Lutter ou ne pas lutter contre le "manspreading", cet "étalement masculin"

Le combat féministe contre le manspreading - étalement masculin -, né aux Etats-Unis, gagne l'Europe. Ce phénomène enflamme régulièrement les réseaux sociaux à l'occasion de pétitions ou de mesures prises ici ou là s'attaquant à cette attitude "virile" dans les transports publics : en s'asseyant, jambes écartées, les hommes empêchent les autres passagers, en particulier les femmes, de s'asseoir confortablement. Après New York, Séoul, Rotterdam ou Tokyo, c'est au tour de Madrid de bannir cette position.
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Manspreading
Manspreading pris sur le fait dans le métro de Stockholm (Suède), obligeant une voisine à se faire toute petite...
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C'est devenue une lutte prioritaire pour certaines, voire un peu obsessionnelle : à coups de clichés postés sur les réseaux sociaux, de vidéos démonstratives, des usagères de transports urbains, en particulier le métro, traquent les hommes indélicats, et forts nombreux, qui s'étalent sans vergogne, via l'écartement de leurs cuisses sur les sièges publics.

La dernière figure de cette croisade féministe s'incarne dans la maire de Madrid, Manuela Carmena, particulièrement sensible à la cause des femmes. Depuis la mi-juin 2017, une affichette apposée dans les autobus et dans les rames de métro de la capitale espagnole rappelle le savoir vivre à ceux qui en manqueraient.
Après une pétition du collectif féministe Mujeres en Lucha (les femmes en lutte) – et leur pétition #MadridSinManspreading, la municipalité est passée à l'attaque, et le manquement à l'injonction à s'asseoir les jambes serrés est passible de rappel à l'ordre. De Washington à Genève, tout le monde s'empare de ce sujet universel, mondial, planétaire.
 
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En France, l'information serait peut-être passée inaperçue sans une chronique bien tournée du philosophe et chroniqueur Raphaël Enthoven, sur la radio Europe 1 : "Que des siècles de domination masculine crétine s’expriment dans ce geste insupportable, c’est une évidence, […] mais ça n’empêche pas que certaines femmes, fait plus rare, beaucoup plus rare, en fassent autant. Masculiniser le terme, essentialiser ce comportement en gravant dans le marbre d’un mot la certitude que par définition il y a que les hommes qui font ça relève du sexisme."
 
Le moins qu'on puisse dire c'est que la dénonciation de cette mâle attitude passe mal auprès de nombre d'internautes de la gente masculine...
 
Certains annoncent déjà, sans doute ironiquement, qu'ils iront demander un certificat médical pour protéger leurs préciosités, autrement dit  "boules de cristal", en continuant à écarter les jambes partout où cela leur chante. D'autres imaginent des solutions plus radicales pour en finir avec ces comportements inciviques.
 
Et pourtant, il n'y a pas forcément de quoi rire. En décembre 2016 une élue bruxelloise était partie en croisade, comme nous l'apprenait le quotidien belge francophone La Libre : "Dans l’opposition au parlement bruxellois, la députée Céline Delforge (Ecolo) n’hésite pas à prendre des clichés de ces hommes qui s’étalent lorsqu’elle en a l’occasion." Et elle confie au journal : "Même si le phénomène a été conceptualisé et analysé assez récemment, le problème n’est vraiment pas neuf. Il y a quelques années, j’avais été particulièrement choquée par l’attitude d’un adolescent avec lequel je partageais une banquette pour deux personnes dans le bus. Je lui avais demandé de resserrer ses jambes qui étaient complètement écartées mais il m’a répondu qu’il n’allait pas croiser les jambes comme une p…".
La représentante du peuple prône donc de faire campagne, via des "pictogrammes" ou des annonces, pour sensibiliser les Belges à cette incivilité qui ne ferait que s'accroître : "Dans les bus Tec, il y a souvent des rappels pour dire que l’on ne doit pas utiliser son GSM en haut-parleur par exemple. La Stib insiste beaucoup sur l’obligation de pointer la Mobib et elle oublie parfois qu’il y a d’autres messages à diffuser."

Cuisses ouvertes barrées, cuisses fermées entourées...

Le néologisme #manspreading (littéralement "homme qui se répand") fait florès sur les réseaux sociaux depuis 2013, déjà, lorsque une campagne s'en est emparée aux Etats-Unis. Avant d'essaimer aussi bien au Royaume Uni, qu'au Canada ou en Turquie. Le mot a même été ajouté au dictionnaire anglais d'Oxford en 2015. Jusqu'à présent, seules les villes de New York et de Seattle ont jugé nécessaire de faire campagne contre ce fléau d'un genre nouveau, par voie d'affiches pour que les voyageurs "partagent un peu moins d'eux-mêmes". 
 
