Fil d'Ariane
Ce n’est pas la première fois que Mariela raconte son histoire et, en creux, celle d’un pays en guerre. Mais cette fois-ci, il s’agit de “laisser une trace par rapport à mes enfants, à mes familles... Les écrits restent, les paroles s’envolent”, affirme-t-elle.
Pull bleu, lunettes vissées sur le nez, et sourire aux lèvres, Mariela SR Coline Fanon explique calmement sa démarche : “Il y a beaucoup d’informations que nous avons découvertes, qui devaient être portées à la connaissance du grand public. C’était aussi important d’écrire pour la compréhension. Il y a des choses dans mon histoire qui sont inexplicables. Il faut pouvoir les lire.”
Quel euphémisme. En grandissant, l’avocate a toujours su qu’il manquait des pièces à son récit. "L'intuition d’une vie”, écrira-t-elle. Pourtant, tout semblait clair. “Transparents”, ses parents adoptifs, si aimants, n’ont jamais caché à leur fille aînée ce qu’ils avaient appris lors du processus d’adoption auprès de Hacer Puente. Un organisme reconnu, respectable, faisant office d’intermédiaire entre les adoptants et les pays d’adoption. Ne pouvant pas subvenir à ses besoins, sa mère biologique l’a abandonnée, selon la version officielle. Une photo de “mama” et un dossier complet soigneusement conservé par Colette, sa mère adoptive, était tout ce qui restait de ses onze premiers mois au Guatemala.
Tout en elle l’interroge : sa couleur de peau, si différente de celle de ses camarades, ses lèvres charnues qu’elle en vient à détester. Mais un foyer aimant, tolérant et joyeux la porte. L’adolescence sera révoltée, tumultueuse. L’âge adulte est plus apaisé. Les cauchemars, qui n’ont cessé depuis l’enfance, et les nuits cahoteuses se remplissent de dossiers, de travail. Les profondes séquelles physiques et psychologiques sont bien là. Les grossesses réveillent certains traumatismes.
C'est la maternité qui finira par rouvrir les plaies. Une conversation en apparence “anodine” avec sa fille Eva, 5 ans, sera à l’origine d’un bouleversement indescriptible. Eva pense être “une indienne du Guatemala” puisque sa maman en est une. Ou du moins c’est ce que la petite croit. Mariela SR Coline Fanon tente de la contredire. Mais Eva porte la dernière estocade : “C’est vrai, tu ne connais que le ventre de ta maman, tu ne sais pas qui elle est”. Sa fille veut se rendre dans le pays d’origine de sa mère qui lui répond : “Si j’y retourne un jour ce sera pour retrouver ma maman”.
C’est alors qu’un travail homérique d’historienne doublée d’enquêtrice débute. Le dossier d’adoption soigneusement rangé - caché - refait surface. Des papiers et des papiers, des photos qui vont s’avérer précieuses, des factures, des billets d’avion, et des chapelets d’incohérences, à commencer par la date et le lieu de naissance. “Il m’a fallu des jours et des nuits et des semaines pour comprendre quel document était à la mauvaise place, quel document a été antidaté”, résume-t-elle toujours avec un calme qui contraste avec le tsunami d’émotions qu’elle décrit dans Maman, je ne suis pas morte (Editions Kennes Société /novembre 2021).
L’autrice prend son courage à deux mains et appelle des représentants de l’association Hacer Puente. Ceux qu’elle arrive à contacter ne sont pas d'une grande aide, trop vagues et empressés de raccrocher. Mariela comprend bien qu’elle est en train d’ouvrir une boîte de pandore. Parallèlement, l’avocate contacte l'association "La voix des adoptés" qui la met en relation avec la chanteuse Carmen Maria Vega. La Française, également adoptée au Guatemala par le biais du même organisme, lui révèle l’identité d’Ofelia de Gamas, “une trafiquante d’enfants”.
Ce nom, qui revient très souvent dans le dossier d’adoption, est bien celui de la belle-sœur du dictateur Oscar Humberto Mejía Victores, qui a lui-même succédé à un génocidaire confirmé : Efrain Rios Montt. L’autocrate a prolongé et aggravé sans aucun mal le conflit armé lié aux terres agricoles qui déchirait le pays depuis 1960.
Dans son livre, Mariela SR Coline Fanon prend le temps d’expliquer ce contexte politique troublé qui a favorisé toutes les dérives. Comment des institutions en miettes pouvaient-elles garantir une adoption dans les règles ? “Et comment les autorités belges ont-elles pu permettre autant d’abus ?”, se demande-t-elle.
