Fil d'Ariane
Pour ses 80 ans, en 2005, elle avait interprété au Kremlin Ave Maïa que lui avait dédié le chorégraphe français Maurice Béjart, couronnant un gala féérique avec des danseurs classiques venus du monde entier, les moines de Shaolin, l'Ensemble de l'armée russe Alexandrov et le roi du flamenco Joaquin Cortes. Un hommage inédit qui résumait bien la carrière et le caractère de la "Prima ballerina assoluta", une distinction suprême que le Bolchoï n'a décerné que deux fois dans son histoire.
"Maïa Plissetskaïa a assimilé la grande tradition, l'a digérée et retraitée, ce qui lui a permis de gagner la liberté. Quoi qu'elle danse, je sens en elle une force vitale énorme, la sensualité, mais avant tout la modernité", disait d'elle Maurice Béjart. Pour le chorégraphe, Maïa Plissetskaïa était la "dernière légende vivante de la danse". La danseuse, elle, expliquait son succès par son engagement artistique : "L'essentiel est d'être une artiste et de comprendre pourquoi tu es sur scène. Il ne suffit pas de bien lever la jambe."
Née le 20 novembre 1925 à Moscou, Maïa Plissetskaïa a connu le sort tragique de millions de Soviétiques. Son père, ingénieur, est fusillé sous Staline en 1938 et sa mère, actrice de cinéma, est envoyée dans un camp au Kazakhstan, comme "membre de la famille d'un traître à la patrie". De facto orpheline, la petite Maïa, "fille d'un ennemi du peuple" est recueillie par sa tante, ballerine, et son oncle, professeur de danse. Elle se dit "heureuse", parce qu'elle apprend à danser. Elle adore la danse espagnole "si différente de ce qui nous entourait", écrit-elle dans ses mémoires.
Maïa Plissetskaïa entre au Bolchoï en 1943 - elle s'impose immédiatement, et y dansera pendant presque cinquante ans. Mais tout en affichant une parfaite formation académique, elle pimente ses interprétations de défi et d'une sensualité inimaginables dans la danse soviétique.
Un soir, Joseph Staline décide de célébrer son anniversaire au Bolchoï. "J'avais peur. J'étais morte de trac et le parquet était une véritable patinoire. Je scrutais sans cesse le public, cherchant celui qui était responsable du malheur de ma famille", se souvient-elle dans ses mémoires. Jusqu'à ses dernières années, elle restera méfiante face au pouvoir soviétique, exprimant en 2000 son aversion face à la décision du président Vladimir Poutine de rétablir l'hymne stalinien avec de nouvelles paroles.
Ballerine confirmée et brillante dans les grands classiques, comme le Lac des Cygnes ou Don Quichotte, Maïa Plissetskaïa rêve de Balanchine et de Béjart, inaccessibles parce qu'hostiles à la tradition du réalisme socialiste. Un rêve qui, pourtant, devient réalité à partir de 1967, grâce à une rencontre à Moscou avec le chorégraphe cubain Alberto Alonso, autorisé à créer pour elle Carmen Suite parce qu'il venait d'un pays communiste.
Sa gitane, dont tout le corps jusqu'aux pointes crie la séduction, fait scandale. Le pouvoir est paniqué. "C'était la guerre : on m'a accusée d'avoir trahi la danse classique. Le ministre de la Culture a dit que Carmen mourrait. Je savais que je mourrais moi, mais que Carmen vivrait", aimait répéter Plissetskaïa.
Svetlana Zakharova, la vedette ultra-technique du Bolchoï et la "divine" Ouliana Lopatkina du Mariinski de Saint-Pétersbourg ont essayé de reprendre ce rôle ces dernières années. Mais Plissetskaïa n'a "pas d'égale" dans la danse russe, selon les critiques et amateurs de la danse.
Après Carmen, que la pudibonde société soviétique a eu du mal à digérer, viendront d'autres provocations de Maïa, des chorégraphies érotiques de Béjart ou de Roland Petit et des ballets que son mari, le compositeur Rodion Chtchedrine, avait créés d'après des oeuvres de classiques russes.
Ces derniers ballets ont aussi valu à l'étoile de vives critiques des milieux conservateurs pour lesquels Anna Karenine de Tolstoï et La Dame au petit chien de Tchekhov ne sont pas faits pour être dansés.
"Maïa est la plus haute technologie de la nature et son principe fondamental est le mouvement éternel", a dit d'elle le couturier français Pierre Cardin qui l'avait habillée sur scène et dans la vie.