Campagne anti mainspreading à New York
"Hé mec, arrête d'écarter les jambes, s'il te plaît" - affiche de la campagne new-yorkaise contre le manspreading

La ville de Toronto a répondu par une fin de non recevoir à la requête de plaignantes, parce que l'étalement des cuisses mâles n'est pas le seul problème dans les transports publics : le sac posé sur le siège mitoyen en est un autre, et là ce sont aussi les femmes qui sont visées... Ce que les tenants du manspreadingê appellent désormais "she-bagging", le "elle-et-son-sac", en quelque sorte.
 
"she-bagging"
Le "she-bagging" ou l'étalement via son fourre-tout, figure inverse du "manspreading"... Cliché pris dans le métro de Londres
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Quelle passagère n'a pas expérimenté ce désagrément : tenter de rester assise sur un bout de banquette tandis que son voisin s'étale confortablement, jambes largement écartées pour que "ses couilles de cristal", comme les appellent certaines féministes, ne se froissent pas. Une expression déclinée et réinterprétée avec imagination...

Agression ou séduction ?

C'est surtout un geste de virilité ostentatoire, voire apprécié, selon certaines universitaires. Tanya Vacharkulksemsuk, chercheuse à l'université de Berkeley (Californie) a consacré plusieurs études à ce sujet : "s'asseoir les jambes écartées révèle une domination masculine qui a pour but et pour effet d'entraîner une attraction sexuelle des femmes vers les hommes." User ainsi de ses jambes et ses bras susciterait le regard et permettrait même de fortifier ses atouts de séduction. La jeune universitaire a enquêté via un important corpus de photos et de vidéos, de femmes et d'hommes, en position d'étalement, et sa conclusion est sans appel : les jambes écartées de ces messieurs attireraient le regard et l'intérêt de 87% des femmes. L'étalement des femmes serait captivant lui aussi. Sauf qu'il est beaucoup plus rare.

Mais d'autres enquêtes montrent l'inverse : la plupart des femmes se sentiraient "vulnérables" face à ces attitudes mâles expansionnistes. Le magazine The Atlantic, l'un des plus anciens périodiques culturels outre-Atlantique, a consacré tout un dossier, en mars 2016, à ce sujet important. Quelques jours plus tard, Le Monde, quotidien de référence en France, énumérait les arguments des un-es et des autres : "Au XXIe siècle, en tout cas, le manspreading a rejoint les conversations téléphoniques et les « frotteurs » au rang des pires calamités des transports en commun. Mais certains hommes assurent que cette posture est avant tout liée à un besoin physiologique de laisser respirer une partie de leur anatomie souvent comprimée et de favoriser ainsi une meilleure ventilation des gonades, ce qui, on le sait, améliore la production de spermatozoïdes."

Mes boules, mes boules je ne veux pas qu'elles collent à mes jambes !
campagne anti manspreading, Etats-Unis

Depuis, la bataille se mène sur les réseaux sociaux à coups de vidéos et de photo-montages, où l'ironie le dispute à l'humour mais aussi à la colère. En novembre 2016, des Américaines se sont mises dans la peau de "manspreaders" durant une semaine, à la maison, dans le métro, n'importe où. Il en résulte une vidéo désopilante de 4'30, avec en guise de leitmotiv rappé : "mes boules, je ne veux pas que mes boules collent à mes jambes !" Une expérience qu'elles ne sont pas sûres de recommencer...

Un "remake" de la guerre entre Gros-boutiens et Petits-boutiens

Assaut d'imagination sur twitter aussi entre les deux camps, qui n'est pas sans rappeler la guerre féroce entre les Gros-boutiens et les Petits-boutiens des Voyages de Gulliver, entre celles et ceux qui décalottaient puis mangeaient leurs oeufs à la coque par le petit ou le gros bout.

"Ce type là, avec ses jambes aussi écartées, se prend pour une quintessence de la fertilité"... s'énerve l'une. "Et si ce gars là s'arrêtait de jouer à son bidule les jambes écartées, j'aurais plus de place" renchérit une autre...
"Des dégoûtants manspreading en action" leur rétorque-t-on en se moquant avec un cliché acrobatique. Et un autre poursuit "le manspreading est littéralement le problème littéral numéro 1 de notre société".
 
 
Et vous ? Eprouvez vous ce même ras-le-bol quotidien dans les transports publics ?  #onnapasfinidenparler...

Vous pouvez suivre Sylvie Braibant sur twitter @braibant1 https://twitter.com/Braibant1