Qu’aurait été Mai 68 sans les Beaux-Arts de Paris ? Sans l’impact des slogans percutants, des visuels « sismiques » concoctés dans son Atelier Populaire et affichés sur tous les murs de France ? Il y avait beaucoup de femmes agissantes parmi ces artistes. Une passionnante exposition leur rend hommage.
Une fois de plus l’Histoire avait retenu pour l’essentiel, jusqu’il y a une décennie, les noms et les actes des protagonistes mâles d’un des épisodes majeurs du XXème siècle que fut Mai 68. Les figures de Cohn-Bendit, du Général de Gaulle se plaignant de la « chienlit » et de Georges Pompidou traitant l’opposition d’ « enragés » y dominant la myriade de responsables de partis politiques, de meneurs d’organisations de gauche comme de droite, de leaders syndicaux et d’intellectuels.
Depuis, des historiennes sont passées par là et leur lecture de l’Histoire, leurs recherches dans les archives, leur tropisme pour des thématiques liées au devenir social et personnel tant des femmes que des hommes, donnent à embrasser un champ beaucoup plus complet de constats et de réflexions. C’est notamment ce qu’on retient de l’ouvrage passionnant né sous la plume de Ludivine Bantigny, qui estime pour cette période que, « parmi les clivages à dépasser, le rapport femmes-hommes est sans doute le moins interrogé » (voir encadré)
Les deux commissaires de l’exposition qui se tient aux Beaux-Arts de Paris, Philippe Artières et Eric de Chassey, entourés de plusieurs expertes « maison », ont été attentifs, eux aussi, à redonner aux femmes leur place au sein de la génération artistique de 68 et au-delà, au fil d’un parcours qui embrasse le contexte général.
Des saisies pour le fond d'archives
Ils ont, pour ce premier acte parisien de commémoration des événements (qui se poursuivront dès ce mois de mars sous la houlette du Centre Pompidou, à Nanterre et à la BNF notamment) pioché dans les fonds d’archives des Beaux-Arts, principalement constitués de dons et de legs, non sans bénéficier de documents empruntés à La Contemporaine (BDIC) très riche en ressources y compris numériques sur Mai 68, et aux Archives Nationales, dont on croit savoir qu’il s’agit surtout de saisies de la Préfecture de police de l’époque !
Les étudiantes étaient bien sur le front
« Images en lutte » aux Beaux-Arts de Paris, lieu de la créativité militante s’il en fut, permet d’affiner l’analyse, d’autant que les affiches, toiles, sculptures et autres documents réunis pour évoquer « la culture de l’extrême gauche en France » couvrent la période allant de Mai 1968 – l’épisode fondateur du 22 mars à l’Université de Nanterre a mûri dans les têtes ! - jusqu’à 1974, date à laquelle furent dissous nombre de groupes jugés extrémistes. Et qu’il y est question certes de la libération sexuelle amorcée par Mai 68, avec ses dérives et ses vraies avancées pour les femmes, mais aussi de la naissance du Mouvement de Libération de la Femme, le MLF, qui tint, lui aussi, ses assemblées régulières aux Beaux-Arts de Paris, de même que le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, le FHAR.
Dès l’entrée des lieux, les affiches couvrent les murs comme elles le faisaient à l’époque à travers toute la France. Ni cadre, ni vitre. Juste collées sur « japon » tant le papier de l’époque, mis à disposition par de généreux imprimeurs, est aujourd’hui fragile. Certaines sont devenues mythiques, qui symbolisent le pouvoir essentiellement identifié au Général de Gaulle, la coupole de la Sorbonne, les cadences dans les usines, la solidarité avec ouvriers, cheminots, bateliers, paysans. Au point qu’on est en droit de se dire que jamais une révolution n’a bénéficié d’une telle puissance créatrice.
Une puissance qui, soit dit en passant, n’est pas sans susciter encore la spéculation des collectionneurs : pour preuve, la vente toute récente de quelque 500 affiches chez Art Curial où l’enchère la plus haute – 2600 euros - s’est portée sur le visuel d’une femme anonyme, mais oui, jetant un pavé avec le slogan « la beauté est dans la rue » !
