Lutte contre les violences de genre : le Kosovo s'éveille

Une société de tradition patriarcale et traumatisée par la guerre : voilà un contexte peu favorable à la mise en valeur des femmes, et à plus forte raison à la défense de leurs droits, voire de leur vie. Et pourtant, le Kosovo est présidé par une femme, et depuis quelques années, les choses bougent.

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Kosovare

Pendant la manifestation du 5 décembre 2023 à Pristina, capitale du Kosovo, contre le meurtre d'une Albanaise et pour une politique plus sévère contre les auteurs de violences basées sur le genre.

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Après plus d'une décennie de violences conjugales, Linda a pu quitter son mari et trouver refuge dans un foyer de la banlieue de Pristina. Là, avec d'autres victimes, elle a retrouvé un peu d'air, dans une société qui étouffe depuis longtemps sous les violences faites aux femmes. "Une fois, il m'a frappé si fort qu'il s'est cassé trois doigts. J'étais en sang", explique cette femme de 37 ans, qui a demandé que son nom soit changé. "Il est follement jaloux. Il me traite comme une esclave, répète sans cesse 'Tu es à moi, tu n'appartiens qu'à moi'".

Une société traumatisée

"Nous sommes, encore, une société patriarcale où la parole des hommes domine. Mais aussi une société qui a vécu la guerre, les traumas, ajoute-t-elle. Une culture patriarcale, une population souffrant de stress post-traumatique après des années de guerre, et un piètre système judiciaire ont laissé les violences domestiques s'enraciner profondément au Kosovo.

Ce sont les institutions, les mentalités, l'absence de changement, le manque d'initiative pour changer les choses, et oui, c'est un patriarcat. Rita Zhubi

"C'est ce système qui gouverne aujourd'hui toutes les cellules de la société et de l'État, qui produit des hommes violents et meurtriers et des femmes victimes, confie Liridona Sijarina, militante des droits des femmes, lors de la manifestation du 5 décembre 2023 contre les violences faites aux femmes. Ce système est maintenu sur les corps et le sang des filles et des femmes, il est maintenu par la domination, la violence et une division fondée sur le sexe, la race et la classe."

Prise de conscience

La mort, fin 2023, de Liridona Ademaj, mère de deux enfants, a provoqué chez une partie des Kosovars un rejet de ces dysfonctionnements. Le mari de la jeune femme, en détention provisoire le temps de l'enquête, est accusé d'avoir embauché un homme de main pour l'assassiner et d'avoir tenté de faire passer sa mort pour un cambriolage qui aurait mal tourné. 

Son meurtre a fait descendre des centaines de personnes dans les rues pour demander que le gouvernement agisse face aux violences faites aux femmes.  "Ce sont les institutions, les mentalités, l'absence de changement, le manque d'initiative pour changer les choses, et oui, c'est un patriarcat... Nous sommes donc ici pour demander que cela change et pour exiger que plus aucune vie ne soit perdue simplement parce que quelqu'un est une femme", explique Rita Zhubi, une manifestante.

Après avoir traversé le centre-ville, les manifestants se sont arrêtés devant le siège du gouvernement en scandant "A bas le patriarcat !" ou "Le meurtre des femmes doit être traité comme une priorité nationale !"

Kosovo manif contre féminicide

Manifestation à Pristina, capitale du Kosovo, le 5 décembre 2023, contre les féminicides et pour une politique plus sévère contre les auteurs de violences de genre.

Capture d'écran

Liridona Ademaj est la troisième femme tuée au Kosovo en 2023. Selon les autorités, 54 féminicides ont eu lieu depuis 2010 dans ce territoire d'1,8 million d'habitants au statut contesté. "Je crois que les chiffres sont en train d'augmenter", commente Luljeta Demolli, qui travaille au Centre Kosovar pour les études de genre. "Ces chiffres ne reflètent pas la vérité ", assure Leonida Molliqaj, de l'ONG Qika. En 2023, la police a enregistré plus de 1165 cas de violences faites aux femmes. Un chiffre bien en deçà de la réalité, pour les organisations de défense des droits humains.

