Marguerite Burnat-Provins, scandaleuse et peintre de la beauté laide

Française devenue Suissesse par ses deux mariages, l'artiste Marguerite Burnat-Provins vécut une existence créative et indépendante. Inspirée par la guerre, mais aussi par des tourments intimes et universels, cette "scandaleuse" entre en résonance avec d'autres grandes artistes, de Colette à Louise Bourgeois. Ses oeuvres sont à découvrir à Paris et à Arras.
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Détail d'un portrait de Marguerite Burnat-Provins à 34 ans, en 1906.
©Archives de la Collection de l’Art Brut, Lausanne / Infolio Editions
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Marguerite Provins est née en 1872 à Arras, dans le nord de la France, à une époque où la grande majorité des femmes n'existaient que par leur mari. Enfant déjà, elle exprime le goût du dessin et de l'écriture, compose des contes et des poèmes autour de sa famille. C'est son père, un avocat, artiste à ses heures, qui encourage l'aînée de ses huit enfants à écouter son inspiration et l'aide à "suivre sa voie", comme elle l'écrira plus tard à une amie : "J’ai aimé passionnément l’art et la vie, j’ai écouté ce qui chantait en moi, j’ai suivi ma voie."

Le musée des Beaux-Arts d'Arras, la ville natale de Marguerite Burnat-Provins, lui consacre une exposition, jusqu'au 15 août 2021 :
 

Braver les interdits 

A Paris, Marguerite Provins ne peut pas s'inscrire aux Beaux-Arts, alors interdit aux femmes. Elle étudiera à l’Académie Julian, nourrissant son inspiration des sculptures du Louvre ou des motifs végétaux du Jardin des Plantes. A 24 ans; elle rencontre Adolphe Burnat, un étudiant suisse en architecture ; elle l'épouse et le suit à Vevey.

Là, sa belle-famille évolue dans un milieu protestant très étroit qui bride la curiosité et l'hyperactivité de la jeune mariée ; son beau-père surveille ses sorties et la famille, les femmes surtout, ne voient pas d'un bon œil son indépendance et son besoin de nouveauté culturelle. Très vite, elle casse les codes de ce milieu bourgeois : elle ouvre un commerce d’objets d’art décoratif, réalise des affiches pour la Fête des Vignerons, polémique dans les journaux, prend position pour les droits des femmes...

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Affiche par Marguerite Burnat-Provins. 
 
©DR via Le Temps

Parallèlement, elle dessine et peint. Elle fait la connaissance du peintre valaisan Ernest Biéler et, comme lui, produit des oeuvres sur la ruralité et la culture populaire. Ce style champêtre pourrait seoir à une femme, mais sa belle-famille, là encore, réprouve. Marguerite Burnat-Provins publie un livre de dessins et de textes intitulé Petits Tableaux valaisans, dont l'écrivain et critique Henri Malo écrivait "On peut seulement regretter, avec l'auteur, qu'un tel livre n'ait pas été fabriqué en France, mais à Vevey."

Une "extraordinaire créature"

La puissance et la maîtrise de sa composition sont encore soulignées par l’économie de moyens à laquelle s’astreint Marguerite Burnat-Provins. Car elle vit dans un dénuement à la fois subi et revendiqué, et dessine sur des bouts de papiers récupérés. Dans une lettre à Francis Jammes daté du 5 mai 1905, André Gide mentionne l'artiste et son atelier : "Une extraordinaire créature [...] ; elle a l'air d'une créole et de vivre sous un cocotier, et elle est flamande. Elle vit complètement seule, à Vevey, dans un merveilleux atelier qu'elle s'est fait construire par son mari, qui est architecte. Elle a un grand chien et cultive elle-même son jardin..." 

Au fil des années, sa relation tendue avec son entourage se mue en rejet absolu qui culmine lorsque Marguerite Burnat-Provins quitte son mari, en 1908, pour un homme de dix ans son cadet. Pire encore, elle fait étalage de ses émois érotiques dans des textes enflammés réunis dans le Livre pour toi, cent poèmes destinés à son nouvel amour et bientôt nouveau mari, l'ingénieur Paul de Kalbermatten. 

Scandaleuse parmi les scandaleuses

Marguerite Burnat-Provins vit sans peur du scandale. Marie Magescas, vidéaste et scénographe de l’exposition qui réunit une trentaine d’œuvre de l’artiste à la galerie Laura Pecheur, à Paris, évoque l'une des contemporaines de l'artiste, Colette, une autre scandaleuse. Elle aussi écrit des livres, des poèmes en prose, des chroniques dans la presse... "Toutes deux sont hypermodernes, ont une vie très remplie et font ce qu’elles ont à faire en dépit de l’interdiction que leur impose une époque masculine qui écarte celles qui sortent du rang, telle Camille Claudel. Comme Colette, Marguerite Burnat-Proving, alors qu’elle est encore mariée, affirme au vu et au su de tous son amour interdit pour son jeune amant. Comme Colette, on la dit dévergondée, folle, homosexuelle....", explique Marie Magescas.

Une trentaine de dessins de Marguerite Burnat-Provins, produits à partir de 1916 et issus d’une collection privée, sont réunis à la galerie Laura Pecheur, à Paris.

Partir pour se construire

Expatriée en Suisse pour suive son premier mari, Marguerite Burnat-Provins a beaucoup voyagé, surtout en Afrique du Nord, au Maroc. Avec son deuxième mari, elle passe deux ans en Égypte avant de s’installer, pour le travail de Paul, à Bayonne, dans le sud de la France. Malgré la difficulté d’être ballottée d’un pays à l’autre, c’est à force de dépaysement, en quittant tout pour une autre vie, que Marguerite Burnat-Provins s’est construite et révélée, en tournant le dos à la norme confortable mais étouffante pour tracer sa propre route : "J’estime que l’art et la vie, inséparables, sont une route droite au milieu de laquelle il faut marcher en oubliant les susceptibilités, les intérêts, les servitudes", écrivait-elle. Après sa séparation d’avec Paul, en 1925, elle continue à voyager, seule.

