Après la pause estivale, de retour pour mettre le nez dans les livres, les humer et les conseiller en toute partialité ! Mais oui… Car si l’abondance a marqué la période électorale avant le joli mois de mai qui nous vit aux urnes, cette abondance marque toute l’année la production littéraire hexagonale et au-delà, chez nos voisins suisses, belges et québécois. Ce modeste billet se veut donc comme un regard sur les tendances éditoriales qui, de la rentrée aux prix littéraires, des fêtes de fin d’année jusqu’aux (grandes) vacances prochaines marqueront cette saison 2012/2013. Pour affiner la sélection, c’est à la littérature de et autour des Femmes que je me consacrerai, Terriennes oblige !
Il n’est rien de dire que la thématique qui semble s’imposer en cet automne est celle de la filiation, voire de la filliation... Une filiation en rien apaisée, au contraire. Elle irrigue la veine littéraire d’un sang souvent bien noir, parfois lourd comme peut l’être le poids de la famille sur un individu, parfois revanchard à l’aune du manque d’amour ou de compréhension entre géniteurs et descendances.
Un héros, de Félicité Herzog
Grasset, 302 pages, 18 euros
L’un des récits les plus sanglants de ces « règlements à OK Corral » est « Un héros » de Félicité Herzog, fille du célèbre Maurice. L’image du héros de l’Annapurna en prend pour son grade dans ce récit, écrit fièrement à la première personne, et dédié… « A ma mère ».
La première phrase donne le ton : « Toute ma vie, j’ai été dépossédée de mon père par les femmes ». Ou comment une fille née en 1968 grandit dans une famille de nobles, en voie de décrépitude financière avec pour seul repère paternel une icône, celle du grand homme intouchable que fut l’alpiniste Maurice Herzog. Héros en ville, ogre en famille. Grand consommateur de femmes jusqu’à laisser planer le doute sur sa concupiscence pour sa propre enfant, celui qui fut résistant, ministre des sports de De Gaulle, maire de Chamonix apparaît comme le faiseur de sa propre légende, enjolivant son imagerie au mépris de la vérité.
C’est ainsi que le dépeint la narratrice, la seule fille qu’il aura dans une fratrie de quatre enfants nés de deux épouses différentes. « Aucune contestation n’était recevable, au déjeuner avec ses propres enfants comme au cours des interviews avec les journalistes. Ses récits dérivaient, au bord de l’affabulation ». Un soupçon peu amène déjà jeté à la face de la geste officielle de Herzog par certains de ses compagnons de cordée.
Si Félicité Herzog, beauté blonde ayant fui les affres familiales pour un autre univers impitoyable, la finance à Wall Street, a tiré son épingle du jeu, ce ne fut pas le cas de son frère Laurent, perdu dans sa dérive schizophrène, incapable de trouver son équilibre entre ce père absent et néanmoins nocif et une mère toute d’intelligence, incapable de gérer deux enfants terribles livrés à eux-mêmes.
La mère n'est pas épargnée
Le tableau est terrible pour Maurice Herzog mais il n’est guère plus tendre pour la figure maternelle, Marie-Pierre de Cossé-Brissac. Trop intelligente dans une époque où la liberté des femmes reste à conquérir, a fortiori dans une lignée de grands bourgeois, collabos pour certains, cette femme rétive s’émancipera par la rupture mais devra payer de son intégrité son retour au sein de la tribu. Le jour de ses 21 ans, Marie-Pierre avait franchi le Rubicon en épousant Simon Nora, un jeune résistant juif et communiste, ce qui lui vaut bannissement, sa famille étant « l’une des rares de la noblesse - aciéries du Creusot et duché d’Uzès – à ne s’être pas enjuivée » selon les mots de May, l’aïeule. Car la grand-mère de Félicité est née bâtarde à la fin d’un 19ème siècle qui ne rigole pas avec les convenances. Elle en est d’autant plus farouchement défenseure des clans familiaux, et antisémite. Ceci lié à cela, car pour défendre l’empire sidérurgique dont elle est issue, mieux valait l’Allemagne nazie et ses énormes besoins d’acier que l’occupé, les collaborateurs que les communistes.
Ce positionnement lui vaudra quelques semaines d’embastillement à la libération mais ne changera pas sa pensée. Marie-Pierre la libre-penseuse ne réintégrera la table familiale qu’après son divorce avec le juif Simon Nora et son union avec le prestigieux M. Herzog, un parti à la hauteur des espérances parentales et qu’importe que ce second mariage soit un ratage foudroyant...
Ouf, quelle famille ! Félicité et son frère Laurent n’en seront que les purs produits : violents, extrêmes dans l’amour qu’ils se portent et dans leur tentative vaine d’être à la hauteur de ces anti-modèles inégalables. Discipline sportive de fer pour les deux, vie dissolue pour elle, ascèse intellectuelle pour lui, l’hallucinante collision de leurs ego les mène au bord du précipice. Nul n’en sortira indemne mais l’un s’en sortira, l’autre pas. Si d’aucuns ont vu dans ce récit de la tendresse, j’avoue avoir eu du mal à la percevoir sous l’effroi, sous une colère froide que le temps ne semble pas avoir adouci. Ce livre-confession sera-t-il la catharsis nécessaire ? A la lecture de cette dévastation familiale, c’est tout le mal qu’on souhaite à son auteur.
