Fil d'Ariane
Elle est la première femme photographe à avoir rejoint l’agence légendaire de photojournalisme, Magnum. L’Américaine Inge Morath (1923-2002) s’est formée aux côtés de Robert Capa et Henri Cartier-Bresson, avant de prendre son envol pour la France, l’Iran, la Russie ou la Chine et montrer le monde tel qu’il est.
Inge Morath, grande photographe du XXe siècle.
Tout au long de sa vie, Inge Morath va s’intéresser au quotidien d’anonymes autant qu’aux confidences d’icônes du XXe siècle.
L'oeuvre de cette photographe autrichienne, naturalisée américaine a traversé le 20e siècle, avec des photos emblématiques comme celle de Linda, le lama. Prise en 1957, A Lama in Times square est un cliché en noir et blanc qui montre cet animal passant la tête à travers la fenêtre d'un taxi new-yorkais. Plus précisemment, "Linda rentre chez elle via Broadway, elle vient de terminer une émission de télévision et jette un regard détendu sur les lumières de l'une des avenues les plus célèbres du monde", indique la légende écrite par Inge Morath.
USA. New York, NY. A Llama in Times Square. 1957
Le travail de cette photographe à la carrière, longue elle aussi, ne se résume évidemment pas qu’à Linda. Ainsi, à travers plus de 200 photographies, le musée vénitien du Palais Grimani lui rend hommage avec une vaste rétrospective qui célèbre le 100e anniversaire de la naissance d’Inge Morath. Un clin d’oeil à la relation particulière qu’entretenait la photo-reporter avec la Sérénissime puisque c’est à Venise qu’Inge découvrit son talent et choisit la photographie comme compagnon de vie, et comme profession.
Inge Morath naît à Graz, en Autriche, le 27 mai 1923. Sa première rencontre avec l’art avant-gardiste a lieu lors de l’exposition Entartete Kunst (« Art dégénéré », en allemand), organisée par le parti Nazi en 1937, qui cherchait alors à enflammer l’opinion publique contre l’art moderne. La jeune fille de quatorze ans trouve, comme elle l’écrira plus tard, ces peintures « passionnantes ». « Et je suis tombée amoureuse du Blue Horse de Franz Marc », un peintre expressionniste allemand. Seules les critiques négatives étaient autorisées pour dénigrer ce courant, « et ainsi commença une longue période de silence et de dissimulation de pensées ».
Inge Morath étudie les langues étrangères. Tant est si bien qu’elle parle couramment huit langues dont le français, l’anglais, l’espagnol, le russe et le chinois. Elle débute comme traductrice, avant de devenir journaliste puis rédactrice en cheffe d’un magazine autrichien. Sa collaboration avec le photographe et précurseur de la photographie couleur, Ernst Haas - elle écrit des articles qui accompagnent ses photos - attire l’oeil d’un certain Robert Capa qui lui propose de devenir éditrice au sein de l’agence de presse photographique Magnum qu’il vient de créer, à Paris, aux côtés d’Henri Cartier-Bresson. Nous sommes en 1947, et l’objectif d’Inge commence à se profiler…
Inge Morath, portrait à découvrir à Venise.
Le déclic survient quatre ans plus tard, « en voyage de noces, à Venise [avec son premier mari, le journaliste anglais Lionel Birch, ndlr] », raconte-t-elle dans sa biographie. Dans sa valise, un appareil photo, offert par sa mère. « Il pleuvait sur la ville. La lumière était incroyablement belle, et soudain j’en fus convaincue : quelqu’un devait la photographier. » L’éditrice appelle des photographes. Personne n’est intéressé. Capa lui rétorque : « Pourquoi tu ne prends pas une photo toi-même ?! ».
