Fil d'Ariane
Dénonciation des violences sexuelles ou domestiques, dépénalisation de l'avortement, légalisation de la prostitution... C'est une nouvelle force politique qui émerge dans les rassemblements pour la démocratie en Thaïlande. Les femmes, qui représentent plus de deux contestataires sur trois, veulent faire évoluer les mentalités. Rencontres.
Une femme s'adresse aux manifestants à Bangkok, le 8 août 2020.
Voici des mois que la population thailandaise descend dans la rue pour réclamer des changements, à commencer par une réforme de la royauté et de l'article 112 du Code pénal, qui instaure le crime de lèse-majesté. A Bangkok, malgré une forte présence policière - et ce qu'il en coûte de manifester contre le roi - les manifestant.es persistent.
En première ligne des protestataires : les femmes. Elles sont en train d'initier une libération de la parole féminine inédite dans le royaume. Car même si les Thaïlandaises jouissent d’un certain pouvoir économique, elles restent exclues des institutions à la tête du pays. Rencontre avec trois d'entre elles.
"On coupe les barbelés, on s'approche du Parlement. On ne reculera pas". Chonthicha Jangrew, dite "Lookkate" (raisin), coordonne les actions choc des manifestants. Elle est la seule habilitée à négocier avec les forces de l'ordre. La jeune femme de 27 ans, étudiante et militante des droits humains depuis le coup d'Etat de 2014, a été inculpée à 13 reprises en moins de cinq mois et risque de longues années derrière les barreaux pour "sédition". Elle est aussi une cible des ultra-royalistes : "Je reçois des menaces de morts, des insultes à caractère sexuel. Mais pas question, pour elle, de baisser les bras : "On doit faire autant que les hommes si on veut l'égalité".
J'ai eu besoin de m'émanciper. Je ne cache pas mes opinions à ma famille. Elle les accepte, mais elle a peur pour moi.
Chonthicha Jangrew, coordinatrice des actions protestataires
Comme la majorité des contestataires, Lookkate réclame la démission du Premier ministre, une réforme de la monarchie et une réécriture de la Constitution. Elle se bat aussi pour une meilleure représentation des femmes à la tête du pays. Ces dernières n'ont pas voix au chapitre au sein de l'armée et de la monarchie, n'occupent que 14% des sièges au Parlement et 10% des postes au sein du Cabinet, principal organe du gouvernement.
Née d'un père militaire, l'activiste a grandi dans un milieu conservateur. "J'ai eu besoin de m'émanciper. Je ne cache pas mes opinions à ma famille. Elle les accepte, mais elle a peur pour moi".
Inthira Charoenpura, "Sai" (sable), star du petit et grand écran en Thaïlande depuis son adolescence, est marginalisée depuis qu'elle s'est engagée aux côtés des manifestants : "Une partie de mes contrats a été annulée, explique-t-elle. Dans le show business, personne n'ose parler politique par crainte de voir sa carrière ruinée". Suivie par 450 000 fans sur les réseaux sociaux, l'actrice quadragénaire est la seule célébrité à reconnaître publiquement qu'elle soutient financièrement la contestation et risque désormais d'être inculpée pour "lèse-majesté".
Inthira Charoenpura devant le commissariat de Bang Khen, à Bangkok, le 21 décembre 2020. Plusieurs leaders de la contestation étaient convoqué.es pour répondre de différentes accusations liées aux manifestations, notamment de diffamation à l'encontre de la monarchie.
En échange des dons qu'elle récolte, Inthira Charoenpura distribue repas, casques, masques à gaz et canards gonflables, utilisés comme bouclier pour se protéger de la police. "Les manifestants sont si courageux. Chez nous, les mouvements de protestation se terminent souvent par des morts", relève-t-elle en référence à la répression contre les Chemises rouges en 2010, qui ont fait 90 victimes.
Pour les femmes, elle ne parle pas encore de victoire mais de "changement irréversible : la parole commence à se libérer". Une nécessité dans un pays où les violences domestiques sont pointées du doigt par les Nations unies. "Ce combat est encore plus important que le cinéma qui coule dans mes veines", explique Sai, née d'un père réalisateur et d'une mère productrice.
Chonticha Jangrew, Inthira Charoenpura, and Chumaporn Taengkliang are fighting for gender equality in a country where workplaces and politics are dominated by men. https://t.co/JxeABwjSv9
— Rappler (@rapplerdotcom) December 21, 2020
En 2013, Chumaporn Taengkliang, dite "Dao" (étoile), a acheminé clandestinement de Chine, en les cachant sur elle, 10 000 pilules abortives, difficiles à trouver à l'époque en Thaïlande. Sept ans plus tard, devenue l'une des têtes d'affiche du mouvement pour la démocratie, elle harangue la foule, juchée sur une petite estrade, en exhortant à décriminaliser l'avortement. Et sa voix porte, puisque le 18 novembre 2020, le puissant cabinet des ministres approuve un amendement de l'article du code pénal qui criminalisait l’avortement :
La Thaïlande décriminalise l’avortement pour les femmes enceintes de moins de 12 semaines https://t.co/RuyF8r81fX pic.twitter.com/NBfRyMOiXt
— RFI (@RFI) November 18, 2020
Jusqu'alors, l'IVG n'était légale dans le royaume que dans certains cas, lorsque la santé de la mère était menacée ou en cas de viol, par exemple, mais une femme pouvait toujours être poursuivie et encourir jusqu'à trois ans de prison. "C'est un archaïsme", estimait Dao, 34 ans, qui se félicite que le gouvernement cède enfin sur la décriminalisation même s'"il faut aller encore plus loin". L'activiste plaide aussi pour légaliser la prostitution et ose critiquer la vie tumultueuse du roi qui s'est octroyé une concubine officielle, une première depuis la fin de la monarchie absolue en 1932.
On ne restera plus jamais sur la banquette arrière, on sera toujours en première ligne.
Chumaporn Taengkliang, militante pour la dépénalisation de l'avortement
Née dans une famille conservatrice du sud où "son père battait sa mère", Chumaporn Taengkliang assure avoir su dès ses 12 ans "devoir lutter contre tout ça". Elle lance un appel aux autres leaders pro-démocrates, pour beaucoup des hommes : "laissez-nous nous faire entendre davantage. On ne restera plus jamais sur la banquette arrière, on sera toujours en première ligne".
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