Manifestations au Liban : femmes en première ligne

Les images d'une jeune femme donnant un coup de pied dans l'entrejambe d'un garde armé, à Beyrouth, ont fait le tour du monde. Cette Libanaise anonyme incarne désormais la révolte qui gronde depuis près d'une semaine contre la corruption et les mesures fiscales au pays du cèdre. Au premier rang des manifestations : les femmes. Témoignage d'une Franco-libanaise, l'autrice Sheryn Kay.

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Dessin instagram coup dans les couilles
©kharabishnasawiya sur Instagram
"Nous, le peuple, sommes la ligne rouge"
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    @yarakhoury5
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    L'incident s'est produit dans la nuit du 18 au 19 octobre lors d'une confrontation entre des manifestants et le convoi du ministre de l'Education Akram Chehayeb, dans le centre-ville de Beyrouth. L'un des gardes du corps sort de la voiture du ministre et tire en l'air avec un fusil d'assaut, attisant la colère des protestataires. Tandis qu'un autre garde du corps pointe à son tour son fusil en l'air, une jeune femme lui assène un coup de pied qui lui coupe le souffle. Une réaction inédite dans un pays où, "d'habitude, les femmes n'agissent pas," dit Marina, une manifestante de 25 ans.

    Pour beaucoup de Libanais, la jeune rebelle de la video incarne la colère qui les pousse à descendre dans la rue  depuis plusieurs jours pour protester contre la corruption et des augmentations de taxes. "Quand ils volent ton argent, corrompent ton pays et pointent une mitrailleuse sur toi, tu leur donnes un coup de pied à l'entrejambe", lit-on sur Twitter.

    Tandis que la courte video fait le tour du monde, au Liban, la mobilisation prend de l'ampleur et vire à la révolte populaire malgré les mesures annoncées à la hâte par un gouvernement pris de panique. Les Libanais protestent par milliers, appellant à réformer le système confessionnel et à la démission des dirigeants politiques, quasi inchangés depuis des années. C'est ce que dénonçait, il y a dix ans déjà, ce texte écrit par Deborah Pharès, et qui reste interdit de diffusion à la radio libanaise :

    Si son identité reste inconnue, celle que l'on appelle la "Marianne libanaise" est aussi comparée à la "Reine Nubienne", devenue icône des manifestations qui ont conduit à la destitution du président Omar el-Béchir au Soudan en avril. Sur une video, on la voyait tout de blanc vêtue, haranguer les protestataires en chantant des slogans rythmés. 

    soudanirakliban


    Ce 21 octobre, Soudanaises et Libanaises exprimaient sur des banderoles leur solidarité et leur soutien mutuel :

    libanaises soudanaises


    Dans la société libanaise régie par le patriarcat, de nombreuses  manifestantes se sont dites inspirées par la jeune femme de la video, devenue une nouvelle icône. "Elle était en colère et l'a exprimé en agissant, pas seulement en parlant", remarque Marina. Hannah, 24 ans, se sent désormais encouragée à se battre contre "une société patriarcale" : "Nous ne devrions pas avoir peur de frapper un homme, nous ne devrions pas avoir peur d'eux, confie-t-elle. Il est temps de montrer notre force".  Une autre internaute se félicite de voir que "nos femmes ne font pas que botter des fesses, elles frappent aussi des hommes armés".

    "C'est la première fois que l'on voit une jeune femme réellement employer la force physique contre un homme. Et pas seulement le rappeler à l'orde d'un coup de canne, confirme l'autrice franco-libanaise Sheryn Kay. Elle incarne parfaitement l'état d'esprit des jeunes de ce pays : fini l'ordre établi, l'heure du changement est arrivée".

