Fil d'Ariane
C'est dans la capitale qu'elle a trouvé la liberté et la légèreté qui lui ont tant manquées lors des premières années de sa vie. Après la pendaison de son père en 1915 diligentée par les Turcs, ceux-là mêmes à l'origine d'une extermination de grande ampleur des Arméniens que le régime d'Erdogan nie toujours, la jeune mère de Louisette se retrouve veuve pour la seconde fois. Craignant pour la vie de ses deux filles en bas âge, elle les place dans un orphelinat d'Istanbul, avec l'espoir de les récupérer dès que possible… « Mais une ONG a jugé que les enfants n’étaient pas en sécurité vu l'atmosphère sur place, et a décidé de les évacuer », explique William, le fils unique de Louisette, incollable sur l'histoire familiale.
Les deux sœurs seront séparées : l'une ira en Grèce, alors que l'autre, Louisette, sera recueillie dans un orphelinat à Marseille puis dans un pensionnat en banlieue parisienne. Un endroit d'où « la sauvageonne », selon les mots de William, s'enfuira à 15 ans, pour devenir danseuse dans les cabarets parisiens et vivre sans contrainte. Elle ne reverra jamais sa patrie, et s'éloignera de la communauté arménienne et de ses mauvais souvenirs. « J'ai longtemps attendu qu'on vienne me chercher, de revoir ma mère… », explique aujourd'hui les larmes aux yeux Louisette.
Mais le rideau de fer et le contexte économique n'ont pas permis qu'elles se retrouvent avant une quarantaine d'années, en marge d'un rallye automobile.
Car telle est la passion que s'est choisie Louisette qui, à 104 ans, partait encore guillerette sur une piste de karting avec son petit-fils. Si William nous montre la carte de FFI (Force Française de l'Intérieur) de sa mère, nous parle de son apport actif à la Résistance, en particulier dans la mise à l'abri de familles juives, la modeste Louisette préfère, elle, sortir ses photos sépia au décor suranné des courses automobiles d'antan et ses nombreux trophées. En 1956, elle suit son ami George Houel, pilote de moto, à une course. C'est la révélation : quelques mois plus tard, elle est la seule femme sur la ligne de départ de Monte-Carlo.
Ses yeux rieurs et ses lèvres pincées la font rajeunir de 20 ans lorsqu'elle parle de sa voiture préférée, sa Jaguar MK II, au volant de laquelle elle a parcouru le monde. Celle qu'on surnomme alors « le Bulldozer » ou « Le Louisette » ne recule devant aucun défi. Jusqu'à sa dernière course à l'âge de 80 ans au Kenya. « Tant que j'étais dans une voiture, j'étais heureuse. Le reste, je m'en foutais. Je n'ai même jamais fait de vélo : c'était la voiture et rien d'autre », confie la femme opiniâtre qui marche toujours même si c'est à l'aide d'un déambulateur.
Pas question pour Louisette de se laisser aller : elle s'excuse de ne pas porter ce jour-là sa jupe grise à paillettes préférée qui est au sale, et la coquette devient très malicieuse lorsqu'il s'agit de commenter les tenues de ses voisines. Après s'être séparée de son mari - « J'ai préféré vivre pleinement, j'en ai eu marre des hommes ! » - elle tient pendant plus de 50 ans d'une main de fer sa propre boutique de vêtements à Neuilly, étant parmi les premières à commercialiser des jeans pour femmes.
Et cette féministe convaincue ne voit aucun antagonisme à aimer automobile et mode, bien au contraire... « Le Tour d'Europe, c'était pas un rallye de mauviette ! Mais nous résistions mieux que les hommes, et notre coquetterie était peut-être la meilleure des armes : nous faisions tout, avec ma coéquipière Annie Soisbault, pour prendre de l'avance. Le but : nous arrêter un peu avant l'arrivée, nous remaquiller, nous recoiffer et arriver aux contrôles horaires fraîches comme des roses ! ».
Et si là résidait le secret de la longévité de cette arrière-arrière-grand-mère, dans sa soif de liberté qui la fait croquer chaque instant à pleines dents, sans jamais se prendre au sérieux ?