Les femmes de l’Atelier populaire des Beaux-Arts ont respecté leur engagement, à savoir le sacro-saint anonymat décidé en assemblée, pour garantir la dimension collective de la pratique subversive. Voilà pourquoi les noms des créatrices d’affiches de mai 68 ne sont pas connus.
"Une volonté d'anonymat et de travail collectif"
Anne-Marie Garcia, conservatrice des collections aux Beaux-Arts, raconte comment les affiches étaient tirées de nuit à l’Atelier Populaire, en mai et juin 68, après avoir été soumises en Assemblée générale au sein même de l’Ecole occupée. Elle se souvient aussi de la découverte inattendue de projets de croquis et de slogans, annotés, il y a un an, dans les greniers de l’établissement, exposés ici pour la première fois.
Quand on l’interroge sur la présence d’étudiantes au sein de l’Atelier Populaire, elle ne peut mettre des noms: «
aucune femme architecte ou artiste n’a revendiqué tel ou tel dessin, respectant en cela la volonté initiale d’anonymat et de travail collectif. Mais il est clair qu’il y en eut ». Les photos prises sur le vif en attestent. Etudiantes au sommet des échelles ou accrochant des affiches à peine sorties des ateliers de sérigraphie, ou encore assises au sol, le pinceau à la main, penchées sur d’immenses feuilles de papier. «
Il n’était pas question d’évincer les étudiantes des débats qui agitaient les Beaux-Arts, à commencer sur le non-sens de la formation imposée alors par
l’enseignement artistique à de futurs architectes ». Et Anne-Marie Garcia de souligner les thèmes qui ont fédéré l’école dans une France déjà en ébullition, à savoir le parlementarisme, le capitalisme, les systèmes de production, l’exploitation sociale des immigrés, les médias considérés comme aux ordres, à commencer par l’
ORTF. La ridiculisation du Général et la diabolisation du méchant CRS ne faisaient apparemment pas l’unanimité, même si les affiches exposées disent quelle faction l’a emporté.
A regarder de près le volumineux catalogue de l’exposition, très complet en termes d’illustrations et de ressources, et qui s’emploie notamment à établir une cartographie des gauchismes français, on arrive à débusquer, parmi les nombreux artistes répertoriés, les noms d’étudiantes qui ont forcément œuvré à l’
Atelier Populaire ! Il s’agit notamment, de Zipora Bodek, d’origine hongroise, auteure d’une couverture pour le Bulletin de la Jeune Peinture, présente dans une des vitrines à l’initiative de son ex mari et compagnon de lutte d’alors, le peintre Pierre Buraglio.
La voix de la bourgeoise
Il y a les traits du fameux chien docile du label « la voix de son maître » penché sur le pavillon d’un gramophone, doublé ici d’un animal enragé. Il s’agit aussi de la peintre Monique Frydman, devenue aujourd’hui une des grandes représentantes de l’abstraction : elle témoigne ici sur son questionnement d’alors quant à la place de l’art dans la société et sur son refus du système marchand, au point qu’elle interrompra sa carrière artistique jusqu’au milieu des années 70. On la voit sur des clichés, en compagnie de ses marionnettes géantes fabriquées de toutes pièces, et de sa complice l’écrivaine
Hélène Bleskine, animant des spectacles radicaux de rue ou donnés en marge des Assemblées Générales dans les usines. Un engagement que Monique Frydman, membre active du MLF, poursuivra au travers de la défense du droit à l’IVG en tandem avec son mari, le célèbre obstétricien René Frydman, père ensuite du premier bébé éprouvette et spécialiste de la PMA.
L’internationalisation des engagements artistiques
A partir de 1968 et au cours des années qui suivirent, les créateurs et créatrices impliqué.e.s dans la mobilisation en faveur des peuples du Vietnam et du Cambodge, de la cause noire américaine, ou dans l’approche des régimes cubain et chinois ainsi que de la problématique du Proche Orient, se font entendre, au travers d’oeuvres personnelles ou collectives, et d’événements « coup de poing », prolongeant la lutte anticolonialiste des années 60, mais aussi les affrontements entre maoïstes, staliniens, anarchistes, situationnistes, etc.
