Fil d'Ariane
« Aucune femme qui ne possède ni ne dispose de son propre corps ne peut prétendre être libre. Aucune femme ne peut prétendre être libre tant qu’elle ne peut choisir délibérément d’être mère ou non. » Ces mots de Margaret Sanger, datant de mars 1919, résument bien le combat de cette féministe aux mille vies aujourd'hui tombée dans l'oubli.
L’auteur américain Peter Bagge a récemment brossé d'elle un portrait en bande dessinée. « Si elle était incroyablement généreuse et fidèle envers ses amis et sa famille, raconte le dessinateur américain, elle pouvait aussi être bornée, impulsive, égocentrique et égoïste. (…) Vivre et travailler avec elle devait être comme se retrouver dans un train lancé à pleine vitesse. »
C’est l’impression que laisse aussi son ouvrage très fourni intitulé Femme rebelle. L'histoire de Margarret Sanger aux éditions Nada. Une biographie toute en nuances qui met en lumière ses combats dont bénéficent nombre de femmes aujourd'hui pour la contraception et la prévention... Sans le savoir.
Margaret Sanger naît en 1880 dans une famille irlandaise qui a émigré aux Etats-Unis. Son père socialiste et athée, sa mère au foyer et fervente catholique sont les parents de 11 enfants (après 18 grossesses).
Les soeurs aînées de « Maggie » fondent sur leur cadette leurs espoirs de réussite. Ce sont elles qui vont économiser suffisamment pour l’envoyer dans une université privée parce que comme leur père le concède : « Maggie est la plus douée de la famille c’est sûr ».
Son directeur d’université lui tiendra plus tard des propos prémonitoires : « Ayez seulement conscience de l’influence que vous avez sur les autres. Il faut l’utiliser pour des causes qui valent la peine ». Margaret Sanger ne cessera de donner de la voix pour défendre son combat, celui en faveur du droit des femmes à disposer de leur corps, la contraception et la prévention. Un combat mené tout au long de sa vie envers et contre tous. Même les féministes de l'époque. Une lutte aujourd'hui méconnue.
Margaret Sanger est une femme indépendante compte bien mener sa carrière d'infirmière. Elle rencontre son futur mari, William Sanger à New York en 1902. Il est alors un architecte reconnu. Ils auront trois enfants. Pas un de plus. C’est elle qui le décide et l’impose à son époux en usant de méthodes contraceptives.
Des méthodes qu'elle va transmettre aux femmes qu’elle visite dans les quartiers pauvres de New York. C'est là que s’entassent les migrants affluant aux Etats-Unis en ce début du XXe siècle. Elle aurait pu être radiée ou emprisonnée rien que pour diffuser à cette époque des informations sur la contraception.
Elle va ensuite donner des cours sur l’hygiène féminine, puis écrire des tribunes sur l'éducation sexuelle pour le New York call - journal socialiste - avant de créer son propre journal The Women Rebel. Des exemplaires seront censurés voire confisqués par les autorités sous le coup de la loi Comstock (voir plus bas en interview). Margaret Sanger se fera plusieurs fois rattraper et malmener par la loi et les autorités qui ne veulent pas entendre parler de contrôle de naissances.
Au fil du temps, son mari voit d'ailleurs que son militantisme prend de l'ampleur au dépend de sa vie artistique. Ils finiront par se séparer. Margaret Sanger collectionnera les amants dont un certain Herbert George Wells, écrivain, auteur du roman culte "La guerre des mondes".
Margaret Sanger va finir par rallier à sa cause des mécènes très riches. Elle va se rendre jusqu'au Pays-Bas pour rencontrer un médecin qui lui fait découvrir un nouveau contraceptif : les diaphragmes. Une révélation pour elle qui recommandait aux femmes de pratiquer des douches vaginales avec un produit ménager appelé Lysol. Ce désinfectant utilisé comme spermicide, pouvait provoquer des brûlures voir un empoisonnement, s'il était mal dosé.
En 1916, Margaret Sanger ouvre à Brooklyn le premier Planning familial ou clinique de contrôle des naissances. En toute illégalité, elle délivre aux femmes qui le souhaitent des pessaires ou diaphragmes. Le centre ne reste ouvert que quelques jours avant que la police ne débarque et ne fasse fermer la clinique. Margaret Sanger finira en prison.
Libérée, elle parcourt le monde pour y partager ses connaissances en matière de contraception.
En 1927, elle ouvre un laboratoire de recherhe clinique du contrôle des naissances. Initiative suivie deux ans plus tard d'un procès. Enfin, Margaret Sanger va aussi participer indirectement à l'élaboration de la pilule contraceptive.
Angeline Durand-Vallot, maître de conférences en civilisation américaine à l'université Lyon 1, est aussi l'auteur de Margaret Sanger et la croisade pour le contrôle des naissance (ENS Edition, 2012).
Elle nous explique pourquoi cette femme est devenue une figure de proue du féminisme américain. Entretien.
