Fil d'Ariane
Le Pr Claire Mounier-Véhier a participé à l'émission "Un coeur en bonne santé", réalisée par Setti Dali et diffusée sur France 5. Cardiologue, elle milite pour une approche genrée de la médecine cardiaque.
Dans son livre Mon combat pour le coeur des femmes (Marabout), la professeure Claire Mounier-Véhier lance l'alerte : les maladies cardiovasculaires sont la première cause de mortalité des femmes. Ces pathologies, souvent liées à l’environnement et au mode de vie, pourraient pourtant être évitées dans 80 % des cas. Entretien.
Doit-on encore mourir à 45 ans d’un infarctus non diagnostiqué ? Le retard de prise en charge pour les femmes est-il acceptable ?
Il y a quelques semaines, un rapport de santé interpellait sur les risques cardiovasculaires de plus en plus importants chez les femmes jeunes. Avec ce rappel : en France, les maladies cardiovasculaires sont la première cause de mortalité chez les femmes. Chaque jour, en France, la vie de 200 femmes s'arrête suite à une maladie du coeur, soit 76 000 par an. C'est 100 fois plus que les décès dus à un accident de la route et 6 fois plus que ceux liés à un cancer du sein.
Posez la question autour de vous, qui le sait ?
Dans son ouvrage, la professeure Claire Mounier-Véhier partage son expérience et ses rencontres avec ses patientes. Lila, Angélique, Béatrice, Juliette… Chacune a une histoire particulière, et à travers elles, chacune d'entre-nous peut s'identifier et prendre conscience des risques cardiovasculaires particuliers liés à notre statut de femme.
Terriennes a voulu en savoir plus sur ces risques et, surtout tenter de comprendre pourquoi ces informations ne sont pas assez relayées dans les médias. Les campagnes nationales de prévention de santé sont pourtant légion, contre le cancer du sein avec Octobre rose, et plus récemment sur l'endométriose, alors pourquoi ne sait-on, ou ne dit-on, rien, ou si peu, sur le coeur des femmes, d'autant plus fragile de part sa taille et ses différences avec celui des hommes ?
À voir : le clip réalisé par l'association Agir pour le coeur des femmes ►
Terriennes : dans votre livre, vous citez cette phrase : "Une femme, ça ne fait pas de crise cardiaque !" Est-elle toujours d'actualité ?
Claire Mounier-Véhier : Oui, on l'entend encore aujourd'hui. Avant même de parler de crise cardiaque, je dois dire que cela concerne d'abord les signes annonciateurs d'une crise. Lorsqu'un caillot bouche l'artère, temporairement ou durablement, ce qui est l'un des symptômes de la crise cardiaque, il faut dire qu'une femme sur deux va ressentir les mêmes signes qu'un homme. Et une femme sur deux va avoir les mêmes signes associés, mais avec une douleur qui ne sera pas en étau dans la mâchoire et dans le bras, comme un homme, mais une douleur un peu atypique entre les omoplates. De ces symptômes, les médecins vont dire – comme les femmes elles-mêmes d'ailleurs – qu'ils sont liés à une prise de poids, ou à la ménopause ou au stress au boulot. Ce sera tout sauf le coeur !
Dans l'esprit d'un médecin, le raisonnement dépend aussi de sa génération et de son genre. C'est vrai notamment lorsqu'une femme se plaint de symptômes récurrents du type "je suis oppressée quand je me réveille la nuit", "j'ai une gêne, ça arrive et ça s'en va" ou "je suis essoufflée quand je monte les escaliers". Ou bien même pour l'artérite : là on ne parle pas de crise cardiaque, mais de la maladie des artères des jambes que l'on va soigner comme une sciatique pendant des années, alors que la femme risque l'amputation. Parce qu'on n'a pas pensé au diagnostic, parce que c'est une maladie d'homme, encore ! C'est très long de faire bouger les lignes !
Claire Mounier-Vehier est cardiologue. Diplômée en 1991 de la faculté de médecine de l'université de Lille 2, nommée professeure des Universités - praticienne hospitalière en médecine vasculaire en 2003, elle est depuis 2005 cheffe du service de médecine vasculaire et hypertension artérielle à l’Institut Cœur Poumon du CHU de Lille. Présidente de la Fédération française de Cardiologie de 2015 à 2019, elle œuvre désormais pour faire comprendre à toutes les femmes qu’elles sont des actrices essentielles de leur santé.
Terriennes : dans votre ouvrage, vous dites qu'il faut tout repenser, car "les médicaments ont été faits par et pour les hommes"...