Toutes préoccupations qui les rapprochent des universitaires.
Aux côtés de grandes toiles liées à des événements tragiques marquants ou à des situations symboliques, signées Bernard Rancillac Gilles Aillaud ou de membres de la
Coopérative des Malassis, il y a lieu de scruter les cimaises et les vitrines de la section des Beaux Arts consacrée à l’ « ailleurs fantasmé » pour se remémorer des personnalités comme Angela Davis alors emprisonnée ; celles de la réalisatrice Marceline Loridan, partie tourner avec Joris Ivens dans l’enfer des paysans vietnamiens, et de l’actrice américaine Jane Fonda qui poursuivait , son engagement pacifiste à Paris, ainsi qu’aux Festivals de Cannes et de Venise; de Delphine Seyrig, (très investie dans les réseaux féministes et signataire du Manifeste des 343 appelant à la liberté pour les femmes de recourir à la contraception et à l’avortement ( aux côtés de Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Jeanne Moreau et Catherine Deneuve), ici personnage central du film « Mister Freedom », dénonciation virulente et parodique du capitalisme, signée William Klein ; ou encore de la chanteuse
Colette Magny pour laquelle l’artiste communiste Ernest Pignon-Ernest avait signé la pochette
magistrale du 33 tours « Répression » , tandis que Brigitte Fontaine interprétait « Quand les ghettos brûleront » et Judith Reyes « Paysans et guerilleros » en référence à la révolution cubaine.
L’ouvrage de la politologue italienne
Maria Antonietta Macciocchi « De la Chine », un temps chercheuse à l’Université de Vincennes, rappelle combien le début des années 70 fut marqué de diatribes, voire d’affrontements physiques et d’interdits entre maoïstes et staliniens. L’exposition des Beaux-Arts évoque au passage comment les artistes mettaient en place des happenings de grande ampleur, telle l’occupation surprise - pendant 10 minutes ! - de l’exposition « Douze ans d’art contemporain en France », au Grand Palais, le temps pour la police d’imposer le décrochage des tableaux litigieux. On notera au passage que ladite exposition présentait 4 femmes pour 72 exposants…
Tous unis face à l’exploitation ?
Tous, toutes uni.e.s ? Vraiment ? Les travailleurs et travailleuses, les paysans et paysannes, les étudiants et étudiantes, même si l’on sait que, dans certains secteurs comme l’automobile et les mines de charbon, le travail était essentiellement masculin ? Oui, la mixité était au cœur du monde ouvrier. « Les Lip confisquent 2 milliards de montres » titre un journal local tandis que le quotidien Libération consacre un hors série de 53 photographies aux « travailleurs de Lip »…
Dans la célèbre usine horlogère de Besançon, parmi les affiches, les tracts et les Unes rappelant quelques-unes des actions restées dans les mémoires des contemporains, on retrouve ici une série d’arrêts sur images concernant Christiane et Monique, porte-parole des travailleuses , extraite du documentaire réalisé entre 1973 et 1976 par Carole Roussopoulos, créatrice du
collectif Vidéo Out. On visionne aussi le témoignage dans lequel Monique a l’idée de remplacer les mots « homme » par « blanc » et « femme » par « arabe » pour frapper les esprits.
Les ouvrières de l’usine Cousseau habillement en Vendée, parties pour 109 jours de grève, ont inspiré, elles aussi, des visuels, d’autant plus qu’elles ont rédigé les paroles de chansons qu’elles entonnent tout en fabriquant des chemises dans des ateliers provisoires ! Il est vrai que, dans cette usine comme dans d’autres, les occupations donnent lieu à des moments festifs et démocratiques où les femmes n’hésitent pas à donner leur avis sur la productivité, les cadences, l’autogestion.
La mobilisation en chantant, on la retrouve chez Dominique Grange et la pochette de son album « Les Nouveaux partisans ». Affiliée alors à la gauche prolétarienne, la chanteuse militante se qualifiait encore récemment d’ « engagée à perpétuité ». Ou encore dans le documentaire de Martin Karmitz « Coup pour coup », une fiction
interprétée par de vraies ouvrières dans laquelle elles séquestrent leur patron.