    Les Libanaises expriment une colère décuplée par la pérennité de lois patriarcales qui bafouent leurs droits. Elles sont très nombreuses à descendre dans la rue. "Dans certaines villes, elles sont même majoritaires, comme à Byblos (Jbèïl , ndlr). Jeunes, âgées, voilées, tatouées... Il y a de tout, témoigne Sheryn Kay, mère célibataire de trois filles qui, elles aussi, manifestent.  Tout le monde est uni, pour la première fois depuis longtemps, pour la liberté. Depuis un mois, depuis que le gouvernement a gelé les transactions en dollars, les Libanais ont le sentiment que tout va s'écrouler, que les caciques vont partir en abandonnant le pays. Ils se sentent piégés." 


    Face aux forces de l'ordre, les femmes sont en première ligne, fortes de la conviction que la plupart des hommes armés n'oseraient pas s'en prendre à elles. Certaines n'hésitent pas à les interpeler, les exhortant à les soutenir, comme cette femme voilée dont la vidéo circule sur Twitter. "Vous êtes le peuple ! On attend de vous que vous réagissiez ! Vous n'avez pas le droit de tirer un obus sur Israël, mais vous avez le droit de lever les armes sur votre peuple ? Je pourrais être ta mère !" lui dit-elle. Le jeune homme reste impassible, visiblement émue, puis il se penche vers elle et l'embrasse sur la tête. Comme s'il était d'accord, mais ne s'était pas encore résolu à passer du côté de la révolte... 


    Au-delà du ras-le-bol général, beaucoup de Libanaises manifestent leur colère de ne pas avoir les mêmes droits que les hommes. "Ici, une femme ne peut pas transmettre sa nationalité à ses enfants. Il faut à tout prix un père pour régulariser les papiers d'identité de l'enfant, par exemple,  quitte à pratiquer des tests ADN. Une femme n'a pas non plus le droit d'ouvrir un compte en banque à son enfant," déplore Sheryn Kay. Face au travail non plus, les jeunes filles ne sont pas égales : "Beaucoup sont diplômées, cultivées, mais elles ne se font recaler au moment de l'embauche, surtout dans le public. Et quand bien même elles passent cette étape, c'est pour gagner moins qu'un homme. Sans compter le droit de cuissage, qui reste très répandu," poursuit l'écrivaine.

     

    Dans ce pays, rien ni personne ne représente ni ne protège les femmes.
    Sheryn Kay, autrice franco-libanaise

    Aux yeux du monde, les Libanaises peuvent paraître émancipées, mais ce ne sont que des apparences, explique Sheryn Kay : "Rien ni personne ne représente ni ne protège les femmes dans ce pays, en aucun droit, si ce n'est la tutelle d'un père, d'un frère, d'un oncle ou d'un mari." En d'autres mots, la femme, au Liban, a les droits que son mari veut bien lui donner, et ce quels que soient sa confession religieuse et son milieu social. "Et si elle veut divorcer, qu'elle soit musulmane, druze ou chrétienne, son mari la renvoie chez ses parents avec 50 dollars par moisAlors oui, les femmes n'agissent pas, car ce n'est pas dans leur intérêt."

    éveil à l'érotisme
     Beyrouth ou mon éveil à l'érotisme, par Sheryn Kay.

    Dans ces conditions, difficile de voir émerger une personnalité féminine phare, qui mobiliserait la société pour faire avancer les droits des femmes. "Pourtant, il y a des élues, des juges femmes, mais elles sont davantage attachée à leur côterie qu'à la défense des autres femmes," dit Sheryn Kay.

    L'écrivaine franco-libanaise, elle, a écrit un livre sur le plaisir féminin, publié en mars 2019 à Paris, mais au Liban, elle n'a pas le droit d'en parler, pas le droit de le lire. Elle risquerait la prison pour atteinte aux moeurs du pays. "Ecrire, cela reste possible, mais les mots et les desssins, non, explique l'écrivaine. Quand j'ai voulu enregistrer un livre audio de mon récit, le studio que j'avais choisi - un grand studio, qui travaille avec de grands artistes - a refusé d'enregistrer le texte tel quel. J'aurais dû enlever les phrases explicites." Sheryn Kay a dû renoncer à son projet de livre audio. Le plaisir féminin, au Liban, reste le tabou des tabous.