre autres. Je suis donc entièrement d’accord avec Awa Thiam.
En tant que femme de lettres et afro-européenne, quel regard portez-vous sur les tensions raciales qui sévissent à l’international depuis la mort de Georges Floyd aux États-Unis ?
Il y a des divisions raciales indéniables qui sont profondément ancrées dans la société américaine depuis sa fondation et qui, avec le temps, s’exacerbent. Elles ont une origine politique fondée sur un système inégal des traitements des citoyens selon leurs origines. Les mobilisations de milliers de personnes à travers le monde signifient une indignation collective légitime qui peut s’expliquer par le fait que le monde entier, à travers les réseaux sociaux, a vu Derek Chauvin assassiner Georges Flyod. Et cet assassinat d’un homme noir par un homme blanc a une résonnance dans les tensions sociales, elles aussi présentes dans d’autres pays comme en Australie avec le cas des Aborigènes ou en France avec les violences policières.
Ces tensions mettent-elles en exergue des discriminations que l’on croyait obsolètes ?
Il faut complètement manquer de clairvoyance pour penser que ces discriminations sont obsolètes. Ou alors se réfugier dans un déni pleutre. Parce que la réalité ne manque pas de nous rappeler, de façon récurrente, que ces violences sont un fait. En 2014, Eric Garner est assassiné à New-York, et en 2012, Trayvon Martin, pour ne citer que ces exemples-là.
Ces incidents s’inscrivent dans le même scénario immonde dans lequel un homme noir non armé est tué par un homme ou un policier blanc. Des faits qui sont un rappel de toutes les tensions et les discriminations qui sous-tendent la société américaine.