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Mobilisation #NousToutes ce #20novembre avant la Journée internationale contre les violences faites aux femmes. Ecoutez le témoignage d'une victime de tentative de féminicide, Florence Torrollionhttps://t.co/KbtnPkmNfE pic.twitter.com/XWoqCnaZoW
— TERRIENNES (@TERRIENNESTV5) November 18, 2021
Lorsque j’ai commencé à écrire un journal intime dans lequel je notais mes peurs, mes doutes, c’était un mois avant le drame. J’avais eu l’intuition que quelque chose de grave allait survenir et que je devais laisser une trace. Ensuite, l’absence de procès m’a également poussée à témoigner de tout ce que j’avais enduré. Car "l’autre", comme je le nomme dans mon livre, est décédé avant. Je me fichais de la condamnation, j’avais besoin de mots pour décrire qui il était. D’autant que lorsqu’il est sorti de prison, après dix-huit mois, il s’est revictimisé et m’a décrite comme "la méchante".
Ces dernières années, on parle de plus en plus des féminicides, mais est-ce qu’on parle du parcours des survivantes ?
Florence Torollion
Dans ce genre d’histoire, le coupable est toujours pris en charge c’est-à-dire qu’il bénéficie de soins, d’une demande de remise en liberté… Mais la victime qui s’en occupe ? Il n’y a pas de présomption d’innocence pour elle. La victime est toujours obligée de justifier son statut de victime. Ces dernières années, on parle de plus en plus des féminicides, c’est très bien mais est-ce qu’on parle du parcours des survivantes ? Que faisons-nous pour celles qui se sont échappées, qui ont survécu en perdant tout ? Qui s’occupe de nos traumas ? De nos enfants ? Qui se soucie de toutes celles qui comme moi un jour n’ont plus de travail, plus de maison, plus rien ? Très peu.
Pourquoi n’êtes-vous tout simplement pas partie avant ? Avec le caractère que vous avez !
Question fréquemment posée à Florence Torrollion
Je prends aussi la parole lors de conférence pour décrypter ce qu’est le phénomène d’emprise. Car beaucoup me posent souvent la question : "Pourquoi n’êtes-vous tout simplement pas partie avant ? Avec le caractère que vous avez !" C’est important de témoigner, d’autant plus pour les autres. Je parle au nom de mes soeurs. Ces femmes qui sont souvent des ombres dans les tribunaux, des chiffres déshumanisés au possible. J’espère qu’un jour les choses changeront et qu’elles ne seront pas obligées de connaître ce que j’ai traversé.
Après les violences conjugales, vous êtes confrontée à une autre violence, celle des institutions supposées vous protéger…
Tout commence à la gendarmerie, où je me rends cinq fois avant le drame. Cinq fois les gendarmes n’ont pas pris la peine de prendre pas ma plainte. Cela remonte à cinq ans, et les choses ont peut-être changé depuis. Seulement le féminicide de la jeune Chahinez Daoud, en mai 2021, alors qu’elle avait porté plainte le mois précédent contre son mari violent, prouve le contraire. Le policier qui avait pris la plainte avait lui-même été condamné pour violences intrafamiliales et une mission d’inspection avait émis des doutes sur le sérieux du suivi de son mari violent.
Une femme victime de violence conjugale, croyez-vous vraiment qu’elle ait envie de passer la porte d’une gendarmerie ? Il n’y a souvent pas d’espace privé pour recevoir ces femmes destabilisées. On cherche nos mots, encore sous le coup d’un acte violent. Le jugement des policiers est parfois sans appel : pas ou peu "fiables", soit disant.
Comment les choses se sont-elles déroulées dans votre cas ?
"L'autre" a été incarcéré dix-huit mois. Ce n'était que de la préventive, car il n'a jamais été jugé. Là aussi, c’est une attente terrible avant le verdict qui, finalement, ne sera jamais prononcé. Alors qu’il est emprisonné, je suis incapable de reprendre une vie professionnelle. Or malgré mes traumatismes, la fonction publique territoriale me demande de retourner travailler dans l’EHPAD où "l’autre" m’a poignardée. Il a ensuite été libéré avec un bracelet électronique, mais les autorités perdent sa trace une journée. Je vis constamment dans la peur. Puis vient la reconstitution, deux après les faits. Vous revoyez l’arme devant vous. C’est un véritable cauchemar. Vous devez sans cesse raconter votre histoire et, surtout, justifier votre statut de victime.
