Maisons closes, filles sans joie

En France, il y avait le « bordel de luxe », où se retrouvaient politiques et hommes d’affaires. Les uns venaient pour fêter une victoire électorale, les autres pour  arroser  un gros contrat. Puis on trouvait le « bordel bourgeois », le plus fréquent, où notables et petits commerçants se croisaient comme dans la « Maison Tellier », chère à Maupassant. Enfin, glauques et sinistres, il y avaient les « taules d’abattage » où officiaient de vieilles prostituées en fin de parcours, misérables et résignées… Un rappel d'une criante actualité.
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Maisons closes, filles sans joie
Carte postale d'une maison close au début du XXème siècle
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Madame et Monsieur

« C’est le bordel ! » Exclamation argotique qui exprime le constat d'un désordre extrême. Dans le quotidien d’une maison de passe tout est, au contraire, parfaitement en ordre. Les rôles y sont clairement définis. Il y a d’abord « Madame ». C’est elle, la mère maquerelle,  qui gère le quotidien avec une autorité que personne n’oserait lui contester. En cas de problème, c’est elle qui veille et surveille ses pensionnaires. Un œil sur tout, elle est officiellement  responsable de son petit commerce. Officiellement car, en réalité, Monsieur n’est pas loin, même si son nom n’apparaît sur aucun document.

Maisons closes, filles sans joie
La mère maquerelle présente ses pensionnaires au client
Monsieur, c’est le taulier, le tenancier, celui qui gère ses « protégées », arbitre les litiges toujours dans l’ombre.  Monsieur fait son « marché  de filles» auprès des proxénètes et c’est lui qui  présente ses recrues à Madame. Une étape importante. La mère maquerelle, qui est souvent une ancienne prostituée, a le coup d’œil infaillible pour repérer et jauger celle qui fera l’affaire... ou des histoires.  Les maisons de tolérance ne tolèrent aucun scandale. Le chef d’entreprise, le bon bourgeois, le papa gâteau, le militaire ou le simple ouvrier viennent là pour prendre du plaisir. Pas pour trouver des problèmes.

Maisons closes, filles sans joie
Même “en maison“, la prostituée reste sous la coupe de son souteneur
...Et le proxénète

Lorsqu’une fille rentre dans une maison, elle n’est pas débarrassée pour autant de son « protecteur ». Elle est « placée » et reste donc comme en location.
C’est Monsieur qui reverse l’argent de ses passes au proxénète (en général un peu plus de 40 % du prix demandé). Les 60% restant ne constituent pas pour autant le bénéfice de la prostituée. La pensionnaire doit payer les frais de nourriture, d’hébergement, de soins (par exemple si elle est malade) et de toilettes.  La maison, elle, n’assure que les « vêtements de travail » c’est-à-dire les robes et la lingerie, plus ou moins fine. Difficile de tricher et d’escamoter le produit d’une ou de plusieurs passes. Madame comptabilise tout : le nombre de clients, de bouteilles finies etc. Son livre de recette, c’est son livre de bord. En cas de différend avec le proxénète, la police ou le Trésor Public, c’est ce livre qui fait foi. A ce sujet, il est savoureux de constater que l’Etat prenait jusqu’à 60 % sur les bénéfices de ces maisons, ce qui faisait de lui le premier proxénète de France !

Maisons closes, filles sans joie
Leur jeunesse déclinante, les prostituées travaillent dans des endroits sans cesse plus inhumains
Vigilance sanitaire

Chaque fille, deux fois par mois, est tenue de passer  une visite médicale. Si le médecin trouve (ou simplement suspecte) une maladie vénérienne, on l’oblige à quitter la maison le temps des soins. Elle ne peut revenir « travailler » qu’avec un certificat médical attestant sa bonne santé recouvrée. Nulle bienveillance dans cette vigilance sanitaire. Il s’agit surtout de ne pas contrarier le commerce. Le chiffre d’affaires d’une maison dépend  en effet de de sa réputation . Quand elle est bonne, cela rassure le client, (surnommé « le micheton »). Celui-ci doit doit venir (et revenir surtout) sans crainte  d'attraper la redoutable  syphilis ou la simple blennorragie.
Enfin, après la "petite toilette" et l’étreinte dûment tarifée, il serait malvenu que le client, (souvent un bon père de famille) ramène ce type de souvenir au domicile conjugal...

Maisons closes, filles sans joie
Seul un numéro bien visible indique la nature de la maison
L'abattage

Oui, l’ordre règne dans ces maisons particulières. Et d’ailleurs, pour s’assurer de la parfaite docilité de ses pensionnaires, Madame n’hésite pas à mettre l’effrontée à l’amende.  Et, si vraiment la situation n’est plus tenable,  elle débarrasse les lieux sans ménagement. Commence pour elle un chemin d'enfer.  Après une sévère correction, il peut, selon la gravité de ce qu'on lui reproche, la placer dans un bordel de basse zone où elle subira, le temps jugé nécessaire, un nombre incalculable de passes. C’est l’abattage. Une méthode barbare, encore utilisée aujourd’hui,  pour briser la malheureuse et la faire réfléchir  si  d’aventure l’envie lui reprenait de manquer à nouveau « de respect » à son souteneur…

Maisons closes, filles sans joie
Une prostituée ne peut choisir son client. Ici, avec des marins dans un bordel de seconde zone
Tous les profils

Qui sont ces filles qui  ruinent leur jeunesse et brûlent leur vie dans ces maisons closes ? Il y a un peu tous les profils.  L’honnêteté commande de dire qu’il serait vain de vouloir brosser un portrait-robot définitif de ces malheureuses. Citons tout de même l’amoureuse « prise en main » par un proxénète, l’orpheline abusée dans son enfance, la fille-mère qui a placé son enfant et doit désormais le faire vivre, la fille d’ouvrier qui veut sortir de sa condition, etc.

N'en déplaise à certains littérateurs, l’image de la bourgeoise voluptueuse, volontaire et gourmande et qui s’encanaille en maison avec un libre arbitre assumé relève d’un pur fantasme masculin.
Sa jeunesse consumée, souvent atteinte par des problèmes de santé et abimée par le ravage de l'alcool, la prostituée, sauf à réussir une improbable reconversion, ira finir ses jours dans des établissements sans cesse plus sordides avec l'impossibilité pour elle de connaitre une fin de vie apaisée. Esclave du désir des autres. Elle reste aussi esclave de son passé... et de sa réputation.