Magda Haroun, à la tête des dernières juives d'Egypte, pour que leurs traces ne soient pas effacées

Elle a la voix toujours tranquille, le regard clair, le sourire facile qui marquent une détermination sans faille. A 65 ans, Magda Haroun, avocate, a décidé de se consacrer aux dernières membres de la communauté juive d'Egypte, uniquement des femmes âgées, et d'organiser la préservation d'un patrimoine exceptionnel pour l'histoire de l'Egypte, du XXème siècle, et finalement de l'humanité.
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Magda Haroun
Magda Haroun à l'occasion du film du cinéaste égyptien Amir Ramses, le deuxième volet du documentaire consacré aux "Juifs d'Egypte - la fin du voyage"
(c) Amir Ramses
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Lorsque la dépêche est tombée sur le fil de l'Agence France Presse, le 27 mars 2017, une bouffée d'inquiétude m'a envahie. Etait-il, encore, arrivé quelque chose à cette poignée de femmes fortes et frêles à la fois, à commencer par Magda Haroun et sa mère Marcelle ?

Heureusement, le correspondant Emmanuel Parisse voulait seulement rendre hommage à ces survivantes d'un passé oecuménique et cosmopolite, dont l'Egypte peine à se souvenir et que certains, même, voudraient effacer. "Aujourd'hui, à 91 ans, Marcelle Haroun compte parmi les six derniers membres de la communauté juive du Caire, six femmes. A Alexandrie, ils sont encore une douzaine. (.../...) L'Egypte compte aujourd'hui une dizaine de synagogues et d'innombrables objets religieux, souvent délaissés. Comme nombre d'autres antiquités égyptiennes, les monuments juifs ont besoin de restauration. (.../...) Magda est l'ange gardien des derniers Juifs de la capitale égyptienne, soit en tout et pour tout cinq vieilles dames, dont sa mère."

En voyant leurs noms ainsi imprimés, odeurs et sons m'ont assaillie, ceux de mon premier séjour au Caire en quête des parfums qui imprégnaient les souvenirs de ma grand-mère Evelyna Curiel, native du Caire, et les mots rieurs des cousins de mon père : senteurs âcres douces de jasmin, de mangue et de goyave, bruits des bouteilles de gaz lancées par des porteurs s'interpellant à grands cris, au petit matin dans la cour de l'immeuble où vivaient Chehata et Marcelle Haroun, leurs filles Magda et Nadia, et la Nonna, grand-mère imperturbable et souriante.

Le Caire, une femme âgée et belle

Chehata, le "chef de famille", comme l'on disait alors, croyait régner sur une tribu de femmes, qui elles n'en faisaient qu'à leur tête, se moquant gentiment de cet avocat rond et souriant, plusieurs fois passé par la case prison, parce que juif, parce que communiste, resté "a-sionniste", toujours optimiste. L'un de ses grands plaisirs était d'embarquer les visiteurs tout juste débarqués de Paris dans une visite du Caire, loin de tout critère touristique : nous allions à la découverte de tous les lieux où Henri Curiel était passé, s'était arrêté. Cet autre juif d'Egypte avait fondé les prémices du parti communiste égyptien dans les années 1940. Expulsé par le roi Farouk en 1951, il continua en France ses combats, anticolonialistes d'une part,  pour la paix entre Israël et ses voisins arabes d'autre part. Avant d'être assassiné à Paris le 4 mai 1978.

Chehata s'arrêtait à un carrefour et il pointait du doigt un magasin "voilà, c'est là qu'Henri avait sa librairie", et il pleurait. Il montrait un immeuble ou encore le célèbre café Groppi "c'est ici que nous nous réunissions", et il pleurait. Avocat, il avait procédé à la liquidation des derniers biens de la famille en Egypte, après la disparition de la dernière représentante des Curiel en 1963. Il n'avait pas manqué non plus de stopper devant la synagogue Cha'ar HaChamaïm, devant laquelle il passait chaque jour pour se rendre de son domicile à son bureau. Et où son père avait son banc...
 
synagogue, Shaar Hashamayim
Devant la synagogue  Shaar Hashamayim, la plus grande du Caire, à l'occasion la cérémonie lors du décès brutal, en mars 2014, de Nadia Haroun, soeur de Magda, fille de Chehata et Marcelle, alors présidente de la "résiduelle" communauté juive d'Egypte.
AP Photo/Ahmed Gomaa
Alain Gresh, lui aussi né au Caire, rappelle qu'à l'enterrement de Chehata en 2001, quelques lignes de sa main ont été lues  : « Chaque être humain a plusieurs identités. Je suis un être humain. Je suis Egyptien lorsque les Egyptiens sont opprimés. Je suis Noir lorsque les Noirs sont opprimés. Je suis juif lorsque les juifs sont opprimés et je suis Palestinien lorsque les Palestiniens sont opprimés. » Et le journaliste (Le Monde diplomatique, puis Orient XXI),  poursuit : "Il déclinait toute appartenance « étroite », toute assignation à une identité figée, excluante. Il mena dans son pays un combat rude, parfois douloureux. Il fut arrêté à plusieurs reprises comme communiste mais aussi comme juif et « donc » comme agent potentiel d’Israël. Il suscita même parfois la méfiance de certains de ses propres camarades de gauche, incapables de faire la différence entre « juif » et « sioniste ». »

Magda a hérité cette empathie de son père. Elle aime aussi montré sa ville sous ses aspects inconnus. Elle m'avait entraînée sur des hauteurs d'où l'on voyait la ville tentaculaire s'étaler, striée par le Nil, enveloppée d'un halo de pollution et de sable mêlés, avec ce commentaire : "Le Caire, tu vois,  c'est comme une femme un peu âgée, sa beauté est cachée, il suffit de bien regarder pour la dévoiler."

