Fil d'Ariane
Le phénomène a été mesuré par des linguistes : le terme "homme" induit toujours des représentations masculines, jusque dans les domaines scientifiques. Le manifeste cite en exemple ce dessin intitulé L’Homme préhistorique, montrant cinq silhouettes se redressant peu à peu au fil de l'évolution, mais chacune étant manifestement celle d’une femme, avec des seins et une taille affinée. Confronté.es à ce document, 16% des francophones trouvent que le dessin correspond au titre et aux légendes et 52% esquivent la réponse "avec embarras, souvent en plaisantant" ; 32% seulement rejettent catégoriquement l’association.
En français, le masculin l'emporte toujours sur le féminin, et pas seulement dans la grammaire, mais aussi dans le choix du vocabulaire. On parle toujours de fratrie pour parler du lien de parenté entre soeurs, par exemple. Or le "générique masculin" active des représentations plus masculines que féminines.
Comment le masculin empêche de penser le féminin
Un homme est en voiture avec son fils, ils ont un grave accident. Le père meurt sur le coup. L’enfant est amené à l’hôpital. Le chirurgien entre dans la salle et dit : 'Je ne peux pas l’opérer, c’est mon fils.'
A la question : qui est cette personne ? Les gens répondent qu'il s'agit d'un couple homosexuel et que c’est le deuxième père, ou alors que c’est un père adoptif, etc. Une seule fois, j'ai eu droit à la réponse attendue : le chirurgien est une femme, et c’est sa mère. C’est un automatisme de pensée qui fait dire que le masculin est générique, car ce n'est pas vrai. Le masculin empêche de penser le féminin.
Géraldine Franck, coordinatrice du manifeste Droits humains pour tou.te.s
Comme le rappelle Oriane Wegner dans son texte au concours d'éloquence 2018 : "Des études ont prouvé le lien qui existe entre les usages grammaticaux et la professionnalisation des femmes. La visibilité du féminin dans les noms de profession, la capacité des femmes à s’imaginer à ces postes et l’ambition de les atteindre forment à elles trois un engrenage".
"Des études ont pu établir que lorsqu'une profession se féminise, comme cela a été le cas pour les avocat-es, l'appellation masculine du métier a tendance à s'imposer comme pour gommer la représentation des femmes. Il existe évidemment des exceptions, exceptions qui sont habituellement liées à l'absence de prestige du métier. On veut bien d'une maîtresse d'école mais c'est plus dur d'accepter une maîtresse de conférence," explique Géraldine Franck. Il ne suffit donc pas d’invoquer l’absence d’ambiguïté des régles de grammaire et de répéter que le masculin est le genre non marqué pour trancher le débat. Le fait est que l'application de cette règle grammaticale se fait nécessairement au détriment des femmes.
La "Déclaration universelle des droits de l’homme" proclamée aux
Nations unies en 1948 s’adresse, elle, aux femmes comme aux hommes. L’article premier de la version française débute avec ces mots : "Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droit." Les rédacteurs français ont ainsi cherché à mettre le texte au diapason son esprit, sans toutefois aller jusqu’au bout de leur entreprise, puisqu'ils ont retenu le terme "homme" huit fois, dont six dans l’expression "droits de l’homme".
En conservant l’expression "Droits de l’homme" dans la dénomination du texte de 1948, la France a voulu préserver sa filiation avec la Déclaration de 1789, idéalisée malgré la discrimination qu'elle implique. Par nationalisme, les rédacteurs ont donc retenu une traduction incorrecte. En effet, seule la langue française semble avoir ignoré le changement de dénomination entre la déclaration de 1789 et celle de 1948. qui, rédigée à l'origine en anglais, abandonne rights of man pour human rights. Alors pour que les choses changent, écrit l'historienne Eliane Viennot dans le manifeste : "Il faut aussi renoncer à notre attachement aux droits de l’homme, qui n’étaient faits que pour une moitié des humains, et qui lui ont donné toute liberté, toute légitimité d’opprimer l’autre."
L'historienne Eliane Viennot donne un florilège des définitions, à travers les âges, de la femme par rapport à l'homme : "La femme est un mâle imparfait" (Aristote) ; "Créature raisonnable faite de la main de Dieu pour tenir compagnie à l’homme" (Patru, membre de l'Académie française, dans son Dictionnaire françois au XVIIe siècle)...
Reste que, avant l’Académie française, aucun lexicologue ne songe à soutenir qu’"homme" peut signifier "les deux sexes". Ce n'est qu'en 1694 qu'apparaît, parmi de nombreuses autres acceptions, cette définition de l'homme : "Animal raisonnable. En ce sens, il comprend toute l’espèce humaine, et se dit de tous les deux sexes." Que "homme" désigne l’espèce humaine constitue une nouveauté radicale, explique Eliane Viennot, "qui force un trait jusqu’ici implicite dans la tendance des hommes à s’estimer ses représentants les plus réussis et les plus intéressants, les mieux servis par Dieu ou la nature."
A cela est venu s'ajouter la règle qui veut que le masculin l'emporte sur le féminin et qui, loin anodine ou neutre, participe d'un "véritable programme de masculinisation de la langue que l’Académie française a appliqué à la grammaire et au vocabulaire à partir du XVIIe siècle pour des raisons explicitement sexistes", explique Eliane Viennot. Car comme le dit Oriane Wegner dans sa plaidoirie : "Toutes les violences ne laissent pas de bleus ; certaines se font par les blancs, les vides".