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Les normes sociales : obstacle au progrès N°1

Pour lutter contre ce fléau, le gouvernement a lancé un programme d'emploi pour les femmes victimes de violence domestique : le ministère des Finances subventionne 70% de leur salaire pendant six mois. Ce programme est né après l'apparition de femmes à des postes à responsabilité ces dernières années – y compris à la présidence du pays.
Vjosa Osmani

La présidente du Kosovo, Vjosa Osmani, au sommet européen de Grenade, en Espagne, le 5 octobre 2023. 

©AP Photo/Manu Fernandez

Depuis décembre 2022, un nouveau protocole est censé mieux traiter les cas de violence sexuelle, et des mesures supplémentaires de mieux protéger les victimes et de prévenir les violences sexuelles. "Reste que le code pénal ne prévoit toujours pas l'obligation des professionnels de la santé de signaler les actes de violence, ce qui rend plus difficile pour les victimes de s'adresser aux services médicaux. Par ailleurs, les priorités budgétaires ne vont pas aux services sociaux ni à la protection des victimes, tient à préciser Bergita Curri, experte en médecine légale à l'institut de médecine légale du Kosovo, ce qui complique le traitement des cas de violence sexuelle et d'autres violences fondées sur le genre."

"Le principal obstacle, toutefois, poursuit-elle, ce sont les normes sociales et les préjugés à l'égard des violences sexuelles et de leurs victimes. Au-delà des problèmes de financement, précise-t-elle, on constate souvent que de nombreuses tâches ont été laissées en suspens parce que quelqu'un a pensé que la victime avait provoqué la situation. "

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Se battre contre un sexisme omniprésent

C'est pourquoi les femmes au Kosovo estiment que rien n'est fait : les hommes possèdent encore la majorité des biens immobiliers, et des traditions encore profondément enracinées – en particulier dans les zones rurales, poussent les femmes à ne pas quitter leur foyer. Même lorsqu'elles sont victimes de violence.

Le sexisme est présent presque partout. Presque toutes les femmes l'ont vécu, d'une façon ou d'une autre. Vjosa Osmani

"Le respect envers les femmes au Kosovo est nul, nul, nul" résume Merima, femme au foyer de 57 ans rencontrée dans une manifestation, en fustigeant les privilèges bien ancrés des hommes kosovars. "Il faut commencer à se battre dès la maternelle". La présidente, Vjosa Osmani, a présenté les choses ainsi lors de son adresse annuelle au Parlement : "Le sexisme est présent presque partout. Presque toutes les femmes l'ont vécu, d'une façon ou d'une autre ".

Refuges

Quelques programmes commencent à faire leur chemin, comme le foyer de Pristina où Linda a passé quelque temps avant de trouver un appartement. L'établissement fait partie d'un réseau soutenu par le gouvernement du Kosovo, qui offre aux femmes un lieu sûr pour s'extraire de relations violentes et toxiques. Depuis janvier 2023, environ 150 femmes ont pu s'y réfugier, explique la directrice, Zana Hamiti.

Après s'y être installée, Linda a pu trouver un emploi, puis acheter un petit appartement, avec l'aide de sa famille. Tout en se battant au tribunal pour la garde de ses enfants. Pourtant, elle a encore peur de ce que son ex-mari pourrait faire. "Il ne me laissera jamais tranquille. Qui sait, je vais peut-être finir comme Liridona".

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Au-delà du sexisme

La discrimination touche aussi la communauté LGBTQIA+ dans ce bastion conservateur des Balkans. En avril 2023 y a ouvert le Bubble Pub, le premier – et unique – bar de la communauté à Pristina. "Nous vivons ensemble au même endroit, toi avec tes pensées, moi avec mes pensées," dit Erblin Nushi, réalisateur de 31 ans et drag queen qui se produit au Bubble Pub sous le nom d'Adelina Rose. En quelques mois d'existence, le bar est déjà régulièrement plein à craquer. Mais son succès ne peut cacher à lui seul les batailles qu'il reste à mener pour la communauté LGBTQIA+.

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