J’ai senti que j’avais trouvé mon langage dans la photographie (…) Je pouvais donner forme à une pensée. Inge Morath
Inge Morath se rend dans un magasin acheter une pellicule. Le gérant lui déconseille « par ce mauvais temps ». Mais « je les ai tous vu faire à l’agence », elle y arrivera. Le bon endroit repéré, Inge appuie sur le bouton… C’est la révélation. Après l’isolement du nazisme, « j’ai senti que j’avais trouvé mon langage dans la photographie (…) Je pouvais donner forme à une pensée ».
De retour en France, Inge Morath divorce et décide de poursuivre une carrière dans la photographie. En 1953, après avoir présenté un premier grand reportage sur les prêtres ouvriers de Paris à Capa, celui-ci l’invite à rejoindre l’agence, cette fois, en tant que photographe. Ses premières missions traitent de sujets qui n’intéressent guère « the big boys » comme immortaliser les habitants des quartiers londoniens de Soho et Mayfair. Ses photos de rue ont cette touche d’humour qui rappellent celles d’Henri Cartier-Bresson, auprès duquel la reporter se forme entre 1953 et 1954. Avant de prendre seule son envol pour peaufiner sa patte.
Inge Morath, un regard sur le XXe siècle.
Grande voyageuse, tout au long de sa carrière, Inge a réalisé des reportages photo pour des publications comme Paris Match, Vogue ou Life dans plusieurs pays : Italie, Espagne, Moyen-Orient, Amérique, Russie et Chine. Ses témoignages sur papier révèlent « sa passion pour les humains, leurs coutumes, leurs rituels et leur joie », décrit Brigitte Ollier, créatrice de la rubrique « Photographie » chez Libération, dans un article publié sur Blind. Et d’ajouter : « Ils mettent à nu les contrées traversées, isolant çà et là des paysages, des hommes et des femmes de la rue, des anonymes de toutes nationalités.
Regards échangés, dialogues esquissés, poses acceptées.
Pas de photos à la volée avec cette globe-trotteuse éprise du temps présent, qu’elle se trouve face à une famille gitane à Killorglin (Irlande), des ouvrières triant les diamants à Johannesburg (Afrique du Sud), ou des pêcheurs discutant sur la plage à Mahdia (Tunisie). »
Dancing Beduins. Iraq. 1956.
Certaines des oeuvres phares d’Inge Morath sont des portraits, y compris des images de célébrités prises entre 1955 et jusqu’à la fin de sa vie, en 2002. Parmi elles, Marilyn Monroe, rencontrée sur le tournage de son dernier film, Les Désaxés (1961). Marilyn « était surprenante car elle bougeait de façon naturelle et sophistiquée, c’était incroyable (…) Tantôt elle était drôle, tantôt si troublée, ça dépendait des jours. J’ai essayé de faire des photos d’elle où elle ne pose pas, comme celle où elle est en train de danser », raconte Inge en 2000 dans un entretien à Brigitte Ollier.
USA. Reno, NV. Marilyn Monroe on the set of “The Misfits”. 1960
Dans ses instantanés, aucun désir de traquer la star en coulisses et d’en révéler quelques écarts : Marilyn était Marilyn, et qu’elle pose ou non, Inge Morath n’était pas là pour enregistrer des potins (ou popotins).
C’est une tendre intruse avec une caméra invisible. Philip Roth
« C’est la voyeuse la plus engageante, la plus vive et apparemment la plus inoffensive que je connaisse, décrit non sans un regard admiratif l’écrivain américain Philip Roth qu’Inge Morath a photographié en 1965. Si vous êtes l’un de ses sujets, vous savez à peine que votre garde est baissée et que votre secret est enregistré jusqu’à ce qu’il soit trop tard. C’est une tendre intruse avec une caméra invisible. »
Anonymes croisés en ville ou artistes de renom, son intérêt est toujours resté fidèle à l'être humain. Avec en toute circonstance - que ce soit sur des plateaux de tournage, dans la rue ou sur des podiums de mode - et selon l’expression de John Jacob dans la postface du livre Inge Morath : On style (éd. Abrams UK, 2016), « un oeil infaillible pour la brillante théâtralité de la vie ».
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