Fil d'Ariane
Une femme transformée en poisson rouge qui, depuis son aquarium, regarde sa famille vivre sans elle, observe les attitudes qui changent, les personnalités qui se révèlent. Dix femmes dans une file d’attente à la porte du cabinet d’un médecin qui pratique des avortements. Une jeune grand-mère qui ôte son dentier pour téter sa propre fille et soulager une montée de lait douloureuse – celle-ci la rejette…
Les 12 nouvelles de Luvsandorj Ulziitugs, en partie autobiographiques, sont tissées d'un poignant mélange de tradition des steppes et d’héritage soviétique qui composent la Mongolie d’aujourd’hui.
Luvsandorj Ulziitugs avait 7 ans lorsque son père est mort – un choc que, aujourd’hui, à 45 ans, elle évoque dans la nouvelle "La limite du visible". Quelques années plus tard, en rentrant d’un voyage de classe, un jour de pluie dans un bus, elle pense très fort à son père.
C’est alors qu’elle commence à écrire, un poème après l'autre. A 17 ans, elle en envoie quelques-uns à des journaux et se paye le culot de frapper à la porte d’un rédacteur en chef. Elle est publiée, puis gagne le prix du meilleur auteur de l’année. "Après une telle reconnaissance, tout est plus facile", explique-t-elle aujourd’hui.
Certains thèmes abordés dans les 12 nouvelles de Luvsandorj Ulziitugs sont universels, d’autres ancrés dans la poussière des steppes, tous sont intimes. "J’ai écrit pour moi-même, sans modèle, spontanément," avoue-t-elle. Et c’est là qu'elle propose un point de vue différent, qui tranche avec les publications formatées en vogue sous le régime soviétique en Mongolie. "Ici, l’intime fait peur, explique-t-elle. Les Mongols ne sont que trois millions, alors écrire l’intime fait peur, peur d’être jugée. Je voulais écrire ce que je ressentais intérieurement, et cela en a choqué certains. Mais c'est cela, aussi, qui a plu à d’autres."
De fait, son livre a libéré quelque chose, la voix des femmes et des hommes qui la lisent - "autant d'hommes que de femmes," dit-elle. "Des lecteurs qui me livrent des histoires très personnelles, comme si j’étais une sorte de conseillère psychologique", raconte-t-elle en souriant. D’autres, en revanche, lui en ont voulu :"soit parce qu’ils n’ont pas fait la part de la fiction dans mes récits, soit parce que j’ai baissé dans leur estime en écrivant de la prose", explique-t-elle.
La Mongolie est éclatée entre la Russie, la Chine et la Mongolie.
Les Mongols aiment lire, et l’analphabétisme, là-bas, est minine – héritage de la culture soviétique. Mais ce qu'ils placent bien plus haut que de la littérature en prose, la poésie, semble être pour eux comme une seconde nature. "Les nomades ne pouvaient pas transporter de bibliothèque avec eux. Ils ont compensé par une excellente mémoire. Et quand ils parlent, c’est de la poésie pure. Même une vieille nomade dans sa yourte parle comme une poète sans même s’en rendre compte", dit encore Luvsandorj Ulziitugs.
De toutes les critiques négatives que sa production a pu susciter, les plus virulentes ont fusé lorsqu'elle a glissé vers la prose… trop prosaïque pour les Mongols, peut-être.
Autre héritage de l'époque soviétique : le réflexe de rejet d’un féminisme martelé et imposé par le régime de l'URSS. D'ailleurs "féminisme", en mongol, n’est-il pas un mot emprunté aux langues étrangères, qui n’existe pas dans cette langue ? "En mongol, le concept de féminisme n’existe pas. Ici, surtout en politique, on essaie souvent de reproduire les phénomènes observés ailleurs. C'est une erreur, je pense. Le féminisme n’est pas adapté à la Mongolie", dit-elle.
Une Mongole bande son arc pour une compétition de tir à l'arc lors du Naadam, le plus grand événement traditionnel de Mongolie, à Oulan-Bator, le lundi 11 juillet 2016.
Ici, en Mongolie, filles et garçons grandissent de façon assez libre, sans différence d’éducation
Luvsandorj Ulziitugs
Les rapports de genre, Luvsandorj Ulziitugs ne connaît pas : "Petite, jamais je ne me suis posée la question de savoir si j’étais une petite fille ou un petit garçon. Filles et garçons grandissent de façon assez libre, sans différence d’éducation. Dans le domaine que je connais bien, la littérature, la femme a sa place au même niveau que l’homme," affirme-t-elle. Dans les steppes, parmi les nomades, admet-elle, la tradition est parfois différente. La femme n’a pas accès à certaines montagnes, par exemple, que seuls les hommes ont le droit de gravir - héritage d'une tradition ancestrale.
A retrouver dans Terriennes, sur le même thème :
> En Inde et en Mongolie, des lutteuses combattent aussi pour les femmes
Ainsi les femmes mongoles sont-elles très différentes des autres femmes d’Asie, qui subissent la pression des sociétés patriarcales - thaïs, nippones ou chinoises. La poétesse mongole, elle, dit n'avoir jamais ressenti de discrimination sexuelle, du moins dans son milieu urbain. "Tout petits, les garçons chantent des chants à la gloire de leur mère - dans la tradition mongole, la moitié des chants populaires célèbre le cheval, et l’autre la mère. Et quand on aime la mère, on aime la femme," explique-t-elle.
Ce contexte égalitaire, pour Luvsandorj Ulziitugs, est aussi une forme de pression : "Mes collègues masculins m’évaluent et m’interpellent sans plus de concession qu’ils le feraient entre eux. Si je fais un impair, une erreur, je suis critiquée aussi cruellement que j’étais un homme."
Heureusement, soupire-t-elle, que son mari aussi est écrivain : "il sait créer les conditions favorables pour que je puisse travailler".
> Etre jeune et féministe au Kirghizistan
> Les mères de soldats en Russie, dissidentes et féministes malgré elles
> La "Manifestation silencieuse", activisme féminin et pacifique en Russie
> Selon Lioudmila Oulitskaïa, “on nait femme, on ne le devient pas“
> Alexandra Kollontaï, bolchévique, féministe
> Violences domestiques : Vladimir Poutine promulgue la "loi des gifles" des députés russes
> Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature 2015
> Elena Serova, 51ème femme à l'assaut du ciel