Claire Mounier-Véhier : c'est encore vrai aujourd'hui. À la faculté, on commence seulement à instiller des spécificités du risque cardiovasculaire des femmes, notamment en expliquant les facteurs de risques gynéco-obstétricaux. Par rapport à un homme – au-delà du fait que les artères féminines sont plus petites, ça on le sait – les femmes subissent effectivement un impact de leur vie hormonale. Oestrogènes de synthèse, grossesse... Il faut imaginer que, pendant neuf mois, une femme va devoir travailler avec dix litres de sang au lieu de cinq, avec un nouvel organe vasculaire à alimenter qui est le placenta. C'est comme si cette femme faisait un marathon pendant neuf mois, nuit et jour. On imaginerait pas un homme faire ça ! Et c'est pour ça qu'il peut y avoir des accidents, dès le deuxième trimestre, elles risquent de faire des caillots sanguins plus facilement. Et puis il y a l'entrée dans la ménopause et là, c'est la double peine ! Elles ont à la fois une altération de la qualité de vie car elles sont privées d'oestrogènes et un risque métabolique et cardiovasculaire qui va s'envoler.
La femme a une physiologie différente : sa fonction du rein, sa fonction hépatique vont être différentes de celles d'un homme, et du coup, le métabolisme des médicaments va être différent. Il y a certaines familles de médicaments qui auront plus d'effets indésirables chez les femmes que chez les hommes. Les médicaments ont été dosés principalement sur des corps masculins.
Terriennes : il n'y a que depuis quelques années que les recherches sur les traitements des maladies cardiaques se penchent sur les femmes, pourquoi si tard ?
Les Etats-Unis ont été les premiers, il y a une vingtaine d'années seulement, à lancer ce type de recherches. Le professeur Lori Mosca a fait oeuvre de pionnière en créant une association privée "Go Red for women", puis elle s'est associée à l'American Heart Association, soutenue par le gouvernement. Elle s'est rendue compte très tôt des différences entre les hommes et les femmes. Depuis, il y a eu des études sur la grossesse, par exemple d'intervention thérapeutique par rapport à l'aspirine. Il existe aussi des registres de pharmacovigilance sur l'effet tératogène (susceptible de provoquer des malformations, ndlr) des médicaments, leur impact sur la croissance du bébé.
Quand on regarde les plans de santé en France, il n'y a jamais eu de "plan coeur". On a l'impression qu'on guérit du coeur, que ce n'est pas grave d'être malade du coeur. Professeur Claire Mounier-Véhier, cardiologue
Terriennes : les maladies cardiovasculaires sont la première cause de mortalité chez les femmes, et on ne le sait pas vraiment...
Les maladies cardio-cérébro-vasculaires, c'est 200 femmes qui meurent chaque jour en France, 76 000 par an : c'est la population de Cannes qui disparait chaque année... En France, 2 femmes meurent par jour d'un accident de la route, c'est trop, 33 d'un cancer du sein, c'est trop, et 200 d'un accident cardiovasculaire... Quand on regarde les plans de santé en France, il n'y a jamais eu de "plan coeur". On a l'impression qu'on guérit du coeur, que ce n'est pas grave d'être malade du coeur.
La formule "team", c'est quand même l'insuffisance cardiaque, quand le coeur qui est un muscle devient un ballon de baudruche, ce sont plutôt des femmes que des hommes qui sont touchées. Au moment de la grossesse, vous avez aussi des formes particulières d'insuffisance cardiaque, comme chez la jeune femme ou encore chez la femme âgée. Moi, j'appelle ça le cancer du coeur.
L'infarctus de la femme, c'est à la fois une maladie de ce qu'on connait sous le nom "des autoroutes du coeur", mais c'est aussi lié à la ramification vasculaire spécifique, composée de toutes petites artérioles. Ces petites artères, chez la femme, s'obstruent parce que, de par la ménopause, les artères s'épaississent. Elles font aussi des infarctus très particuliers, avec des ruptures de plaques, avec des caillots qu'on appelle blancs, avec des plaquettes, qui ne sont pas rouges... Et bien ça va se dissoudre tout seul et emboliser les artères de la périphérie, créant l'insuffisance cardiaque de la femme.
Terriennes : quels sont les autres facteurs de risque particuliers à la vie des femmes ?
Il y a la charge mentale au travail et à la maison. Le confinement a été un modèle expérimental de charge mentale de tout ce qui faut pour prendre du poids, avoir un profil lipidique épouvantable et ne pas se faire dépister... La charge mentale elle est extrêmement puissante chez la femme et c'est le troisième facteur de risque de l'infarctus, quelle que soit sa tranche d'âge. Mais elle devient le deuxième facteur de risque chez la jeune femme après le tabac, qui s'ajoute à la contraception avec oestrogène. Mais vous avez aussi des femmes où le seul facteur de risque identifié c'est le stress, cette charge mentale qu'elles vous décrivent. Il y a aussi le facteur héréditaire qui pèse plus lourd chez les femmes.