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La Chagrin, 1927, Marguerite Burnat-Provins.
©Galerie Laura Pecheur

Sa ville

La guerre déclenche la naissance d'une série intitulée Ma ville qui, à la fin de la vie de Marguerite Burnat-Provins, comptera 3000 aquarelles. L’artiste a déjà un riche parcours créatif, quelques succès et désillusions. Le 4 août 1914, le tocsin résonne, lourd et anxiogène, signalant la mobilisation des hommes, dont plusieurs des siens. Paul n’est pas là, ses frères ont été appelés, la tourmente s’annonce ; elle est seule à Bayonne et s’inquiète pour ses proches. Tout à coup, autour d'elle, se lèvent les figures, des "centaines de noms aux sens obscurs, déconcertants voire rocambolesques" .

Dans Vous, édité en 1918, l’artiste évoque la genèse de Ma ville : "Hier l’orage avorté a fait dansé de l’électricité dans ma tête, un éclair a traversé l’ormeau plus doré, le clocher avec son mauvais reflet était menaçant comme une arme. Une série de personnages s’est emparée de la chambre et j’ai dû les dessiner, comme je fais souvent. Ils sont là, ils me regardent. Hovèbre, la préoccupée, Manangule, la dormeuse, Soblange, le fasciné (…)
Chacun d’eux possède la vie. Pourquoi sont-ils venus, après tant d’autres ? Depuis le début de la guerre, j’en ai vu plus de 200. D’où viennent donc tous ces gens-là ? Ils évoluent autour d’une Princesse qu’on ne verra jamais, c’est celle qui ne viendra pas. Elle est hautaine, désenchantée, solitaire, invisible et cette Princesse, je crois bien que c’est moi, un moi du temps jadis, du temps où les bêtes ne parlaient pas dans mon palais vide et superbe. Comme elles ont parlé depuis ! Je ne veux plus entendre et je resterai toujours plus près des muets habitants de Ma-Ville-Mirage, ceinte de visions et de hantises, où s’accordent dans les soirs les violes de ma tristesse."

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Salabra l'artiste, oeuvre datée du 26 avril 1918. L'un des 200 personnages de la série Ma ville.
© Galerie Laura Pecheur

Pendant plus de vingt ans, elle donnera un visage à des centaines d'êtres fantasmés : hommes, femmes, êtres hybrides mêlés d’animalité ou animaux personnifiés. Un répertoire de personnages qui évoque les allégories de Bruegel l’Ancien, l’un des maîtres étudiés par Marguerite Burnat-Provins pendant sa jeunesse. Autant de représentants de différents corps de métiers et de rangs sociaux. Autant de personnifications des vices et des vertus, ainsi que des émotions primaires. 

"Elle titre ses portraits et au verso, elle les annote, elle nomme, date, situe les personnages, dit s’ils s’inscrivent dans une série, explique Marie Magescas. Aujourd’hui, on ne peut pas séparer les personnages qui se complètent. Je l’ai toujours senti", confiait l'artiste dans une lettre. 

Chancrège l'amer
Chancrège l'amer
Bratilla - la femme qu'il a tant aimée
Golème - qui l'en a séparé
et celui qui se réjouit de son malheur.


Hôtel des Ambassadeurs, Casablanca, le 24 mars 1935
m. burnat-provins
©Galerie Laura Pecheur
©Galerie Laura Pecheur

Peintre de la souffrance

Ma Ville a été qualifiée d’œuvre hallucinée et les créations "visionnelles" de Marguerite Burnat-Provins ont intrigué médecins et parapsychologues de l’époque, comme Gustave Geley. Mais pour Marie Magescas, l'artiste, si elle a médiatisé la souffrance, n'était pas une "hallucinée" et sa création n’était pas un art psychopathologique : "Sa maîtrise de l’art du vide, la continuité et l’universalité de son œuvre, la douceur et la précision de son écriture… Ce ne sont jamais celles d'une déséquilibrée."

La détresse qui s'enfuit
La détresse qui s'enfuit, 1916, Marguerite Burnat-Provins.
Galerie Laura Pecheur

Les femmes parlent d’elles, elles ont cette vérité intime et violente.
Marie Magescas

Pour Marie Magescas, Marguerite Burnat-Provins n’est ni une Séraphine, ni une Aloïse : "Elle parle de son travail d’une façon qui montre qu’elle n’était pas la pauvre femme un peu malade, pour laquelle certains ont voulu la faire passer." Elle dépeint un monde qui s’effondre et recrée son univers à travers ses dessins. "Elle livre une 'beauté laide' qui dégage une profondeur, une intériorité, une intimité et une émotion bouleversantes. Comme la sculptrice Louise Bourgeois le fera après elle, avec ses cellules, explique Maris Magescas. Les femmes portent leur propre tourment et, souvent, le rejettent sur leurs enfants. Quand elles ont la chance de pouvoir s’exprimer, elles exorcisent leurs souffrances, cette bêtise, ces murs sur lesquels on nous projette à longueur de temps. Elles parlent d’elles, elles ont cette vérité intime et violente."

En 1925, l'artiste se sépare de Paul, son grand amour, épris d'une autre femme. Ebranlée par la mort de sa sœur Marthe, puis de sa mère, par les monstrueuses retombées de la guerre, et fragilisée par ses problèmes de santé, elle trouve un peu de consolation dans la religion. Marguerite Burnat-Provins poursuit sa création jusqu’à son décès, en 1952.