Dans les quelques clichés que l'AP, Associated press, lui a consacré, on la voit toujours guidant les uns et les autres, conviant les invités, tels d'illustres visiteurs, à contempler les édifices de ce qui fut l'une des plus vivantes communautés juives du Proche et Moyen Orient au fil des siècles. A l'origine architecte d'intérieur, passionnée par l'ikebana japonais, reconvertie en professionnelle du droit, Magda consacre une grande partie de son temps à la mémoire juive d'Egypte et à ces quelques femmes restées dans ce pays malgré les aléas de l'histoire, par volonté, par choix ou par hasard. Elle a repris le flambeau qui avait manqué s'éteindre après la mort brutale de sa soeur cadette Nadia, en 2014.
 
Magda Haroun, hôtesse de la synagogue et autres vestiges du patrimoine juif du Caire
Magda Haroun, hôtesse de la synagogue et autres vestiges du patrimoine juif du Caire On la voit ici accueillir le Cheikh musulman Mohammed Naser à la synagogue Shaar Hashamayim, la plus grande du Caire, en juillet 2014
 
AP Photo/Amr Nabil

Des millénaires de présence des Juifs sur les rives du Nil et puis plus rien ?

Après des années d'indifférence ou de rejet, sentiments oscillant au rythme des conflits entre Israël et ses voisins ou impulsés par la condition des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, l'intérêt pour cette histoire commune égyptienne s'est réveillé à la faveur de la révolution de 2011. Une curiosité qui s'est manifestée avec force lors de la sortie, au Caire en 2014, du film du jeune cinéaste Amir Ramses "Jews of Egypt". Avec une succession de faits inattendus : pour la première fois un documentaire était projeté dans plusieurs cinémas, en général habitués aux gros films d'action, et cela plus d'un mois durant ; soirée après soirée, cette oeuvre de plus de deux heures était projetée devant des salles combles ; les médias égyptiens, internationaux en parlèrent abondamment ; le film fut récompensé et diffusé partout dans le monde, des Etats-Unis au Royaume Uni, du Proche Orient en Afrique, etc, etc.

Rien n'était pourtant gagné pour la sortie de ce film. Malgré la paix signée en 1978 entre Isréël et l'Egypte, la présence puis la "disparition" des juifs d'Egypte reste un sujet tabou. Comment cette communauté (jusqu'à 120 000 personnes au XXème siècle) qui vivait là en osmose parmi le peuple égyptien depuis la nuit des temps, avait-elle était effacée de cette terre ? Leur départ se fit en plusieurs vagues, dont la plus importante fut celle de 1956, à l'occasion de la guerre de Suez menée par la France et le Royaume Uni, auxquels s'était associé le tout jeune Etat d'Israël. Le sujet est si sensible que le ministère de la Culture a exigé l'ajout d'un message en préambule de "Jews of Egypt" : "Cette oeuvre est une création de l'imagination" du réalisateur...
 
Pour ce film, Amir Ramses, qui fut l'assistant de Youssef Chahine, n'avait pas réussi à convaincre Magda et Nadia Haroun de participer au tournage. Elles étaient restées en retrait dans un mélange de pudeur et de crainte. Le film, en forme de vaste fresque, évoquait surtout des figures du XXème siècle, parties prenantes de l'histoire économique, politique, culturelle de l'Egypte, tels la chanteuse et actrice Leïla Mourad, le cinéaste Togo Mizrahi, ou le militant Henri Curiel. Et on y entendait les témoignages de ceux, femmes et hommes, qui étaient partis, le plus souvent sans animosité aucune pour leur ancienne patrie. Seul Albert Arié toujours au Caire parmi la poignée des "restants" avait accepté de parler.
 

Des "vieilles dames" sans regret, tournées vers l'avenir

Après ce premier opus, avec ténacité, Amir Ramses obtint le feu vert de Magda et Nadia Haroun, et avec elles de ces quelques vieilles dames réjouissantes, nullement tenaillées par le regret ou la nostalgie. Un deuxième volet beaucoup plus intimiste, très émouvant, bouleversant parfois, intitulé "Juifs d'Egypte, la fin du voyage". Dont l'épilogue est gravé par la mort prématurée de la magnifique Nadia. Adieu tout à la fois symbolique et si réel.
 
Désormais, Magda Haroun, possède, seule la clé de la synagogue Cha'ar Hachamaïm et du Saint des Saints : la niche où sont rangés les rouleaux de la Torah, de véritables antiquités pour certains, qu'elle manipule avec précaution. Elle veille aussi sur le patrimoine de la communauté : "C'est mon devoir pour les générations futures", dit Magda dont le rêve est de voir ces trésors un jour exposés devant le grand public. "Le ministre m'a promis l'ouverture d'un musée des civilisations où toutes les civilisations qui ont vécu en Egypte seront représentées", dit-elle.
Et l'on imagine son si beau sourire s'épanouir, porté par un optimisme irréductible...
 
juifs d'Egypte cercueil Nadia
De nombreux Egyptiens portaient dans les rues du Caire le cercueil de Nadia Haroun, architecte puis avocate, l'une des dernières juives d'Egypte en 2014. 
AP Photo/Ahmed Gomaa

Suivez Sylvie Braibant sur Twitter @braibant1