Fil d'Ariane
Lorsqu'on lui pose la question, Manuela Carmena est d'accord pour revendiquer les "identités" suivantes : femme, juriste, politique occasionnelle, madrilène. Celle qui a été élue à la surprise générale maire de la capitale espagnole au printemps 2015 est riche d'un parcours qui devait la mener à cette fonction-là, dans un pays marqué par l'histoire - le franquisme -, la crise économique des années 2000, et traversé en ce début de XXIème siècle par des mouvements sociaux, culturels, cherchant à réinventer la politique et l'avenir.
Ce n’est pas moi qui vais gouverner. C’est vous, les gens de la rue, qui allez le faire à travers moi et mon équipe !
Manuela Carmena, mai 2015
Certains se sont étonnés de la victoire de Manuela Carmena, comme l'envoyé spécial du Temps (Genève) à Madrid en mai 2015 : "L’ancienne magistrate Manuela Carmena, 71 ans, qui n’a jamais exercé la politique durant sa carrière, obtient 20 élus, juste derrière l’ultra-favorite Esperanza Aguirre, un poids lourd chevronné du Parti populaire. Et très loin devant les socialistes ou les communistes." C'est donner un sens trop restreint au mot "politique", l'enfermer dans des partis, des alliances, des jeux politiciens.
La nouvelle élue ne souffrait pourtant pas d'un déficit d'engagement : étudiante et jeune communiste au début des années 1960, quand cela pouvait vous valoir la prison ; mère, épouse, camarade, passionnée des questions d'éducation, vélocipédiste acharnée ; avocate, magistrate incorruptible à l'écoute des plus démunis, des femmes, des victimes comme des coupables ; maire de proximité dans une ville de plus de 3 millions d'habitants. « Ce n’est pas moi qui vais gouverner. C’est vous, les gens de la rue, qui allez le faire à travers moi et mon équipe ! », lançait-elle au soir de son élection.
Sur le même sujet dans Terriennes, à retrouver :
> En Espagne, aux élections municipales de 2015, des femmes, partout des femmes
Dans un portrait qui frôle la vénération, le quotidien El Païs écrivait sous le titre "Manuela Carmena, le don de la douceur" : "Son énergie produit de l'empathie. Elle croit que le pessimisme est réactionnaire." Et Juan Puig de la Bellacasa, l'un de ses plus vieux amis poursuivait : « Comme juge, elle expliquait tellement bien les sentences aux délinquants que ceux-ci finissaient par demander pardon. » Empathie, droit - femme, juriste.
De ce chemin de vie, Manuela Carmena a tiré un recueil de réflexions "Parce que les choses peuvent être différentes...", livrant des pistes pour changer le monde, "la grande aventure de maintenant", par l'éducation, l'empathie, la culture féminine, le respect du droit. Et ce n'est certainement pas un hasard si le livre est publié en français par Indigène, les éditeurs du célébrissime "Indignez-vous" de Stephane Hessel.
Dans la belle préface au recueil de Manuela Carmena, Michelle Perrot, l'une des premières historiennes à avoir placé les femmes au coeur du récit du monde, écrit :
"Elle puise surtout, de plus en plus, dans la consciente grandissante d’une culture féminine dont elle se sent l’héritière et dont le féminisme redécouvre les virtualités, faite à la fois de sourde résistance aux injonctions de la domination masculine, d’attention aux choses du quotidien, du soin – le care – qu’on prend des corps fragiles, des vies dévastées, des intérieurs ruinés, des espoirs en fuite, de gestes modestes et efficaces que des pratiques domestiques invisibles et transmises dans l’ombre des maisons ont peu à peu forgés."
Cette aventure du changement, l'avènement de la culture féminine en politique, l'éducation, la force de l'Etat de droit, autant de sujets évoqués dans l'entretien exceptionnel que Manuela Carmena a accordé à Terriennes.
La féminisation du monde repose, non pas sur la présence de certaines personnalités féminines dans la politique, mais sur l'adhésion aux valeurs fondamentales et révélatrices de ce que nous pouvons appeler la culture féminine
Manuela Carmena, Parce que les choses peuvent être différentes, page 130