Les patriarches, Anne Berest
Grasset, 316 pages, 19? euros
La filiation, c’est aussi le dada d’Anne Berest. Après la « Fille de son père », cette trentenaire publie « Les Patriarches » chez Grasset, sélectionné pour le prix Renaudot qui est attribué le 7 novembre 2012. Plus précisément la filiation empêchée par le secret familial, deux fois au centre de ses romans. Qui n’était pas la fille de son père, dans son premier livre, quel mystère entoure l’année 85 dans la vie du père dans le second Des secrets, Patrice Maisse, le père atypique des Patriarches aurait tout lieu d’en être entouré : homosexuel flamboyant, comédien à la gloire éphémère, éternel vagabond, et père de passage.
Pourtant, on sait tout ou presque de ce géniteur. Combien de fois il a fait l’amour à une femme. Combien d’enfants en sont nés : deux, la narratrice et son frère. Comment il les a trimballés de maisons en riches amants qui les entretenaient tous, avec l’accord de son étonnante compagne. « Elle aimait tout de lui, acceptait tout. C'était le père de ses enfants. Un beau père, magnifique, jeune, côtoyant les gens de la mode et les artistes. Il n'y avait qu'une seule année, où elle ne l'avait pas attendu. C'était l'année 1985 ». On sait tout de lui ou presque, à une inconnue près : que s’est-il donc passé en cette fameuse année 85 ?
Une quête initiatique
Pour savoir ce que tout le monde s’obstine à lui cacher, sa fille enquête, plonge dans le passé paternel. Sans panache mais avec obstination. Petite chose discrète, effarouchée par la vie, les hommes, son insignifiance, elle trouve sa vaillance dans son désir de savoir. D’une écriture sobre, presque désincarnée, Anne Berest retrace la quête initiatique de Denise qui, sur les traces du père, va se trouver dramatiquement. Cette plongée dans un passé que l’on devine glauque, où rodent des ombres funestes, n’est pas sans rappeler Modiano,
son excellence à restituer le côté poisseux du passé. Jusqu’aux noms des personnages. Pas un hasard peut-être lorsque l’on sait qu’Anne Berest, directrice durant 5 ans de la Revue du théâtre du Rond-Point » a adapté avec Edouard Baer « Un pedigree » de Patrick Modiano, pour le théâtre de l’Atelier. Outre les personnages de premier plan, les parents, le frère, la clé du mystère est un certain Gérard Rambert. Pont entre hier et aujourd’hui, il est celui qui peut ouvrir la porte du passé, dévoiler le mystère de l’année 1985. Le veut-il, ce survivant des années de jeunesse, héritier d’une génération étrangère à la transmission ? " Cette descendance gâtée, amoureuse d'elle-même, couvée par une génération écrasée par la guerre, n'avait pas su quoi faire de la suivante."
En l'an 1985
A mi-chemin, Les Patriarches connaît une étonnante bifurcation. Le roman entame sa deuxième période, presque une autre fiction. Le titre qui dépeignait si mal la figure paternelle, trouve d’un coup son explication. Et l’ombre tutélaire des Patriarches de confirmer le climat maléfique planant sur cette épopée. Ce n’est plus le père biologique qui guide l’enquête mais le gourou Lucien Enjelmajer. Fondateur de l’association Le Patriarche, l’homme est d’abord loué pour sa prise en charge novatrice des toxicomanes et des séropositifs, avant d’être accusé 25 ans plus tard de malversations et de violences sur des résidents et condamné par contumace.
C’est donc là dans cette antenne de l’association, que se nouent tous les fils du récit, et que se révèle sa transparence. On apprend enfin ce qui s’est passé dans la vie du père en cette mystérieuse année 1985. Quels étaient les liens entre Patrice Maisse et Gérard Rambert. Et ultimement, s’offre la réponse à la seule question qu’on ne s’était pas posée, en tout cas pas consciemment, la clé de toutes les clés. Qu’est-il en fait arrivé à Denise Maisse, la narratrice en 1985 ? Et ce dernier ressort, preuve d’une vraie rouerie d’écrivain dans ce roman plutôt atone, rebat toutes les cartes narratives. Bravo l’artiste.
Temps ensoleillé avec de fortes rafales de vent, Marie Chistine Saragosse
Ed Erick Monnier, 245 pages, 20 euros
Toujours à l’ombre des Pères mais écrit avec toute la lumière d’une voix méditerranéenne, « Temps ensoleillé avec de fortes rafales de vent » de Marie-Christine Saragosse.
