Fil d'Ariane
Les femmes ont pris une part importante lors de la manifestation du 11 décembre 1960 à Alger, un an et demi avant l'indépendance de l'Algérie
Le quartier Belouizdad – ex-Belcourt – du centre d’Alger a été le 11 décembre 1960 et les jours suivants le théâtre d’une mobilisation populaire inédite. Contre le colonialisme français et pour la liberté, des milliers d’Algériens ont défilé. Et d’Algériennes. Ce pan de l’histoire reste néanmoins méconnu et il révèle aussi l’invisibilisation des femmes dans la lutte pour l’indépendance algérienne.
En effet, devant un café face au musée dédié au 11 décembre 1960, tous les hommes interrogés disent avoir soit participé aux manifestations, soit connaître des participantes. Mais quand on leur demande de leurs nouvelles, ils répondent « Elles sont toutes mortes ». Pourquoi le seraient-elles toutes alors qu’eux sont encore là ? A cette question, ils ne savent quoi répondre. Au musée, seuls des hommes sont présents et ils sont réticents à parler des manifestantes. Une femme aux grands yeux noirs et voile vert qui passe devant indique y avoir participé, elle ne veut en revanche pas parler : « ils [les soldats français] nous ont tué et ont fait plus », confie cette Algérienne qui sous-entend qu’elle a subi ou entendu parler de violences sexuelles.
De leur côté, des journalistes et un élu, militant de la Casbah, qui avaient promis des rencontres avec « une douzaine de femmes manifestantes », se rétractent le jour du rendez-vous, un contact dira même « qu’aucune femme n’a participé aux manifestations », ennuyé face à l’évidence : elles sont pourtant nombreuses sur les photos... Non seulement les femmes sont invisibilisées mais la mémoire de ces événements est l’objet d’une lutte entre le Front de libération nationale (FLN) – celui d’hier et celui d’aujourd’hui au pouvoir - qui prétend les avoir organisées et les citoyens qui indiquent qu’il s’agissait de manifestations spontanées. Hocine Hamouma est de ceux-là. Chercheur indépendant, il consacre son temps et son argent à rétablir les faits sur les rassemblements auxquels il a pris part ; il propose d’ailleurs de les revivre lors d’une visite de la Casbah et des alentours. Pour son livre Les enfants de décembre publié en auto-édition et en deux tomes, il a mis des années à reconstituer les histoires de manifestant.e.s et à rencontrer des femmes.
L’une d’elle accepte de raconter à TV5 Monde Terriennes son parcours. Il s’agit de « Fatiha », c’est son nom de résistante. Il faut emprunter le téléphérique pour arriver dans le quartier populaire du Clos Salembier à Alger, à l’image duquel ont été construits des quartiers populaires en France. Ici, la vue sur le monument en hommage aux martyrs est imprenable.
Fatiha A. est née le 28 janvier 1944. Elle avait 16 ans le 11 décembre 1960. « Je suis allée à l'école indigène des filles de la Casbah, rue Marengo puis à l'école de couture de Micheline, avenue Pasteur », débute-t-elle.
"Fatiha A.", interviewée dans son logement à Alger
« C’est par le bouche à oreilles dans le quartier du Clos Salembier que j’ai entendu parler des manifestations et c’est ici que j’ai commencé la révolution. Le 10 décembre, on a dormi dehors. Il y avait des femmes dès le début. Elles transportaient aussi la nourriture et les médicaments même hors d’Alger », dit-elle en citant des noms d’amies et soeurs de lutte. Qu’est-ce qui a poussé la jeune fille à prendre part au soulèvement ? « J'ai manifesté pour l'indépendance et pour vivre », dit-elle simplement. Comment ont réagi ses proches ? « On avait des amis français mais on vivait avec des musulmans. Eux – les Français – avaient tout », elle croit alors en « la puissance de l’indépendance » pour une meilleure existence.