“Il y a une non-prise de conscience de la problématique. C’est ce qu’il faut pointer du doigt aujourd’hui, en 2021, pour les générations futures… C’est un problème récurrent, tous pays confondu : les problèmes administratifs du départ. Nous avons posé la question dans un cabinet ministériel où des représentants du droit civil, du droit pénal et de la diplomatie étaient présents. On leur a demandé s’ils se rendaient compte qu’ils ne pouvaient pas vraiment certifier que les papiers présentés par l’Etat d’origine sont véridiques”. La réponse a marqué l’avocate : “Non, on ne peut pas. Si on ne peut pas faire confiance aux Etats avec lesquels on travaille, alors on arrête l’adoption internationale”, se souvient-elle.
Outrée, elle leur rétorque : “Vous mettez dans la balance la confiance et l’identité d’un être humain”. Certains enfants adoptés ont quitté leur pays d’origine avec une simple feuille de papier. Mariela reproduit le geste pour montrer la désinvolture avec laquelle on a pu arracher des enfants à leurs parents.
Et dans le cadre du conflit armé guatémaltèque, la confiance n’était clairement pas suffisante. L'adoption était un business juteux. “Différents rapports mentionnent que l’adoption rapportait 200 millions de dollars par an”, peut-on lire.
En épluchant toutes les factures, Mariela SR Coline Fanon fait l’addition. Pour finaliser son adoption, ses parents ont payé des milliers et des milliers de francs belges. Et il était très souvent difficile de justifier les montants. Mais Hacer Puente, côté belge, et doña Ofelia, côté guatémaltèque, ont réponse à tout quand les parents s’inquiètent.
A la découverte de ces montants, Mariela est écœurée. “C’est donc ça ce que je vaux ?” Elle se sent salie, détruite. Les longues douches chaudes lavent difficilement le dégoût. Même Yves, son père adoptif, aura du mal à croire que le couple a payé un montant si élevé.
Les jours passent, les nuits sont de plus en plus courtes car la recherche est intense. Grâce au journaliste franco-hondurien Sebastian Escalon, qui a écrit sur un autre trafic d’enfants, cette fois-ci entre le Canada et le Guatemala, et à Marco Garavito, président de la Liga Guatemalteca de la salud mental, un organisme de recherche de personnes disparues dans le pays, l’avocate arrive à tirer certains fils pour démêler l’immense pelote. Tous deux la mettent en garde : les recherches sont douloureuses et peuvent s’avérer décevantes. Un mois s’est presque écoulé entre la conversation avec sa fille Eva et le début de l’enquête. Nous sommes en 2017.
En épluchant des profils Facebook qui correspondraient à celui de sa mère, elle est interloquée par une publication : “A la date du 7 novembre, une dame prénommée Lorena, comme ma mère biologique, publie l’image d’un nouveau-né, d’un ange, pour signifier la perte d’un enfant”.
La date correspond à celle de sa naissance dans le premier acte de naissance transmis à ses parents. Cette date changera par la suite. Les ressemblances sont frappantes. Les tripes parlent. C’est bien sa mère. Mariela lui envoie un message. Une semaine après, toujours pas de réponse.
Mariela décide de contacter une des filles de Lorena, qui s'appelle également Lorena. Sur le réseau social, la réponse vient plus vite. Sa sœur est pourtant méfiante, c’est forcément une supercherie puisqu’elle est censée être morte. Lorena veut bien lui parler ainsi que son autre sœur, Nataly. Les deux soeurs appellent Mariela mais elles parlent bien trop vite en espagnol. Il est difficile de se comprendre et encore plus de saisir comment une sœur qu’on croyait morte est bel et bien vivante de l’autre côté de l'Atlantique. Lorena et Nataly souhaitent protéger leur mère et font bouclier.
Arrive alors un message de Lorena, de mama. “Mon bel amour, je crois que je suis ta maman. Crois-moi que mon cœur est en train de s'arrêter. Ils m’ont fait croire que tu étais morte”. Mariela n’est née ni le 4 ni le 7 novembre. Elle est née le 5 novembre 1986. Dans la nuit du 12 au 13 décembre 2017 Mariela SR Coline Fanon a rencontré sa mère biologique, ses deux sœurs et ses deux frères.
L’incompréhension est immense, le sentiment d’injustice écrasant, l’avalanche d’amour est indescriptible. Les larmes des deux côtés des écrans coulent en torrent et quelques mots d’espagnol s’articulent.
Mariela est en ébullition. Ce n’est que le début. Elle porte plainte et fait appel à maître Nathalie Buisseret et son équipe. Une défense à la hauteur des enjeux : trafic d’enfants, maltraitance, séquestration, etc. En 2019, le parquet fédéral se saisira de l’enquête. L’affaire est toujours en cours.
