Fil d'Ariane
Toutes habillées de noir, un voile doré cachant leurs cheveux et portant un grand collier de perles, elles montent fièrement sur la scène en se tenant la main. Leur instrument de musique les attend, telles des musiciennes professionnelles. Mais ce soir, c’est pourtant sans partition et sans les indications du chef d’orchestre qu’elles joueront pendant plus d’une heure. Ces talentueuses artistes viennent d’un orchestre singulier, celui de l’association, « Al Nour wal Amal » (Lumière et Espoir) en Egypte.
Fondé en 1954, après l'avènement de Gamal Abdel Nasser à la tête de l'Egypte et la fin de la monarchie, il est le premier centre au Moyen-Orient pour l’éducation, la formation professionnelle des filles aveugles et leur intégration dans la société. Situé au Caire, il offre une éducation gratuite dès le primaire et l’apprentissage de métiers manuels comme le tissage et le tricot pour les femmes plus âgées. L’association dispense également des cours de musique aux jeunes filles repérées pour leurs aptitudes.
« En 1961, l’association a lancé son propre institut de musique. L’orchestre a mis du temps à démarrer mais aujourd’hui c’est la partie la plus célèbre de l’association. Les jeunes femmes se sont produites dans plus de vingt pays différents (Allemagne, Autriche, Jordanie, Japon, Koweit…) », raconte avec fierté Mona Zaky, membre du conseil d’administration.
Venue à Paris avec la quarantaine de femmes composant l’orchestre, elle les voit chaque jour gagner en confiance et en autonomie, grâce à la pratique de leur instrument : cor, violon, flûte, violoncelle ou encore alto.
« Elles viennent souvent de milieux très défavorisées mais la musique a transformé leur vie », assure-t-elle. Comme celle de Sherifa, 54 ans, entrée à l’école primaire dans l’association et à 18 ans dans l’orchestre, pour y jouer du violon. « Grâce à Al Nour wal Amal, j’ai pu faire des études et apprendre à jouer d’un instrument. La musique pour moi, c’est une langue qui me permet d’exprimer mes sentiments. J’ai été professeure de musique pour les plus jeunes et je m’occupe maintenant de la bibliothèque. Cet endroit c’est toute ma vie », résume une des pionnières de l’orchestre.
La musique me rend plus sensible au monde qui m’entoure
Fatma, 16 ans
Celui-ci, composé de trois générations, accueille toujours de nouvelles jeunes filles. Fatma, 16 ans, a rejoint la troupe il y a quatre ans. Alors qu’elle discute et ri avec une camarade dans le bus qui les mène à la salle Gaveau, c’est pourtant avec beaucoup de sérieux qu’elle parle de la musique, devenue une vraie passion. « Pour moi, jouer de la musique est vraiment un privilège. La musique me donne plus de sensibilité envers le monde et envers tout ce qui m’entoure », soutient-elle.
L’apprentissage des notes en braille, les répétitions, les déplacements à l’étranger et autres enseignements reçus dans l’association, ont permis à ces Egyptiennes de développer leur potentiel et de devenir moins dépendantes de leurs familles. Mais le manque d’accompagnement et d’aménagements liés à leur handicap pèse encore sur leur quotidien. « Nous essayons de leur trouver des possibilités de travail à l’extérieur de l’association, mais les rues, le métro, ne sont toujours pas adaptés pour elles. Les mal-voyants n’ont pas de canne ni de chien. Il y a une évolution, mais beaucoup plus lente qu’on le souhaite », regrette Mona Zaky.
Des obstacles qui ne découragent pourtant pas les jeunes femmes, nombreuses à aller à l’université, se marier et avoir des enfants. L’association s’est quant à elle agrandie avec un nouveau centre d’accueil et d’hébergement, afin que les filles de plus de 21 ans habitant des zones rurales, puissent venir étudier et vivre au Caire. Un centre culturel met aussi à leur disposition une bibliothèque et des ordinateurs. Désormais, plus de 300 femmes ont rejoint Al Nour wal Amal, dont 70 élèves à l’institut de musique.