La langue, ce n'est pas une question de beauté, c'est un rapport de force, un choix pour plus ou moins d'inclusion des femmes.
Géraldine Franck, coordinatrice du manifeste Droits humains pour tou.te.s
Pour déconstruire ces schémas au XXIe siècle, le rôle des médias peut être crucial, pense Géraldine Franck : "Si certains médias font le choix d'un vocabulaire progressiste, d'autres suivront. Ils pourraient jouer un rôle de précurseurs en se mettant à utiliser de manière systématique "humains" en lieu et place de "Hommes"." Pas pratique, pas harmonieux, pas naturel... En réponse aux raisons habituellement invoquées pour ne rien changer, elle ajoute que la langue n'est pas une question de beauté, mais de rapport de force : "C'est un choix pour plus ou moins d'inclusion des femmes. Opter pour le terme "autrice", par exemple, n'est pas un choix esthétique, Aurore Evain a déterré ce terme d'autrice, qui existait, qui n'est pas un néologisme, qui est un mot qui a été confisqué aux femmes."
"Les deux, ma capitaine ! répond Géraldine Franck. On a souvent l’impression que le langage préexiste et qu’il nous est imposé, alors que c’est précisément l’inverse, explique-t-elle. Pourtant, défaire une habitude de langage peut aller très vite. Féminicide en est un excellent exemple." De même que sororité ou grossophobie, récemment intégrés au langage courant, puis aux dictionnaires. Tous ces mots sont importants, car ils reflètent l'évolution de la société et matérialisent ses avancées vers plus d'égalité, plus de justice sociale. Et tous ont été portés par des militant.es.
L'inclusion des femmes dans le mot "Homme", cette anomalie linguistique propre au français, en dit long sur le poids du sexisme qui pèse encore sur la société. Si certains semblent la défendre comme si elle était le dernier rempart à l’avancée de l’égalité, "nous n'en sommes malheureusement pas là et les remparts sont encore nombreux", souligne Géraldine Franck. Reste que le vocabulaire et la grammaire ne sont pas neutres. "Le langage, ce n’est pas juste ce qui nous permet de nous exprimer, c’est ce qui structure et aussi influence nos pensées" - c'est tout le propos de Noam Chomsky dans Le Langage et la Pensée, écrit en 1967.
Etre concerné·e par un texte de droit sans y être nommé·e ? Mais même un contrat d’assurance pour un simple appareil électroménager serait plus précis !
Marianne Reinhardt, candidate aux concours d'éloquence de Droits humains pour tou·te·s
Les résistances sur ce sujet, qui devrait pourtant n'être qu'un détail, montrent bien que l'enjeu est en réalité de taille. Si le collectif Droits humains pour tou·te·s a choisi de miser avant tout sur des relais institutionnels, c'est à cause de la lourde symbolique portée par l'appellation "Droits de l'Homme". Car comme le fait remarquer l'une des candidates aux concours d'éloquence citée dans le manifeste, "être concerné·e par un texte de droit sans y être nommé·e ? Mais même un contrat d’assurance pour un simple appareil électroménager serait plus précis !"
"C’est au moment du conflit en ex-Yougoslavie, lorsqu’il y a eu une prise de conscience au niveau mondial de la spécificité des violations des droits des femmes et que le viol a été reconnu comme arme de guerre, puis comme crime contre l’humanité, que le mot "humain" s’est imposé pour remplacer "Homme", vers la fin des années 1990," souligne Jacqueline Deloffre, responsable de la commission Droits des femmes d’Amnesty International France.
Il faudrait maintenant aller plus loin, réfléchir à des droits spécifiques aux femmes, qui prendraient en compte les spécificités féminines, comme le temps d'enfantement, le droit à l'avortement, le risque de viol ou l'interdiction de la discrimination menstruelle. Mais encore faudrait-il déjà que les droits actuels des femmes les désignent de manière claire et non équivoque. Et qu'elles puissent ensuite compter sur une égalité de fait en plus de l'égalité de droit...
Le collectif Droits humais pour tou.te.s a d'autres projets en tête, raconte Géraldine Franck : "Florence Montreynaud réfléchissait à l'éventualité de rédiger une nouvelle déclaration de droits fondamentaux. Elle avait ainsi pensé au droit 'de naître désiré-e', c'est-à-dire le droit de naître par la volonté du ou des parents - qui auraient donc accès à la contraception, ne seraient pas victime de viols, etc."
S'il tarde aux membres du collectif de pouvoir se pencher sur de nouveaux projets, elles veulent d'abord faire aboutir celui-ci : que l'on utilise, enfin, un terme inclusif pour désigner les personnes. "Si je lis 'Les hommes meurent en moyenne à 82 ans', comment savoir s'il s'agit des hommes de sexe masculin ou d'une moyenne entre femmes et hommes ? S'il est écrit 'Les humains meurent en moyenne à 82 ans', ce doute est levé et je sais alors avec certitude, en tant que femme, que je suis incluse dans cette statistique. Nous sommes tou-te-s des humains", conclut Géraldine Franck.
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