Le corps des victimes de violences conjugales peut somatiser parfois des années plus tard. Vos soins sont-ils toujours pris en charge ?
Le corps a une mémoire et le mien n’est que souffrance. Je suis atteinte de fibromyalgie. Je me suis faite opérer d’un nodule à la gorge, à l’endroit même où j’ai posé la paume de ma main pour me protéger des coups de l’autre. Aucun moyen d’affirmer que cette maladie est en lien avec les violences, la justice ne le reconnaît pas. Lorsque j’ai tenté de le faire reconnaître auprès de la Commission d'indemnisation des victimes d'infractions pénales (Civi), l’un des médecins experts m’a affirmé : "Toutes les victimes ressentent la même chose que vous. Voilà, c’est une fatalité, Madame !"
Grâce à la Civi, j’ai pu bénéficier de soins médicaux. Il faut dire que mes blessures se voyaient, mais certaines sont invisibles. Les violences conjugales ont un coût pour la Sécurité sociale. Et cette Commission qui dépend de médecins assureurs pratique avant tout une logique financière : tenter de faire baisser le préjudice, donc la prise en charge pour les victimes.
"Une victime qui ne lutte pas comme je l’ai fait doit certainement abandonner, ou finir au fond d’un hôpital psychiatrique. Ou suicidées… (…) Je sais que d’autres femmes n’ont pas eu ma force", affirmez-vous dans votre livre.
La justice française est un véritable rouleau compresseur ! Les magistrats, les juges d’instruction, certains avocats, etc. ont encore besoin d’apprendre le processus d’une victime. Je ne remercierai jamais assez Solidarité Femmes de Dijon. Sans cette association, je sais pas où j’en serais aujourd’hui…
Qu’est-ce qui est mis en place pour protéger une victime de violences conjugales une fois sortie de son domicile ? Si ce qu’elle vit après est pire, elle retourne chez elle.
Florence Torrollion
Lorsque je suis sortie de l’hôpital, le visage complètement tuméfiée sous des bandages, je ne savais pas où aller. Impossible de me rendre chez des amis, au milieu d’une vie de famille normale. J’étais habitée par une peur viscérale. Vous êtes livrée à vous-même. L’hôpital me propose une chambre en hôpital psychiatrique, je refuse. Ce sera finalement le 115 où je passe la nuit sur un matelas sale, mes plaies ouvertes, au milieu des personnes de la rue. Ma maison aurait été ouverte, je rentrais chez moi.
Qu’est-ce qui est mis en place pour protéger une victime de violences conjugales une fois sortie de son domicile ? Si ce qu’elle vit après est pire, elle retourne chez elle. Au 115, je croise la psychologue de Solidarité Femmes. C’est elle qui a poussé toutes les portes. Grâce à l’association, j’ai été mise en sécurité dans un studio avec caméras et un loyer très bas. Une fois installée, mon accompagnement a été complet : justice, psys et plus encore.
En 2019, vous avez participé au Grenelle contre les violences conjugales lors duquel vous avez interpellé le président Emmanuel Macron. Quelles étaient vos recommandations pour une meilleure prise en charge des victimes ?
Donner des moyens ! Nous avons tous les outils à notre disposition, seulement il n’y a pas assez de fonds alloués. A cette époque-là, sur Dijon, il n’y avait que deux bracelets anti-rapprochement mis à disposition. Toutefois, je doute de l’efficacité de ce dispositif : croyez-vous vraiment qu’il empêche de tuer une personne ? Ce que je préconise en priorité : mettre à l’abri ces femmes dès lors qu’elles ont eu le courage de quitter un conjoint violent. Selon les statistiques, le départ survient en moyenne après neuf tentatives. La femme victime étant souvent rattrapée par du chantage affectif.
Récemment, j’ai visité à Nantes, proche du CHU, une structure innovante ouverte depuis 2019 : Citad’elles. Il s’agit d’un lieu de ressources pour accueillir, informer, écouter, soutenir et accompagner les femmes victimes de violences ainsi que leurs enfants, eux-mêmes victimes à part entière. Une femme avec enfants est souvent épuisée par toutes les démarches administratives. Là, elle est reçue par la CAF, les travailleurs sociaux, des infirmiers, des psychologues, des professionnels juridiques, etc. qui y ont leurs bureaux. Ce projet développé par quatre associations a notamment pu voir le jour car la maire de Nantes, Johanna Rolland, a débloqué des fonds. C’est la première fois en France qu’émerge un tel projet global avec une approche pluridisciplinaire, ouvert 24h/24 et 7j/7. Il faudrait déployer des Citad’elles sur tout le territoire.