Est-ce à dire que l’unité de la classe ouvrière passe par le maillage hommes-femmes ? On peut rêver, tant on constate que les positions des syndicats et des partis ont connu de fréquents atermoiements en la matière, à l’époque. Mais on se réjouira qu’aient existé des « moments de grâce », ou des prémisses de « lendemains qui chantent » comme ceux évoqués ici.
Les voix féminines qui portent
D’autres femmes, remarquables et totalement investies entre 1968 et 1974, se profilent dans la frise des événements rappelés aux côtés des documents rassemblés sous le volet « le bidonville, la prison, la maison, la communauté » principalement centré sur le travail des urbanistes engagés. Si Juliette Greco et Isabelle Aubret auraient pu être retenues, on trouve ici l’avocate Gisèle Halimi et la solaire initiatrice du Théâtre du Soleil, toujours active à la Cartoucherie de Vincennes, Ariane Mnouchkine. Elle a alors monté, en marge de son spectacle 1793, les minutes du procès des mutins de Nancy.
Toujours sur l’univers carcéral. Hélène Chatelain, tourne « Les prisons aussi » dans la lignée des écrits de Michel Foucault, tandis que Nicole Linhart œuvre avec Serge July en solidarité avec les grévistes de la faim et les prisonniers politiques. Catherine Cot et Isabelle Auricoste, quant à elles, participent en 1969 à la mise en route du Groupe Utopie et à la réflexion engagée autour d’un nouvel urbanisme solaire, écolo, intégrant crèches et maisons populaires. On repère des intellectuelles telle Marie-José Jaubert, des grandes reporters comme Katia Krupp, Michèle Manceaux, qui signent (aux côtés de Sartre, de Godard, de Clavel et de bien d’autres) le Manifeste s’insurgeant contre les atteintes à la liberté de la presse. Ou encore l’artiste turque Nil Yalter dont les collages, exposés ici, renvoient aux conditions de vie des populations immigrées dans des ghettos.
Les femmes, on les retrouve, anonymes, défilant en tête, dans les affiches rappelant la mobilisation anti-militariste sur le plateau du Larzac, ou dans le documentaire co-réalisé par Isabelle Lévy. On les remarque sur les photos, parmi les 200 000 personnes assistant, en février 72, aux obsèques du jeune ouvrier maoïste
Pierre Overney, « assassiné par la milice patronale de Renault Billancourt ». On les observe actives dans la création de comités de quartiers qui s’emploient à venir au secours de femmes isolées ou à informer sur le divorce. On les devine dans la création des premiers centres de planning familial ainsi que dans la mise en œuvre, bien sûr, du mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception,
le MLAC, dont une affiche rappelle qu’ « on ne mendie pas un juste droit, on se bat pour lui ».
« Les corps » pavoisent et le MLF élit domicile aux B-A.
Le dernier volet de l’exposition des Beaux-Arts affiche la couleur sous le titre générique « les corps ». Car les images en lutte rassemblées dans ce bâtiment majestueux des bords de Seine, non loin de l’Académie Française et du Louvre, sont aussi celles du féminisme et notamment de la naissance du Mouvement de Libération de la Femme.
Le MLF, imaginé dès 68 par
Antoinette Fouque (la Ville de Paris vient tout juste de baptiser une rue à son nom) et
Monique Wittig, ses deux militantes emblématiques, a organisé à partir de 1971 ses réunions hebdomadaires dans le grand amphithéâtre des Beaux-Arts de Paris. Et comme pour les occupants de 68, l’organisation s’en fera déloger sans ménagement par la police en 1974.
On retrouve ici la trace de la première action publique du Mouvement, parti déposer, en aout 1970 à l’Arc de Triomphe, une gerbe pour « celle qui est plus inconnue que le soldat inconnu, sa femme ».
