Immortelle

"Ma caméra est une arme" : Fatima Hassouna, héroïne posthume de Gaza

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Fatima Hassouna

La photojournaliste palestinienne Fatima Hassouna, tuée à Gaza le 16 avril 2025, est au coeur d'un documentaire réalisé par la cinéaste iranienne Sepideh Farsi.

Capture d'ecran
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Gaza, sa prison, est devenue son tombeau : Fatima Hassouna, photographe gazaouie de 25 ans, a été tuée par un missile israélien le 16 avril dernier. La réalisatrice iranienne Sepideh Farsi lui consacre le documentaire Put your soul on your hand and walk, présenté au 78e Festival de Cannes.

"Elle n'est pas là, mais elle est là quand même. Ils n'ont pas pu la vaincre", lance Sepideh Farsi, le poing levé, à côté d'un grand portrait de Fatima Hassouna riant aux éclats, sur la scène du Palais des Festival à Cannes.

Je voudrais une mort bruyante, éclatante, je ne veux pas être un chiffre à la dernière page d'un journal. Fatima Hassouna

Un missile a réduit la maison de Fatima Hassouna en poussière et a tué toute sa famille avec elle, à l'exception de sa mère. La veille, la jeune femme avait appris que Put your soul on your hand and walk était sélectionné à l'Acid, une section parallèle du festival, où elle rêvait de se rendre.

"Elle m'a beaucoup donné, elle nous a beaucoup donné. Elle disait 'ma caméra est une arme', elle disait 'je voudrais une mort bruyante, éclatante, je ne veux pas être un chiffre à la dernière page d'un journal'", témoigne la réalisatrice lors de la première du film, devant une salle très émue. "Ces gens-là, ils ont un nom, ce sont des Palestiniens, il faut leur donner un visage, des histoires", a-t-elle plaidé, invitant le public à aller voir les photos de Fatima Hassouna, exposées à Cannes jusqu'à la fin du festival, qui documentent la guerre à Gaza.

Lors de la cérémonie d'ouverture, quelques jours plus tôt, la présidente du jury Juliette Binoche avait rendu hommage à la photojournaliste palestinienne : "Fatima aurait dû être parmi nous ce soir. L'art reste", a lancé l'actrice, mentionnant également les "otages du 7 octobre".

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"J'aimerais sortir après la guerre"

A 60 ans, Sepideh Farsi, réfugiée politique en France, a, par le passé, filmé clandestinement, au portable, un documentaire en Iran. La réalisatrice ne pouvait pas tourner à Gaza, interdit à la presse internationale par Israël. Elle a donc noué un lien à distance, par visio, avec la photographe qui postait ses clichés sur les réseaux sociaux. 

Je sais que le monde est là, mais je n'ai jamais pu y aller. J'aimerais sortir après la guerre, faire le tour du monde, mais rentrer après. Fatima Hassouna

Le film retrace un an d'échanges, au cours desquels Fatima Hassouna décrit son enfermement. "Le grand monde est là et, Gaza, c'est l'antichambre, c'est une petite boîte et on est dedans. Je sais que le monde est là, mais je n'ai jamais pu y aller. J'aimerais sortir après la guerre, faire le tour du monde, mais rentrer après", expliquait la jeune femme à la réalisatrice.

(Re)voir l'entretien de Sepideh Farsi sur TV5monde sur son film d'animation La Sirène

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L'attaque du 7 octobre dans le sud d'Israël a entraîné la mort de 1 218 personnes côté israélien, en majorité des civils, selon un décompte de l'AFP basé sur des données officielles. Sur les 251 personnes enlevées en Israël ce jour-là, 57 sont encore retenues à Gaza, dont 34 déclarées mortes par l'armée israélienne.  

Les représailles israéliennes ont fait au moins 53 010 morts à Gaza, en majorité des civils, selon les dernières données du ministère de la Santé du Hamas, jugées fiables par l'ONU.

Entretien avec Sepideh Farsi

TV5MONDE : "Put Your Soul on Your Hands and Walk", ça veut dire "Mets ton cœur dans tes mains et marche". C'est un film que l'histoire a rattrapé, depuis, avec la mort de Fatima Hassouna...

