Fil d'Ariane
L'auteure de La Servante écarlate a maintenant 80 ans. Pendant un an, deux documentaristes, Nancy Lang et Peter Raymont, ont suivi Margaret Atwood, recueillant témoignages et souvenirs de ses proches. Ils dressent un portrait malicieux et touchant d'une écrivaine qui reste une icône de la cause des femmes.
"Jamais je n'aurais pensé devenir une écrivaine célèbre, je voulais juste être une bonne écrivaine," confiait "Peggy" à Phoebe Larmore qui, il y a plus de cinquante ans, dévora d'une traite La femme comestible, premier roman de Margaret Atwood, et devint son agente. Elle l'est encore, mais entre-temps, elle est aussi devenue son amie et ponctue le documentaire de souvenirs professionnels, mais aussi plus personnels, drôles ou affectueux.
Margaret Atwood, la force des mots a été tourné sur une année. L'année de ses 80 ans, l'écrivaine et icône féministe fait un tour du monde. Alors les documentaristes lui emboîtent le pas. Ils la suivent dans les boutiques, les musées, dans la rue, au fil de ses remarques curieuses, érudites ou pleines d'humour - la star ne se prend pas au sérieux. Née à Ottawa, Margaret Atwood se raconte d'une voix légèrement rauque, avec l'accent traînant des Canadiens.
Elle scrute tout, le plus horrible comme le plus beau, et ne détourne jamais le regard.
Adrienne Clarkson, gouverneure générale du Canada
D'un regard acéré et averti, elle scrute en permanence tout ce qui l'entoure. "C'est une vraie artiste, explique Adrienne Clarkson, gouverneure générale du Canada. Elle scrute tout, le plus horrible comme le plus beau, capte les moindres détails et ne détourne jamais le regard."
Pommettes hautes et regard espiègle, Margaret Atwood est une femme menue, vive, nature. Une amie enjouée, une mère et une grand-mère attentive, une compagne aimante. Au jour le jour, on la voit prendre soin avec tendresse de son mari, l'écrivain Graeme Gibson, décédé à la fin du tournage, en septembre 2019. Malgré la maladie, il l'accompagne dans ses déplacements et elle l'inclut dans sa vie jusqu'à la fin. "Je pense qu'ils sont toujours amoureux", confie Phoebe Larmore leur amie de toujours.
Margaret Atwood et Graeme Gibson se sont rencontrés dans les années 1960, alors que l'un et l'autre étaient déjà mariés de leur côté. Ensemble, ils auront une fille. Maman, Margaret Atwood le dit tout net : "On peut être mère, on peut être femme, on peut travailler, on peut être écrivaine, mais on ne peut pas tout faire à la fois." Elle ne voulait pas non que son mari devienne sa "servante", comme tant d'hommes en ont une à la maison en la personne de leur épouse. "Elle a été suffisamment futée pour relever le défi," souligne Phoebe Larmore.
Fille d’un entomologiste et d’une nutritionniste, Margaret Atwood grandit dans les forêts canadiennes, sans devoir s'habiller en fille, sans aucune autre injonction féminine, d'ailleurs. Quand elle écrit son premier roman, à l'âge de 7 ans, c'est une histoire de fourmis illustrée. De son enfance, elle a gardé un fort attachement à la nature, à son pouvoir médidatif et spirituel, et une conscience profonde de l'importance de préserver la planète et les espèces qui la peuplent.
Margaret Atwood raconte le choc le jour où, avec ses amies, on l'emmène voir le film Les chaussons rouges, comme il sied à des jeunes filles de l'époque. C'est l'histoire d'une femme qui, tiraillée entre sa carrière de danseuse et sa vie d'épouse, finit par mettre fin à ses jours... "Ne faites pas carrière," veut-on dire aux filles dans les années 1950 - les femmes doivent rester à la maison pour laisser le champ libre aux hommes de retour de la guerre.
1952, Margaret a 13 ans. Cette année-là, dans le guide d'orientation scolaire, les filles n'ont guère de choix : secrétaire, hôtesse de l'air, institutrice, infirmière ou professionnelles de l'art ménager. Elle choisit la dernière option, pour gagner sa vie plus facilement : "J'étais très matérialiste", se souvient-elle. Par la suite, elle envisage de faire une école de journalisme, mais à l'époque, les femmes journalistes sont cantonnées à la mode ou à la rubrique nécrologie. "Je préférais partir à Paris, vivre dans une chambre de bonne et fumer des cigarettes en buvant de l'absinthe. Ecrire des chefs-d'oeuvres et mourir jeune !" se dit-elle.
Mais avant cela, étudier la littérature anglaise pour, pourquoi pas, devenir professeure ? Elle intègre la prestigieuse université de Harvard, dont la bibliothèque Lamont, à l'époque, est encore interdite aux femmes... "Margaret était une étudiante brillante, mais décalée, un peu sauvage," raconte son premier mari, Jim Polk, rencontré sur les bancs de l'université.
On me demande de parler parce que, comme je n'ai pas de travail, je ne risque pas de le perdre en prenant la parole.