Ses parents lui permettent de sortir. « Mon père, né dans la Casbah, était impliqué en politique. Mes parents nous racontaient leur vécu et mon père se tenait informé grâce à la radio. Notre maison était un dépôt d'armes. » Les voisins permettent eux aussi à leurs enfants de manifester : « même ceux qui ne faisaient pas la révolution sont sortis le 11 décembre 1960 ! »
Elle raconte en détails et avec passion les rassemblements « qui ont duré trois jours » : « Je portais un chemisier, une jupe, pas de voile », précise-t-elle en agitant le long foulard beige fleuri qu’elle porte. « Des femmes faisaient des youyous. Ceux qui les entendaient descendaient. On tournait dans le quartier et criait "Vive l'Algérie musulmane !" Il y avait beaucoup de soldats, ils tiraient sur nous. Il y a eu des morts... A cette époque, les femmes pouvaient assister aux enterrements. » N’a-t-elle pas eu peur de mourir ? « Quand tu as peur, tu ne fais rien », répond-elle avec assurance devant sa petite fille qui l’écoute religieusement, assise sur les genoux du fils de la résistante. Puis Fatiha s’est mariée, avec un résistant, a eu des enfants et a dû rester à la maison. Elle n’ose pas en dire plus devant sa famille mais lève ses épaules dans un long soupir, laissant penser que ce n’est pas ce à quoi elle aspirait.
Fatiha A. a aussi été marquée par le sort d’une autre femme : la mère de son mari. « Jusqu’à son dernier jour elle a pleuré la mort de Tahar, son fils tombé martyr. Il a été torturé lors de la bataille d’Alger et des années plus tard, on lui apporté son pantalon tâché de sang. Ma belle-mère parlait tout le temps de lui », décrit-elle.
Quel est son meilleur souvenir des luttes menées ? « L’indépendance » arrachée par le peuple algérien en 1962 », lâche-t-elle sans hésitation. Et elle le rappelle : de nombreuses femmes y ont pris part. L’historienne Ouarda Ouanassa Tenghour de l’Université de Constantine travaille justement sur leur rôle « pour donner plus de visibilité aux oubliées anonymes », indique-t-elle à Terriennes TV5 Monde. Elle confirme qu’ « il y avait beaucoup de jeunes femmes » dans les rues d’Alger et des autres villes en décembre 1960. « Elles ont arpenté les rues, couru, il fallait avoir de solides jambes ! »
Quel a été leur rôle ? « Elles ont été archi présentes », note l’historienne. « Ce qui a été fantastique, c’est cette présence de femmes, voilées ou non. Il faut s'imaginer ce qu'est l’Algérie des années 1950-1960 : franchir le seuil de la maison pour une cause politique, c'est vraiment révolutionnaire. Ca signifie surtout que l'idée de l'indépendance n'est pas un slogan limité à un petit groupe mais quelque chose qui a pris de l'ampleur, qui est ancré dans la société. Les familles les ont laissées faire, il n’y avait plus d’obstacles, ni de digues. Les choses avaient bien changé avec le début de la guerre notamment, par exemple des hommes inconnus étaient accueillis dans les maisons », poursuit-elle.
Portrait mural de Hassiba Ben Bouali à Alger, militante et résistante algérienne durant la guerre d'Algérie, tuée le 8 octobre 1957 dans la Casbah d'Alger, lors de la "Bataille d'Alger"
« Les femmes ont aussi cousu les drapeaux déployés pendant les manifestations, lancé les youyous pour rallier les manifestants et envahi les rues en criant ‘’Vive l’Algérie’’ ». Des manifestations ont lieu simultanément dans plusieurs villes : « chacune avait sa singularité, mais elles convergeaient autour d’un même slogan, des mêmes aspirations et puis le peuple était dans la rue, il y avait un autre son de cloche que celui de l’élite ou d’un groupe. Cette fantastique irruption des femmes dans l’espaces public en annonçait d'autres ».
Mais alors, pourquoi une telle invisibilisation ? « Il y a eu un effacement après l’enthousiasme qui a suivi l’indépendance », remarque Ouarda Ouanassa Tenghour. « Le nationalisme a cela de paradoxal : il mobilise les masses mais quand il prend le pouvoir, il leur dit de rentrer à la maison. Et c’est particulièrement valables pour les femmes dans les sociétés musulmanes. » Autre fait qui l’interpelle : « On sait qu'il y a eu des morts, mais on ne sait pas combien de femmes ont été tuées », termine l’historienne, qui parcourt l’Algérie en vue de faire connaître l’histoire des femmes oubliées des manifestations de décembre 1960 et des autres événements qui ont permis au peuple algérien de retrouver son indépendance.
Pour aller plus loin :