On s’y plonge avec allégresse : le rythme est vif, la plume bien troussée, et petite surprise narrative, si c’est là aussi écrit à la première personne, c’est au nom… du père ! L’auteur s’en explique : son père devenu aphasique, s’est fait un jour tancé en sa présence par une aide-soignante pour avoir chuté. Elle s’est alors entendue répondre à sa place : «Ce n’est pas parce que je suis malade que je suis un imbécile. J’ai été prof de gym. J’ai juste surestimé mes forces en essayant de soulever les roues de la chaise.» A cet instant, mon père a souri ». Une transmission du père à la fille qui s’est poursuivie dans « Temps ensoleillé… », la fille se faisant la voix du père pour narrer leurs années algériennes et celles qui ont suivi.
Histoire et histoire emboîtées
Cette autobiographie romancée retrace parallèlement l’Histoire en marche de l’Algérie et la saga familiale. Un pan de vie commune pour tant de Français qui, la 2ème guerre mondiale achevée, vivent sans le savoir leurs derniers jours paisibles à Philippeville ou ailleurs. 150 000 d’entre eux quitteront quelques années plus tard la terre algérienne pour devenir des pieds-noirs, des exilés. Après l’indépendance en 1964, la famille Tolède d’abord restée au « pays » choisira le départ volontaire et s’installera à Cannes. Trop de morts, trop de violence, trop de distance entre ces peuples qui avaient vécu ensemble… Mais pas trop vite. Rien n’a encore commencé, ni la grande, ni la petite histoire !
Au début donc, Claude Tolède est un bambin photographié par un monsieur qu’il ne connaît pas, son père, soldat dans les Tirailleurs sénégalais démobilisé. Sa mère lui dit : « Comme tchu es beau mon fils ! » avec l’accent de là-bas. Après, son enfance est bien un peu chahutée entre chez Mémé qui tient le café à Constantine et la vie avec Papa-Maman, un couple infernal. Mais en 1950, Claude a 16 ans, la vraie vie s’apprête à commencer.
Les parfums de la Méditerranée
Il y a le Jazz, cette musique venue d’outre-Atlantique dans les valises des GI’s. Et le grand Amour qui s’approche sans que personne ne l’ait encore vu venir. Et aussi les plaisirs simples et partagés dans cette Algérie de l’époque, où se succèdent grands bals et parties de plage. Des grands barnums où l’on trimballe boustifaille, mobiliers, glaces à rafraichir par bateau sur des plages inaccessibles pour faire la fête 48h d’affilée. Mais en tout bien, tout honneur, attention ! Mai 68 n’est pas encore passé par là. C’est lors d’une de ces animations que Claude va rencontrer sa promise. Anne-Marie a 14 ans, l’air d’en avoir 18, des yeux de braise et les cheveux courts. Une reine qui va ravir pour toujours le cœur du « petit » Claude, 1m67 pour 60 kgs tout mouillés. La Saga des Tolède peut commencer.
Ce qui se présentait comme un roman familial bien enlevé rencontre dès la 31ème page les « événements » algériens. Le 20 août 1955, le FLN commémore à sa manière la déposition du roi du Maroc, Mohamed V, par les Français. Une série d’attentats suit, faisant le lien pour les incrédules entre les prémices du soulèvement et l’assassinat de l’instituteur Monnerot et d’un agent administratif musulman, un an plus tôt dans les Aurès. La guerre d’Algérie (qui ne porte pas encore ce nom) durera 7 ans et demi et sera l’un des conflits pour la décolonisation les plus sanglants du XXème siècle.
L’un des aspects les plus réussis du roman est de montrer le désarroi de ces Français d’Algérie. Claude Tolède donne une voix à tous ceux qui ne se sont reconnus sous aucune étiquette. Les ni-ni, ni FLN, ni OAS, ni pro-Algérie française, ni racistes. Comment le conflit armé est devenu pour beaucoup un conflit intérieur : déprime, horreur, perte d’identité… Impossible de voir les bons d’un côté, les mauvais de l’autre. Ce questionnement des racines et de leur arrachement tord le cou au manichéisme
A la fin de sa vie, Claude le narrateur malade a perdu cette parole qu’il avait prêtée à ceux qui n’en avaient pas. Logé dans une maison de « riches vieux » à Cannes, il renoue avec l’Algérie par la grâce d’une jeune aide-soignante kabyle.
Malgré une pensée vagabonde, le vieil homme retrouve la sensation du déracinement et s’interroge : et si cette Algérie qui se déchire encore ne pouvait réussir sa réconciliation nationale qu’en acceptant, en se réconciliant avec ce pan de son histoire commune avec les Français, ces pieds noirs mal-aimés, tant sur leur ancienne terre qu’en métropole ?
La suite de « Familles, je vous hais » au prochain numéro….
Isabelle Soler : à propos de l'auteure
Journaliste à la rédaction de TV5Monde depuis une dizaine d’années, je suis toujours bluffée par l'hystérie de parution lors de grands événements tels la rentrée de septembre ou la remise des prix littéraires. Après avoir dépouillé au printemps 2012, tous les ouvrages liés à la présidentielle française, pour Terriennes, je me pencherai sur la littérature de et autour des Femmes : thématiques, essais, romans, coups de coeur ou coups de gueule… Je vous propose un décryptage régulier de la littérature francophone.