Photo 1971 Le Torchon brûle
Les publications du MLF, dont « Les Pétroleuses » que dirigeait Michèle Descolonges , proche du mouvement ouvrier, et « Le Torchon brûle » animé par Marie Dedieu donnent à voir des dessins et messages à ce point roboratifs que le second titre sera condamné pour outrage aux bonnes moeurs. « L’Idiot International » fait paraître les premiers textes du néo-féminisme français. La revue Tout ! publiée par le groupe Vive la Révolution, réclame « la libre disposition de son corps », ajoutant en prime l’expression bien sentie, pour ceux qui n’auraient pas compris, « Y en a plein le cul ! ». La revue d’extrême gauche Partisans met, en Une, un poing dressé intégré dans le symbole féminin. Les Temps modernes consacre un numéro spécial au féminisme sous le titre « Les femmes s’en mêlent ».
Et Charlie Hebdo y va de son coup de griffe à la famille phallocrate. Quelques fanzines ou romans photos s’égaient dans des visuels qui prônent ou moquent l’amour libre et où les nus féminins ont souvent « beau dos », voire sont mis au service d’un discours castrateur comme pour la Society for Cutting Up Men , la SCUM, dans le périodique underground Parapluie !
Du côté des créatrices, on trouve les photographes Tania Mouraud dans sa frise « Call me » traitant des ambiguïtés de la définition de soi aux différents âges de la vie et Françoise Janicot avec des clichés de sa performance « Encoconnage ». Place de choix aussi pour Annette Messager qui accumule, tel un puzzle, les 86 photographies de corps et de visages surpris dans des instituts de beauté, soulignant au passage les contradictions que s’impose une partie de la gent féminine au travers de « Tortures volontaires ».
A parcourir « Images en lutte » sous le tropisme du rôle des femmes en 68 et dans les années qui ont suivi, on rejoint les propos de l’historienne Ludivine Bantigny quand elle dit que les femmes sont présentes et agissantes durant cette période, même si elles sont alors très minoritaires dans la sphère politique organisée, et que «
leurs participations sont souvent moins institutionnalisées », en marge ou extérieures aux principales organisations militantes, syndicales ou partisanes.
Rien d’étonnant quand on voit la place qui leur était laissée il y a cinquante ans par les hommes qui accaparaient très largement la parole en toutes circonstances ou presque.
Il n’empêche que selon la sociologue Julie Pagis, au regard de la très vaste étude qu’elle a menée sur les conséquences, transformations et inspirations majeures nées de Mai 68 et de l’enquête conduite auprès des générations contemporaines à l’événement, ce dernier a marqué singulièrement les femmes qui y ont pris part, au point que « les femmes, plus que les hommes, ont le sentiment d’appartenir à la génération 1968 ». Une conclusion qui n’enlève rien au trouble confessé aujourd’hui par quelques militants d’alors sur leurs pratiques misogynes et leur aveuglement quand ils prétendaient lutter contre toutes les formes d’oppressions.
Images en lutte. La culture de l’extrême gauche 1968-1974. Jusqu’au 20 mai 2018 - www.beauxartsparis.fr Les femmes décidées à « changer la vie » en 68
Ludivine Bantigny est une jeune Docteure en Histoire et Maitre de conférences. L’Histoire, on le sait, est une discipline qui s’enrichit de la distance du temps. Mais aussi de la capacité à déterrer les « bonnes » archives, à les digérer, les organiser, en tirer ce qui fait sens.
Le travail qui sous-tend « De grands soirs en petits matins » (titre joyeusement inspiré du film de William Klein), paru au Seuil en janvier dernier, est impressionnant en ce qu’il donne de la chair aux grèves, assemblées, manifestations, qui ont jalonné la période étudiée, tout en les inscrivant dans le contexte économique, démographique et sociétal justifiant que la France se soit « embrasée », y compris sous l’effet d’une « contagion » contestataire internationale. Ce travail intègre aussi la force de l’imagination : « le poète a dégoupillé la parole ». « Une foule est devenue poétique ».