J’ai eu envie de travailler avec Al Nour wal Amal car elles étaient les interprètes idéales d’une oeuvre qui parlait du coeur
Tarik Benourka, compositeur
« Les jours et les nuits de l’arbre coeur », sont leur tout nouveau spectacle, composé de chant lyrique et de danse. Créé par le compositeur franco-algérien Tarik Benourka, il raconte l’histoire de Nour et Amal. Ces deux astres échappés d’un monde oublié, décident de s’incarner grâce au fruit de l’arbre coeur, et de goûter pour quelques jours et quelques nuits, les sentiments de la vie. Une oeuvre humaniste et sensible, qui pour le compositeur, s’adressait particulièrement à cet orchestre : « J’ai eu envie de travailler avec les filles de Al Nour wal Amal car elles étaient à mon sens, les interprètes idéales d’une oeuvre qui parlait du coeur ». Après une première à l’opéra du Caire le 30 septembre dernier, les musiciennes continueront leur tournée dès le 13 janvier prochain à Abu Dhabi et le 16 janvier à Dubai.
Rejoindre cette association m’a fait grandir
Shaïma 31 ans, violoniste
A quel âge êtes-vous entrée dans l’association ?
Appartenir à cet orchestre, est-ce une fierté pour vous ?
Oui, car cet orchestre est le seul au monde dont les membres sont des femmes arabes et aveugles. Jouer de la musique classique est une façon de prouver que les femmes non-voyantes sont capables de beaucoup de choses, et notamment de jouer sans partition et sans l’aide du chef d’orchestre sur scène. Nous avons appris par coeur les morceaux. Nous voulons continuer à montrer que nous sommes handicapées mais que nous pouvons travailler dur et atteindre les buts que nous nous sommes fixés. Nous nous entraînons deux fois par semaine, le jeudi et le dimanche. Pour des concerts comme celui-ci, nous avons des répétitions chaque jour.
Cette association et cet orchestre ont-ils changé votre vie?
Rejoindre cette association a été une grande chance pour moi. Elle a m’a fait grandir et ma personnalité a évolué. Grâce aux voyages dans différents pays, aux rencontres, je suis devenue beaucoup plus indépendante et sociable. Je pense aussi que si je n’avais pas rejoint cette association je n’aurais pas eu l’opportunité de jouer de la musique de façon professionnelle comme je le fais aujourd’hui.
Que représente pour vous la musique et que vous apporte-t-elle ?
J’ai toujours écouté de la musique depuis que je suis petite. J’aime les chansons arabes mais je peux m’exprimer davantage grâce à la musique classique. On peut imiter tous les sentiments humains. Avec mon violon je peux exprimer la joie, la tristesse. Parfois je m’imagine être un oiseau qui vole dans le ciel, c’est tout un monde qui se crée entre mes mains quand je joue. A la fin des concerts, les gens applaudissent et je sens alors toute cette chaleur humaine. C’est cela qui me fait vivre, exister.
Avez-vous le soutien de votre famille ?
Mon frère, ma soeur, ma mère, sont vraiment fiers de moi. Je suis très reconnaissante envers ma mère car elle a toujours fait face aux remarques des gens. Certains lui disaient: « Votre fille est aveugle, elle n’a pas d’avenir ». Mais elle, elle répondait: « Non, je suis sûre que ma fille va grandir et que grâce à Dieu, elle pourra réaliser ses rêves ». Ma mère n’a pas reçu d’éducation, mais elle m’a encouragé à faire des études. J’ai étudié l’anglais et la littérature et obtenu ma licence. Aujourd’hui je suis professeure d’anglais à l’association, je fais partie de cet orchestre et j’ai été assistante d’un professeur de violon. Je suis vraiment épanouie.
Y a t-il une bonne ambiance entre filles au sein de l’orchestre ?
C’est comme une famille pour moi. Nous nous entendons toutes très bien et nous ne sommes pas en compétition. Je pense que c’est la clé de notre succès. Nous donnons aussi toujours le meilleur de nous-mêmes afin de satisfaire le public.
Que pensez-vous de votre performance à Paris ?
Ce soir c’était la première fois que nous jouions une opérette. Cela demandait beaucoup de concentration car il fallait s’accorder avec les chanteurs, le narrateur et le choeur. Mais c’était un bon défi.
C’est la quatrième fois que nous nous produisons à Paris, mais la première fois que nous jouons un opéra entièrement en arabe. C’était vraiment un grand honneur.