"Little go girls" : les prostituées et l'anthropologue

Eliane de Latour a consacré de nombreuses années aux "Go" de ghetto, jeunes prostituées marginales de Côte d'Ivoire. Entre l'anthropologue-photographe-cinéaste et ces damnées de la terre, la rencontre au long cours s'est transformée en un échange intime, dont le dernier maillon se révèle dans un film "Little go girls", sur les écrans français à compter du 9 mars 2016.
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Mahi-Rose, l'une de ces jeunes prostituées rencontrées par l'anthropologue-photographe-cinéaste Eliane de Latour
(©) Eliane de Latour
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Le travail d'Eliane de Latour s'inscrit dans la lignée de l'anthropologue Françoise Héritier, celle de l'étude de la "différence construite" entre féminin/masculin, femmes et hommes, une constante sous toutes les latitudes. Des recherches qui reposent avant tout sur l'échange, la rencontre, la bienveillance envers les sujets étudiés. Toutes ces qualités irradient le dernier film qu'Eliane de Latour a consacré aux Go des ghettos d'Abidjan, des très jeunes prostituées, mises au ban du monde, y compris par l'industrie de la prostitution ostensible, "classique".


Bijou, Blancho, Chata, Mahi et les autres ont fui la violence, pour basculer dans une autre. Le plus souvent, elles ont voulu quitter le chaos familial. Et elles ont trouvé celui de la rue, de la survie par la prostitution. Elles sont si exclues, qu'elles se tiennent aux marges de la ville, rejetées par les souteneurs, dans des quartiers de bidonvilles, offrant leurs "services" à d'autres pauvres, à peine moins rejetés qu'elles-mêmes.

Lorsqu'elles les a rencontrées en 2009, Eliane de Latour a vite compris que la relation qui se tissait entre elle-même et ces "filles perdues" se transformait en échange, qu'elle quittait le terrain de l'observation pour celui de l'engagement.

Eliane de Latour leur avait assuré qu'elle leur reverserait la recette des photos exposées à Paris et ailleurs. Promesse tenue. Un terrain humanitaire auquel elle n'était pas préparée, et qui lui a donné beaucoup en retour, pour ses recherches mêmes.

Engagements

Ce film est né d'un double parti pris : celui de la recherche et celui de l'aide à ces jeunes filles, afin qu'elles mènent au bout leurs rêves, leurs projets, tout ce qui les ferait sortir de l'enfer de la passe furtive et de la rue.

Elles vivent la souffrance d'être maudites dans le regard social
Eliane de Latour

Elle filme seule avec une petite caméra, son appareil photographique qu'elle a transformé. Juste l'image et le son du micro caméra... Il faudra post-synchroniser, ce qui, nous dit la cinéaste, a beaucoup amusé les demoiselles.

Ses allers-retours fréquents lui permettent de ne pas perdre le fil avec les Go et de rester au plus près de celles avec lesquelles elle partage cette expérience. Elle les filme dans leur quotidien, jusque dans leur sommeil ou leur colère. "Elles m'ont fait rentrer dans une intimité silencieuse, magnifique. Le silence est la plus belle expression des êtres qui souffrent et qui n'ont pas de mots pour le dire. (.../...) Dans mon film elles n'ont pas l'air de 'putes'."

Intimités et silences

Damnées de la terre, les Go d'Abidjan vivent dans la misère et l'exclusion absolue, même de la part des autres prostituées. "Elles sont aux dernières marches de la prostitution", et rejoignent un monde de violence, et de drogue au lieu de la liberté ou de l'émancipation qu'elles pensaient pouvoir trouver. Leurs seuls moments de bonheur, elles les trouvent avec leurs enfants, voulus, un signe de réintégration de la "normalité".

Dans cette exclusion, elles retrouvent du sens avec leurs enfants.
Eliane de Latour

Sur les 53 femmes qui ont participé au projet initial, après la guerre civile et les chaos du pays, six ont finalement pris part à la collectivité, la Casa, mise en place par la cinéaste. Sur ces six-là, finalement quatre réussiront à faire prendre forme à leur désir.

Projets

A la "Casa", les "filles" reproduisent des schémas de domination, en délaissant, au nom de l'antériorité, les tâches domestiques à des fillettes, en rupture comme elles. Elles vivent dans un "confort" qu'elles n'avaient jamais connu. Elles passent beaucoup de temps aussi devant la télévision, happées par le clinquant qui y est véhiculé.
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La lassitude, l'un des états les plus courants chez les Go, ces jeunes exclues d'Abidjan
(©) Eliane de Latour
Les recherches d'Eliane de Latour l'ont menée bien au delà de la Côte d'Ivoire, au Maroc aussi, dans les prisons pour mineures de Casablanca. Elle y a rencontré encore plus de dureté, encore plus de violences chez ces jeunes filles également en rupture totale. Sans doute parce que "les tutelles sociales et familiales y sont beaucoup plus dures."

Violences

Les hommes contrôlent les femmes depuis toujours. Et cette violence sociale conduit à d'autres violences, perpétrées en boomerang par ces jeunes fugeuses.

L'anthropologue-photographe-cinéaste dit encore qu'il faut abandonner les oeillères occidentales et les catégories traditionnelles de la prostitution pour regarder et écouter ces jeunes filles. Les professionnelles d'Abidjan ne dépendent d'aucun proxénète, et se vendent au fur et à mesure de leurs besoins. Une façon, pour chacune, de rester maîtresse de sa destinée...
 
Little go girls affiche
Little go girls, sortie en France le 9 mars 2016