Aux sources classiques comme la presse, les écrits, pétitions et discours de l’époque, dont bien évidemment celles émanant des groupes se réclamant de l’extrême gauche, de la gauche, de l’extrême droite et du pouvoir en place, l’auteure a ajouté celles des Renseignements Généraux ! Des archives qui dénotent évidemment de l’état d’esprit du pouvoir politique et administratif, mais auxquelles il faut reconnaître parfois, implicitement, une fine analyse - oserons-nous dire une forme de compréhension ? - de l’insécurité sociale vécue par les mondes étudiant (leur nombre avait doublé depuis 1960), ouvrier (constituant alors 38% de la population active), paysan (déjà tenté par l’exode) de 68.
Les outils de communication, comme les affiches, les tracts, d’autant plus efficaces que ce matériel émanait souvent d’artistes talentueux, comme l’illustre actuellement l’exposition des Beaux Arts de Paris, sont aussi, ici, scrutés intelligemment, au même titre que les argumentaires syndicaux et ceux de l’Union de la Gauche, les films et documentaires (Godard, Marker, etc), les pièces de théâtre (Gatti, Savary, etc), les chansons (Higelin, Magny, Aubret, Greco, etc), les réflexions sur l’enseignement, les musées et maisons de la culture, la place de cette « matière vivante » que doit être l’art, le rapport à la ville attendu des architectes.
Pour notre historienne, Mai 68 ne peut être qualifié de «parenthèse heureuse, mais vite refermée avec, dans les mâchoires qui l’enserrent, le goût amer des espérances broyées ». Le courage et le rêve des protagonistes, leurs utopies, leur créativité politique continuent, selon elle, à nous porter, loin des propos arrogants et des déviations qu’a suscités le Mouvement. L’historien.ne n’est pas là pour rendre la justice. Il ou elle aide à « réparer le passé ». Quant au prisme des femmes, il est intégré comme allant de soi dans cet ouvrage. Il s’identifie aux écrivaines, avocates, photographes, philosophes, militantes, enseignantes, travailleuses, connues ou anonymes, qui se sont investies et qui sont citées au fil de l’analyse. Il apparait aussi dans les propos d’un conseiller du pouvoir qui estime que, pour clore la rébellion, le gouvernement aurait intérêt à s’appuyer en premier lieu sur les femmes, « contrepoids extraordinaire à la menace révolutionnaire, car elles sont d’instinct beaucoup plus positives, concrètes, courageuses, actives, pratiques » !!! Voire dans les courriers d’admiration féminine adressés au Général, dans l’implication de Joséphine Baker, moulée dans une robe tricolore et marchant en tête des jeunes Gaullistes, ou encore dans la décision d’un chef d’entreprise qui ose, au sortir de la grève, proposer aux ouvrières de choisir entre trois couleurs pour leur blouse de travail. Le diable serait-il dans le détail ? Il n’enlève rien, au contraire, à l’analyse sur les questions de productivité, de choix de gestion, d’approches du capitalisme induits par le propos.
Les femmes qui ont pris part à Mai 68 ont moins suivi les voies institutionnelles, auxquelles elles avaient d’ailleurs moins accès du fait de la domination masculine. Un seul meeting leur sera d’ailleurs consacré, le 6 juin 68, dans la Sorbonne occupée. Mais elles ont été davantage marquées par le mouvement, disent leur fierté d’avoir « choisi leur camp » en évitant d’être politiquement instrumentalisées. Elles se souviennent aussi des injures et geste sexistes qui accompagnaient souvent la répression. Elles sont nombreuses à s’être investies pour obtenir des avancées majeures, pour « changer la vie » estime Ludivine Bantigny, rejoignant en cela les conclusions auxquelles a abouti Julie Pagis que l’historienne cite abondamment.
A lire aussi :
« L’autre héritage de la face cachée de la révolution sexuelle » de Malka Marcovich. Ed. Albin Michel
« Filles de Mai 68. Mon Mai à moi. Mémoires de femmes » collectif. Préface de Michelle Perrot. Postface de Ludivine Bantigny. Ed. Le Bord de l’eau.
« Mai 68, un pavé dans leur histoire. Evénements et socialisation politique » de Julie Pagis - Presse Fondation Nationale de Sciences Politiques
« Le Moment 68, une histoire contestée » de Michelle Zancarini Fournel . Ed. Le Seuil