Margaret Atwood
C'est la guerre du Vietnam. A l'université, l'atmosphère est tendue. De cette époque datent les premières manifestations, les premiers engagements politiques de la jeune femme. Ils ne l'ont jamais lâchée. Aujourd'hui encore, elle continue à s'engager en faveur de l’égalité entre les sexes et la préservation de l’environnement. Elle qui ne s'est jamais dite militante à part entière, explique ses engagements avec un sérieux et une humilité teintés de malice : "On me demande de parler parce que comme je n'ai pas de travail, je ne risque pas de le perdre en prenant la parole."
En 1969, elle remporte un premier prix pour La femme comestible. Un premier roman qui, déjà, traite de la condition féminine, et est considéré comme à l'avant-garde du féminisme aux Etats-Unis. De nombreuses jeunes Américaines, à l'époque, s'identifiaient à l'héroïne, Marion. Comme Phoebe Larmore, immédiatement séduite, qui demande à devenir son agente littéraire. Cinquante ans après, elle l'est encore.
Son second roman, Faire surface est l'histoire d'une recherche du père et d'une femme qui ne veut pas se laisser dérober son pouvoir. Un roman féministe ? Elle s'en défend. "Refuser par-dessus tout d'être une victime !" Tel est son propos et il concerne tout le monde.
Margaret Awood se décrit comme une "skieuse alpine" de l'écriture. Ecrire le plus vite possible, à la main - les cinquante premières pages d'un nouveau roman, en tout cas. Puis revenir sur ses notes, revoir. Ratures, flèches, rajouts criblent ses feuilles.
En 1984, Margaret Atwood et Graeme Gibson s'installent à Berlin après avoir séjourné dans plusieurs autres villes d'Europpe. C'est sur une machine à écrire allemande de location qu'elle tape les premiers mots de La servante écarlate.
Adolescente, elle avait lu Le meilleur des mondes, puis dès la sortie du livre, elle avait dévoré 1984, de George Orwell. "J'ai toujours voulu, moi aussi, écrire une dystopie. Toutes les autres étaient écrites du point de vue des hommes. Alors j'ai voulu inverser la donne et écrire une dystopie du point de vue des femmes".
Je dis ce que les gens n'ont pas envie d'entendre.
Margaret Atwood
Elle se fixe une règle : tous les éléments de l'histoire doivent avoir existé à un moment ou à un autre de l'histoire. Elle ne veut pas qu'on la taxe d'avoir l'esprit tordu. Alors elle entreprend de longues recherches dans la presse : "Dans les années 1980, une secte soumet les femmes, dissuade les contacts avec les non-membres, arrangent les mariages et les femmes des coordinateurs sont appelés 'servantes'"... "En Roumanie, Nicolas Ceaucescu exigeait quatre enfants de chaque femme. Il distribuait des tests de grossesse. Si elles n'étaient pas enceintes, elles devaient se justifier. "Sous le troisième Reich, les SS étaient encouragés à avoir plusieurs femmes de façon à donner naissance à encore plus de petits SS." Dans les années 1950, aux Etats-Unis, de nombreux enfants ont été kidnappés dans des réserves de natifs et remis à des familles blanches pour adoption. Comme à Galaad, l'homosexualité, aujourd'hui encore, est considérée comme un crime. Tout est tiré de faits réels : "Je dis ce que les gens n'ont pas envie d'entendre", dit l'écrivaine.
Le costume des servantes ? A la fois robe de religieuse et image d'une femme au visage dissimulé par une coiffe sur boîte de détergent des années 1940, image issue de l'enfance de Margaret : "La femme qui figure sur les boîtes de The Old Dutch Cleanser a l’air redoutable. Elle tient un bâton, chasse la saleté et elle porte une coiffe qui lui cache le visage. C’est une image qui a bercé mon enfance par son côté mystérieux."
Sortie en 1985, La servante écarlate la fait entrer en pleine lumière, à 46 ans. Adaptée pour le cinéma par Volker Schlöndorff en 1990 et devenue la série à succès signée Bruce Miller, avec Elisabeth Moos dans le premier rôle, l'édition anglaise s'est vendue à plus de 8 millions d'exemplaires dans le monde.
Publiés trente-quatre ans plus tard, en 2019, Les Testaments nous replongent dans le monde terrifiant de Galaad. Mais si La servante écarlate est le récit introspectif d'une victime ordinaire du régime de Galaad, sa suite - et épilogue - se révèle pleine d'action et d'espoir, au coeur de la résistance. Les Testaments a été salué par le Booker Prize, prestigieux prix littéraire britannique qui avait déjà récompensé, en 2000, Le tueur aveugle, un autre de ses romans
A près de 81 ans, Margaret Atwood a publié 60 romans traduits en 22 langues et reste une icône de la cause féministe. Les Servantes, dont l'image a été largement diffusée dans le monde à travers la série de Bruce Miller, inspirent les militantes féministes aux Etats-Unis, qui ont adopté leur tenue, mais pas seulement :
Polish #Handmaids waiting for #Trump #TRUMPwPOLSCE pic.twitter.com/NNQxD60S0s
— Agata Diduszko (@agatadiduszko) July 6, 2017
Fin 2018, la Première dame des Etats-Unis, Melania Trump, pensait-elle aux silhouettes des servantes écarlates quand elle présentait les sapins du même rouge qui décoraient la Maison-Blanche pour Noël ? Toujours est-il qu'il n'a pas fallu longtemps aux internautes pour faire le rapprochement et coiffer les arbres sur une image diffusée sur Twitter :
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