La découverte de ce trafic d’enfants savamment orchestré depuis le Guatemala par Ofelia de Gamas, et la quête qui s'en suit, donnent naissance à Racines Perdues-Raíces Perdidas dont Mariela SR Coline Fanon est la fondatrice. Il s’agit, d’une part, de mieux structurer les liens entre les adoptés au Guatemala et la Liga, et, d'autre part, de se battre pour que les procédures d’adoption au niveau mondial soient plus transparentes. La création de cette fondation fonctionnant “avec zéro moyens ” et très peu de soutien public a également permis à sa fondatrice de rencontrer d’autres adoptés. Leurs histoires sont venues nourrir la sienne.
Après cette nuit de retrouvailles, le voyage pour le Guatemala s’organise. En janvier 2018, Mariela retrouve sa mère, ses frères, ses sœurs, sa famille, les odeurs de sa toute petite enfance, le chant du coq et l’espagnol. La langue maternelle revient comme par magie. Lorena a enfin l’occasion de tout raconter. Peu avant la naissance de Mariela, ses parents se séparent. Son père décide de tenter sa chance aux Etats-Unis où il refera sa vie.
Contrairement à ce qu’on a raconté à Colette et à Yves, sans être riche, Lorena n’était pas dans le besoin. Elle a eu néanmoins le malheur d’accoucher dans un hôpital public. Juste après la naissance, Mariela et Lorena sont fiévreuses. Elles reviennent à l’hôpital. Peu après, “deux femmes de la ville” l'informent du décès de son bébé, enterré dans une fosse commune. On ne cherche pas un enfant qu’on croit mort.
Mariela SR Coline Fanon est séquestrée. Elle restera attachée par une corde avec d’autres enfants pendant plusieurs mois. Ofelia de Gamas apparaît sur une photo avec ces enfants attachés. Ces onze mois de maltraitance ont laissé des traces indélébiles. Encore aujourd’hui, il lui est impossible de dormir les pieds couverts. Quand Colette et Yves sont venus chercher leur fille au Guatemala, sa santé laissait beaucoup à désirer.
Ce voyage est rempli d’amour et riche en révélations. Ni sa naissance ni sa mort n’ont été déclarées. L’acte d’abandon est faux. L’acte de naissance est faux. L’adoption a été officialisée en Belgique sur la base de faux papiers. Et tout a été orchestré par la doña, qui s’est rendue elle-même au registre civil afin de se faire délivrer le document clé pour procéder à l'adoption plénière dans le pays d’accueil. Toute puissante, elle a toujours réussi à échapper à la justice. Et même aujourd'hui, plus de trente ans après les faits, la vérité a un prix très élevé. Enquêter reste très dangereux.
Mariela SR Coline Fanon insiste sur le fait que ses parents, comme tant d’autres, ont suivi “de A à Z” la procédure de la Belgique "où les choses avancent petit à petit grâce aux spécificités du droit belge". Mais en France, c’est beaucoup plus compliqué “parce qu’il y a prescription”. Beaucoup d’enfants ont été adoptés en France par le biais du pays voisin. “Il faut un cadre pour écouter les histoires et pouvoir analyser les problèmes dans les procédures d’adoption”, martèle l’autrice.
Racines perdues-Raices perdidas a déjà permis à plusieurs dizaines de personnes adoptées dans vingt-trois pays dans le monde de retrouver leur famille biologique au Guatemala.
Lors d’un deuxième voyage, en 2019, Mariela a pu rencontrer son père biologique, "papi", ainsi que la famille de celui-ci. La fête a été grandiose. Aujourd’hui, le puzzle est complet, ou presque. Ses quatre parents se connaissent par écran interposé. Ils souhaitent désormais se rencontrer “mais je ne suis pas prête”.
Récemment, l’avocate s’est rendue devant l’ONU à Genève pour demander que ces adoptions illégales soient considérées comme des crimes contre l’humanité et éviter toute prescription. “Connaître ses racines, c’est pouvoir se construire et pouvoir grandir. La quête des origines n’est pas une fin en soi. Et c’est très important d’offrir un cadre sûr aux personnes qui se lancent dans ces recherches”.
L’autrice, elle, s’est trouvée. Elle porte ses deux prénoms et ses deux noms de famille. Forte de son histoire, elle rend hommage dans son ouvrage à tous ceux qui l’accompagnent dans cette traversée, à commencer par ses familles, et à ceux qui se battent “pour la mémoire et la justice”.