Sepideh Farsi : Je n'y crois toujours pas, je n'arrive pas à accepter le fait qu'elle ne soit plus là. Elle devait être à mes côtés. Je l'ai filmée pendant un an, et ça s'est arrêté il y a un mois, le 15 avril. J'apprends la nouvelle de la sélection au festival de Cannes, je lui dis "il faut que tu te connectes, j'ai un truc important à te dire !" Elle me dit, "écris-moi", je dis, "non, non, il faut que je te le dise en face", et donc elle me dit, "d'accord, cet après-midi", parce qu'il fallait qu'elle marche une heure, ou plus parfois, pour arriver à un point avec une connexion stable. Lorsque je lui annonce la nouvelle, comme on le voit à la fin du film, elle brille de joie, c'est un moment incroyable. Elle dit qu'elle va venir, et là, au moment où nous enregistrons cet entretien, nous sommes à Cannes, elle devrait être avec nouq. On avait lancé la demande de visa, elle m'a envoyé son passeport immédiatement.

Elle avait une phrase si belle, elle disait, "my Gaza needs me". Comme si Gaza avait besoin d'elle. Sepideh Farsi, réalisatrice

Lors de notre dernière conversation, j'avais un pressentiment, j'avais peur. Je lui dis "maintenant que le film va sortir, tu ne veux pas aller ailleurs ?" Elle n'arrêtait pas de me dire, "On n'a nulle part où aller. Il n'y a que notre maison, ma vie est là". Elle disait qu'après le festival, elle retournerait à Gaza pour continuer à documenter. C'est extraordinaire de le dire comme ça.

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Elle avait peur de la mort ?

Elle disait que non. Elle en parle avec le sourire. Il y a une espèce de force qui se dégage d'elle parce qu'une partie de sa famille a été tuée, déjà. Les bombes explosent autour de sa maison. Elle sait que ça va peut-être être son tour. Il y avait un mélange entre ne pas vouloir regarder la mort en face et une fierté. Et en même temps, des moments de prise de conscience. Mais ça, ça ne se passait jamais en face à face. Elle m'envoyait des messages après. 

Lorsque son amie Mahasen Al Khatib (illustratrice palestinienne tuée le 18 octobre 2024, ndlr) a été fauchée par une bombe, ce n'était pas ciblé. C'est l'immeuble à côté qui a été bombardé. Malheureusement, elle est morte quand même. Horrible. Et Fatima a été très ébranlée. Elle m'a envoyé fin octobre un message en disant "Mahasen est morte. J'ai peur de mourir maintenant. Je me dis que ça peut m'arriver à moi aussi". Et puis, le lendemain, je lui parle. Elle est souriante. Elle dit "bon, alors ?" Elle était comme ça. Incroyable.

Quand vous dites assassinée, que voulez-vous dire ?

Je suis iranienne. Je sais ce que veut dire un assassinat politique, un assassinat ciblé, maquillé comme n'étant pas tel. Mais vous savez, quand un immeuble entier de cinq étages tient encore, qu'il n'y a qu'un étage qui a été rasé par deux missiles et que juste la famille de Fatima a péri et pas le reste... ça, pour moi, c'est le signe d'un assassinat ciblé. 

Elle était photojournaliste. On sait que plus de 200 journalistes ont été assassinés par l'armée israélienne à Gaza. C'est un bilan très, très lourd. On sait que les autres journalistes n'ont le droit d'y accéder. Les journalistes étrangers n'y sont pas. Il n'y a que les Palestiniens, et ils meurent. Les uns après les autres. Hier soir, j'ai eu la preuve de ce que je soupçonnais depuis un mois : Forensic Architecture, une ONG fondée par El Weisman, chercheur israélien, a rendu public un rapport de 15 pages sur le cas Fatima Hassouna, révélant que c'était un assassinat ciblé.

Je ne pouvais que l'écouter. Lui envoyer quelques images, un peu de musique. Mais ce n'était rien par rapport à ses souffrances. Du coup, j'ai fait ce que j'ai pu pendant cette année-là pour être là, un soutien. Sepideh Farsi

(Re)voir Liberté de la presse : informer au prix de sa vie

Que vouliez-vous montrer à travers ce film ? 