Margaret Sanger va rester toute seule, toute sa vie, dans son combat.
Angeline Durand-Vallot.
Terriennes : Pourquoi Margaret Sanger n'a-t-elle pas été soutenue dans son combat par les féministes de son époque ?
Angeline Durand-Vallot : Son combat commence véritablement en 1914 à un moment où tout ce qui compte pour les féministes, c’est le droit de vote.
Elles souhaitaient que les femmes soient libérées de ce carcan de la maternité. Mais, pour elles, il ne faut pas défendre la cause de Margaret Sanger qui est beaucoup trop radicale à leur goût. Et surtout, elles ont peur que cette cause puisse leur porter préjudice dans leur lutte pour le droit de vote. En fait elles vont vraiment la laisser de côté.
Il se trouve qu’après, elles ne seront pas plus portées sur la cause de la contraception et Sanger va rester toute seule, toute sa vie, dans son combat.
Pourquoi à ce moment-là la contraception est un tel tabou ?
Il y a la loi Comstock de 1873 qui interdit toute diffusion d’information ou de dispositifs contraceptifs par la voie postale mais on ne pouvait pas non plus en parler librement aux Etats-Unis. D’ailleurs Margaret Sanger ira en prison à plusieurs reprises pour avoir ouvertement parlé de la contraception. Elle sera aussi poursuivie pour avoir écrit un article qui ne mentionne pas directement les moyens contraceptifs. C’est dire à quel point c’était un sujet tabou !
Pourquoi cette omerta régnait-elle sur la contraception ?
Sur l’avortement et sur la contraception parce qu’il y avait à cette époque une influence nataliste. Et surtout, des gens comme Anthony Comstock qui a fondé la "New York Society for the Suppression of Vice" (Société New-Yorkaise Pour La Suppression du Vicel" ) ou encore Roosevelt qui pensait que la "race américaine" allait disparaître notamment à cause de l’immigration.
Margaret Sanger n’était pas en faveur de l'avortement. Pour elle, les seules solutions étaient la prévention et la contraception.
Angeline Durand-Vallot.
Margaret Sanger était-elle contre le droit à l'avortement ?
Elle ne se battait pas pour l’avortement. Elle en connaissait les dangers et connaissait ce genre de pratiques mais elle n’était pas en faveur du droit à l'avortement. Pour elle, les seules solutions étaient la prévention et la contraception.
On lui a reproché de ne pas vouloir soigner les femmes noires, on l’accusait d’eugénisme, c’est un personnage controversé aux Etats-Unis, pourquoi ?
Elle a revendiqué des pratiques eugénistes. Mais dans le contexte de l’époque, il faut rappeler qu'il y avait une influence eugéniste. On revendiquait certains principes et elle a fait de même. Des propos qu’elle a pu écrire ou tenir, sortis de leur contexte, ont pu être réutilisés par certaines organisations qui l’ont décrite comme raciste.
Progressivement, elle va être moins isolée dans son combat et rallier à sa cause des mécènes...
Dans la première partie de son combat, elle ne va pas être soutenue. Justement, elle va devoir s’adapter et adoucir son discours un peu trop radical. Elle va essayer d’amadouer le corps médical parce qu’elle sait que, sans lui, elle n’arrivera pas à faire admettre sa cause. Et ça va fonctionner. Le corps médical va commencer à s’intéresser à la question. Une première loi va permettre aux médecins de prescrire des contraceptifs pour des raisons médicales.
Au début des années 1950, quand elle va rencontrer Katharine McCormick, elle va pouvoir enregistrer des gains financiers importants et promouvoir la recherche car elle a dans l’idée de concevoir un contraceptif oral.
C’est quelqu’un de très stratégique qui a su s’entourer des bonnes personnes. Elle s’est mariée ensuite avec J Noah Slee, un industriel extrêmement riche. Il va la soutenir, financer son action.
Quel est l’héritage laissé par cette femme, inconnue de beaucoup ?
Aujourd'hui, les Américains ne la connaissent pas ou très peu. Même si tout le monde connaît le "Planned Parenthood Federation of America" (le Planning Familial américain), personne ne sait qui en est à l’origine.
En n'étant pas dans le mouvement féministe en tant que tel, elle a été évincée de l'histoire.
Angeline Durand-Vallot.
Pour la pilule, elle a su réunir les bonnes personnes. Elle avait eu l’idée de développer un contraceptif oral. Elle est alors entrée en contact avec le docteur Pincus qui faisait des recherches dans ce domaine-là, elle a obtenu des finances de Katharine McCormick. C’est le trio qui a permis de faire avancer les choses.
Margaret Sanger a toujours su s'entourer stratégiquement des bonnes personnes. Elle a aussi tenu des propos radicaux. Mais en n'étant pas dans le mouvement féministe en tant que tel, elle a été évincée de l'histoire. Quand on parle des féministes, on ne pense donc pas à Sanger.