Les femmes précaires financièrement peuvent aussi subir une précarité de temps. Professeure Claire Mounier-Véhier, cardiologue
Vous parlez aussi de la précarité économique qui joue aussi ?
On le voit avec le bus des femmes et l'Observatoire national de la santé ; on l'évalue très précisément avec le score Epices (Evaluation de la Précarité et des Inégalités de santé dans les Centres d’Examens de Santé), qui permet d'étudier la vulnérabilité sociale et financière : le fait d'avoir ou non son propre logement, de vivre seule, de ne jamais partir en vacances, on sait que tout ça pèse fort dans la santé cardiovasculaire des femmes.
Les femmes précaires financièrement peuvent aussi subir une précarité de temps. C'est à dire, qu'elles n'ont pas le temps d'aller voir le médecin, parce qu'elles ont une pénibilité au travail, plus la charge à la maison, et surtout si elles vivent en famille monoparentales. Pour celles qui ne sont pas précaires financièrement, on va se dire que ça va bien, mais lorsqu'elles ont des métiers à responsabilité, avec une charge mentale majeure, devant s'affirmer dans un environnement masculin, les risques sont aussi présents.
Donc la charge mentale du manque de temps, elle existe quel que soit le milieu social. Sur les 4 300 femmes reçues dans nos bus du coeur, on s'aperçoit que même les femmes non vulnérables financièrement étaient à risque cardiovasculaire. Evidemment, le nombre de facteurs de risque va logiquement peser plus sur les femmes en situation de précarité. Mais le suivi vasculaire est aussi mauvais chez les femmes à l'aise que chez les femmes précaires. Elles ne vont jamais chez le médecin ! 80% des femmes suivies dans cette étude n'ont aucun suivi alors qu'elles avaient au moins trois facteurs de risque. C'est hallucinant.
Il faut aussi militer pour une médecine qui ne soit plus une médecine "bikini", seins, utérus, ovaires. Mais être dans la santé globale. Professeure Claire Mounier-Véhier
Ça relève de cet impensé : les femmes sont dans le care, elles soignent les autres mais ne se soignent pas ?
L'étude d'AXA prévention montre que, dans 80% des cas, elles s'estiment en bonne santé tant qu'elles ne sont pas malades ! Et surtout, elles sont 75% à faire de l'automédication. Et puis quand elles ont un rendez-vous, dans 70% des cas, elles vont le différer... Elles n'ont pas le temps, elles ont toujours un truc plus urgent à faire ! C'est super important de communiquer largement sur cette question, parce que dans nos bus des femmes, 40% des femmes n'avaient pas de suivi gynécologique à jour. Il y a une prise de conscience à provoquer chez les femmes. Il faut aussi militer pour une médecine qui ne soit plus une médecine "bikini" - seins, utérus, ovaires - mais être dans la santé globale. Dans mes consultations, je vais aussi voir si mes patientes n'ont pas des troubles du sommeil, si elles se sentent déprimées, et éventuellement les diriger vers un confrère. On va également regarder tout ce qui entoure la santé de ces femmes, dont certaines n'ont plus de gynécologue.
Vous soulignez aussi dans votre ouvrage un fait incroyable : la prise en charge des femmes aux urgences avec une heure de retard en moyenne sur un homme qui a présenté des symptômes d'accident vasculaire ?
Parfois, c'est même bien plus long qu'une heure ; ça peut aller jusqu'à une semaine ! Et ce n'est pas forcément la faute du médecin. Parfois, c'est la patiente qui va prendre un Doliprane ou un Spasfon pour calmer sa douleur thoracique, en attendant d'aller mieux... Quand une femme appelle les urgences, elle doit donner quelques mots clés : "je suis fumeuse", "j'ai une hérédité cardiaque", "j'ai une douleur dans la poitrine", il faut parfois noircir le tableau. Il y a des médecins qui sont briefés, militants et qui vont déceler très vite l'urgence d'intervenir.
Selon vous, le test d'effort cardiaque n'est pas adapté aux femmes ?
Le vélo ou le tapis va augmenter ses freins ou son rythme toutes les 3 minutes, des paliers conçus pour une physiologie de coeur d'homme. Les résultats seront sous maximales négatives, parce que les femmes vont être essoufflées, non pas à cause de leur coeur, mais de l'effort qui n'est pas adapté. On peut donc passer à côté d'une maladie coronarienne. Aujourd'hui, il y a d'autres examens possibles, et même recommandés, le coroscanner notamment, qui dans certains cas peut remplacer le test d'effort.
Quand on est auscultée par une femme médecin, cela change des choses...
De nombreuses études l'ont démontré, notamment dans les pays nordiques. Il faut avoir une vision globale de la santé d'une femme. Mais ça marche aussi pour les hommes !
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