Louisette Texier, féministe, résistante et à 105 ans dernière rescapée française du génocide arménien

Alors que le monde commémore les 103 ans du génocide des Arméniens, rend justice à ce million et demi de morts ce 24 avril 2018, la dernière rescapée en France de cette tragédie, Louisette Texier née Hovanessian, se retourne sur ses 105 printemps. Portrait de celle qui, séparée très jeune de sa famille, s'est forgée un caractère de fer : danseuse dans les cabarets, féministe, résistante, pionnière du rallye automobile féminin... Un parcours hors-normes.
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Louisette Texier Hovanessian
Portrait de Louisette Texier Hovanessian en 2017 avec ce sourire âgé immuable de ses 105 ans
(c) Claire Barbuti
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« J'ai tellement fait de choses dans ma vie… Impossible de me souvenir de tout ! Mais ce dont je suis sûre, c'est que je n'ai aucun regret », assène d'emblée Louisette Texier, replaçant une mèche rebelle dans ses cheveux teints. Les photos et les souvenirs fourmillent dans l'appartement de la centenaire, au sein de la résidence sénior d'un village près d'Agen qu'elle a rejoint voilà cinq ans pour se rapprocher de son fils. « Ici, c'est ma chambre. Et là, celle pour quand viennent mes copines de Paris » : à 105 ans, Louisette Texier tient à conserver une certaine indépendance. Mais ses yeux pétillent toujours autant lorsqu'il s'agit d'évoquer Paris, son faste et sa vie active.

L'exil en France après la tragédie en Arménie

C'est dans la capitale qu'elle a trouvé la liberté et la légèreté qui lui ont tant manquées lors des premières années de sa vie. Après la pendaison de son père en 1915 diligentée par les Turcs, ceux-là mêmes à l'origine d'une extermination de grande ampleur des Arméniens que le régime d'Erdogan nie toujours, la jeune mère de Louisette se retrouve veuve pour la seconde fois. Craignant pour la vie de ses deux filles en bas âge, elle les place dans un orphelinat d'Istanbul, avec l'espoir de les récupérer dès que possible… « Mais une ONG a jugé que les enfants n’étaient pas en sécurité vu l'atmosphère sur place, et a décidé de les évacuer », explique William, le fils unique de Louisette, incollable sur l'histoire familiale. 

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1915 : rescapée du génocide des Arméniens, elle est recueillie dans un orphelinat à Marseille. Elle a 2 ans (sur la photo, on la découvre des années plus tard, entourée d'un cercle)
(c) archives Louise Texier
J'ai longtemps attendu qu'on vienne me chercher… 
Louisette Texier

Les deux sœurs seront séparées : l'une ira en Grèce, alors que l'autre, Louisette, sera recueillie dans un orphelinat à Marseille puis dans un pensionnat en banlieue parisienne. Un endroit d'où « la sauvageonne », selon les mots de William, s'enfuira à 15 ans, pour devenir danseuse dans les cabarets parisiens et vivre sans contrainte. Elle ne reverra jamais sa patrie, et s'éloignera de la communauté arménienne et de ses mauvais souvenirs. « J'ai longtemps attendu qu'on vienne me chercher, de revoir ma mère… », explique aujourd'hui les larmes aux yeux Louisette.

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Début des années 30, photo prise alors que Louisette Texier gagnait sa vie comme danseuse dans les cabarets
(c) archives familiales Louise Texier

Première femme sur la ligne de départ du rallye de Monte-Carlo

Mais le rideau de fer et le contexte économique n'ont pas permis qu'elles se retrouvent avant une quarantaine d'années, en marge d'un rallye automobile.
Car telle est la passion que s'est choisie Louisette qui, à 104 ans, partait encore guillerette sur une piste de karting avec son petit-fils. Si William nous montre la carte de FFI (Force Française de l'Intérieur) de sa mère, nous parle de son apport actif à la Résistance, en particulier dans la mise à l'abri de familles juives, la modeste Louisette préfère, elle, sortir ses photos sépia au décor suranné des courses automobiles d'antan et ses nombreux trophées. En 1956, elle suit son ami George Houel, pilote de moto, à une course. C'est la révélation : quelques mois plus tard, elle est la seule femme sur la ligne de départ de Monte-Carlo.

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Louisette Texier, une "folle du volant" avec sa coéquipière Annie Soisbault, devant l'une de leur voiture, dans les années 1960.
(c) Archives Louisette Texier
Tant que j'étais dans une voiture, j'étais heureuse. Le reste, je m'en foutais.
Louisette Texier

Ses yeux rieurs et ses lèvres pincées la font rajeunir de 20 ans lorsqu'elle parle de sa voiture préférée, sa Jaguar MK II, au volant de laquelle elle a parcouru le monde. Celle qu'on surnomme alors « le Bulldozer » ou « Le Louisette » ne recule devant aucun défi. Jusqu'à sa dernière course à l'âge de 80 ans au Kenya. « Tant que j'étais dans une voiture, j'étais heureuse. Le reste, je m'en foutais. Je n'ai même jamais fait de vélo : c'était la voiture et rien d'autre », confie la femme opiniâtre qui marche toujours même si c'est à l'aide d'un déambulateur.

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Tour de piste en karting avec l'un de ses petits-fils, en 2016
(c) Claire Barbuti

Une vie pleine, celle d'une femme libre

Pas question pour Louisette de se laisser aller : elle s'excuse de ne pas porter ce jour-là sa jupe grise à paillettes préférée qui est au sale, et la coquette devient très malicieuse lorsqu'il s'agit de commenter les tenues de ses voisines. Après s'être séparée de son mari - « J'ai préféré vivre pleinement, j'en ai eu marre des hommes ! » - elle tient pendant plus de 50 ans d'une main de fer sa propre boutique de vêtements à Neuilly, étant parmi les premières à commercialiser des jeans pour femmes.

Et cette féministe convaincue ne voit aucun antagonisme à aimer automobile et mode, bien au contraire... « Le Tour d'Europe, c'était pas un rallye de mauviette ! Mais nous résistions mieux que les hommes, et notre coquetterie était peut-être la meilleure des armes : nous faisions tout, avec ma coéquipière Annie Soisbault, pour prendre de l'avance. Le but : nous arrêter un peu avant l'arrivée, nous remaquiller, nous recoiffer et arriver aux contrôles horaires fraîches comme des roses ! ».

Et si là résidait le secret de la longévité de cette arrière-arrière-grand-mère, dans sa soif de liberté qui la fait croquer chaque instant à pleines dents, sans jamais se prendre au sérieux ?

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Cinq générations réunies en 2017 : Louisette Texier, assie, avec son fils William, son petit-fils Manuel, son arrière-petite-fille Mélanie et son arrière-arrière petite-fille Nelly.
(c) Claire Barbuti