Je n'ai cherché qu'à rendre cette humanité aux Gazaouis. J'ai cherché ça à travers un visage. J'ai trouvé : j'ai eu la chance, le bonheur, l'honneur de rencontrer Fatima. C'était un miracle. Ça aurait pu ne pas être le cas. On s'est entendues, on s'est accrochées. C'était immédiat. On est devenus soeurs, même quelque chose de plus fort que ça. Elle m'a donné ce qu'elle pouvait donner. Et moi, j'ai essayé d'être là pour elle. J'ai essayé quand elle n'allait pas bien même si je ne pouvais pas faire grand-chose. De loin, on est quand même rendu à notre impuissance. Je ne pouvais que l'écouter. Lui envoyer quelques images, un peu de musique. Mais ce n'était rien par rapport à ses souffrances. Du coup, j'ai fait ce que j'ai pu pendant cette année-là pour être là, un soutien. Je lui avais envoyé 6 minutes du film. Elle n'avait pas regardé. Elle ne m'a rien dit. J'ai l'impression qu'elle voulait le voir avec moi.

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Qu'attendait-elle ?

Elle voulait une vie normale. Au fond, c'est ce qu'elle dit. C'est cette banalité. C'était une jeune femme normale et extraordinaire, très jeune et très mature, très optimiste et très désespérée ; tout cela à la fois. C'est ce qui la rendait magnifique. 

Elle disait, c'est une prison. En même temps, c'était sa terre. Il y a un extrait qui n'est pas dans le film, mais que vous allez, j'espère, voir un jour. Elle fait le geste en disant, "ma caméra, mon appareil photo, est comme une arme. Quand je tire une photo, c'est comme si je tirais une balle. Parce que ça a la force d'une balle". Et c'est vrai. Quand on regarde ses photos, on comprend aussi peut-être pourquoi ils l'ont éliminée. Parce que c'est ça, en fait pour effacer les images.

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Une réelle amitié est née entre vous, à distance ?

Ce qui m'a fait beaucoup de peine pour elle, c'est que souvent, quand elle parlait de ses malheurs, elle s'excusait. Quand elle était en larmes, quand l'Internet coupait, comme si c'était de sa faute. Elle disait que c'était normal. Et je disais que ce n'était pas normal du tout. En fait, j'avais honte, j'avais mal d'être de l'autre côté de l'humanité, qui regarde cette petite chambre de Gaza, comme elle l'appelait, la petite boîte, avec ses plus de deux millions de personnes qui sont enfermées là-bas et qui souffrent. Et nous, on est là à ne rien faire. Elle, elle s'excusait. Elle disait : "Je suis désolée de pleurer parce que j'ai perdu 13 personnes de ma famille qui ont été tuées". Moi, ça me mettait dans un tel état que j'en perdais mes mots. 

À un moment, je lui dis, "tu mets toujours un voile sur tes cheveux, est-ce que je pourrais voir ton vrai visage ?" Et là, elle répond, "je ne peux pas mais lorsqu'on va être ensemble, toutes les deux, je te montrerai mes cheveux". Oui, c'était une personne très généreuse, avec une forte conviction, mais qui était ouverte, prête à écouter mon point de vue, qui était très différent du sien. Et moi, je ne m'en suis pas cachée. En fait, dès le début, je lui ai dit, "toi, tu es croyante". J'ai accepté. C'était intéressant pour moi. Je sais d'où je viens, effectivement. Je suis née d'une famille de confession musulmane.

Moi, j'ai connu ce rêve qui s'est transformé en cauchemar en Iran. Je lui raconte ça, et elle écoute, elle boit mes paroles. C'est ça qui est intéressant. J'ai l'impression qu'au fil de cette année de conversations et de tournage, j'ai été transformée, mais elle aussi. C'est cela aussi qui fait la force du film, je pense, parce qu'on voit que toutes les deux, on change à travers ces échanges. 

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Quel serait le meilleur hommage à lui rendre ? 

Faire en sorte que Gaza et la Palestine soient libres. C'est ce qu'elle voulait. 

Ce film, c'est garder sa mémoire vivante en quelque sorte ?

Elle est là par le film, elle est là par ses photos. J'espère que le film sortira en salle le 24 septembre. Je vais tout faire pour que l'exposition de ses photos accompagne le film et que l'on voit autant que possible son visage et son sourire.

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