Penser aux victimes décédées, mais aussi aux survivantes. Car vivre, après, ce n’est pas une chose facile.
Florence Torrollion
Il est temps que les mentalités changent. Il faut aussi de la prévention dans les écoles, les hôpitaux, les secteurs administratifs et juridiques, les instances de police. Penser aux victimes décédées, mais aussi aux survivantes. Car vivre, après, ce n’est pas une chose facile. Des années de calvaire… Mais au bout du tunnel, la reconstruction est possible.
Aujourd’hui, vous êtes psychopraticienne et venez en aide aux femmes victimes de violence conjugale. Pourquoi ce choix ?
J’ai été éducatrice, avec une formation d’aide médicopsychologique, pendant vingt-cinq ans. Je me suis donc dirigée vers le métier de psychopraticienne afin de trouver du travail. La formation reposait sur les outils du thérapeute américain Carl Rogers, reconnu comme l'un des psychologues les plus influents du 20ème siècle. Ses écrits m’ont tout de suite parlé. Toutefois, je ne me sentais pas légitime au départ. Je me souviens avoir dit à ma formatrice : "Regardez-moi, comment voulez-vous que je sois crédible devant quelqu’un un jour avec ce visage ?" Elle m’a regardé puis répondu : "C’est bien parce que vous avez traversé cela que vous pourrez être une thérapeute". Effectivement, cette parole éprouvée me rend crédible. Je l’ai vécu et je sais d’autant plus par quoi les victimes passent.
Cette force, toute victime de violence conjugale l'a en elle. C’est ce que je vais chercher chez les femmes qui me consultent pour qu’elles construisent ensuite avec.
Florence Torrollion
J’ai donc commencé par faire une auto-analyse : j’ai dû sortir mes tripes sur la table pour pouvoir parler ensuite aux autres. Il a aussi fallu que je dompte ma colère parce qu’à chaque fois que j’arrivais à la formation, un déconvenu avec la justice m’était tombé dessus. J’ai finalement appris à manier mes émotions. Il faut une force incroyable pour endurer tout ce qu’on traverse en tant que victime. Cette force, toute femme victime de violence conjugale l’a en elle. C’est ce que je vais chercher chez les personnes qui me consultent pour qu’elles réussissent ensuite à avancer et construire quelque chose avec.
A quel moment peut-on dire qu’on est reconstruit ?
Le chemin est long… Je suis tout simplement redevenue celle que je suis réellement, une combattante. Mais je n’ai rien oublié, je ne peux rien oublier : tous les jours devant ma glace, je vois. Les cicatrices me disent que l’oubli est impossible. Je vis avec ma colère, que j’ai dû dompter pour en faire quelque chose. Pour moi, pour les autres femmes, aussi. J’ai eu de la chance, je suis en vie.
Pour nous, les victimes, c’est très compliqué de vivre normalement après. Nous sommes comme des droguées, toujours en train de se demander : qu’est-ce qui va se passer ? Avec un homme violent, on ne sait jamais ce qui va se produire dans le quart d’heure voire la prochaine minute. C’est difficile ensuite de retrouver une vie dite "normale", une vie de couple saine, quand on a été habituée à ces moments d’adrénaline, de shoot comme un drogué. On est sans cesse sur le qui-vive, déstabilisée par une vie linéaire. Moi-même, j’ai encore des zones d’ombre. Ma maison, ni mon intime, ne sont ouverts. C’est compliqué d’accueillir des gens chez moi. Je me protège encore.
A l’occasion du 25 novembre quels messages voulez-vous faire passer ?
C’est toujours le même qu’en 2019 : protégez-vous ! Il faut vraiment bien préparer son départ puis se mettre en sécurité. C’est très souvent à ce moment-là, lorsqu’elles décident de fuir, que les femmes victimes de violences conjugales sont le plus en danger. Les associations font un travail incroyable et il faut les soutenir financièrement. Elles ont les bons outils, les hébergements d’urgence, etc. En ce qui me concerne, je n’ai pas toujours eu les aides sociales pour aller voir un thérapeute. C’est difficile pour celles qui n’ont pas les ressources nécessaires. D’autant que les listes d’attente dans les centres médico-psychologiques (CMP) sont épouvantables. Heureusement que la psychologue de Solidarité Femmes m’a suivie. Cette main tendue, je la tends désormais aux autres. Mais, encore une fois, il faut s’en sortir pour pouvoir vivre la vie d’après.