Fil d'Ariane
À une époque où peu de femmes osaient s’engager dans le photojournalisme de guerre, dans les années 1970, Marie-Laure de Decker a dû s'imposer dans un milieu largement masculin. Une première rétrospective rend hommage aux quarante ans de travail de cette pionnière à la Maison européenne de la photographie à Paris.
Marie-Laure de Decker a traversé l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle avec son appareil photo, capturant les grands bouleversements de son époque au gré de ses rencontres et de ses engagements.
"En tant que mère, elle ne m'a pas seulement mis au monde, Marie-Laure, elle m'a montré le monde. Elle m'a montré qu'il y a un autre chemin possible que celui dont on nous fait croire qu'il est le seul qui existe", confie Pablo Saavedra de Decker à propos de sa mère Marie-Laure de Decker, devant notre caméra.
Voilà, en quelques mots prononcés avec l'émotion d'un fils, les valeurs qu'a défendues tout au long de sa vie cette pionnière du photojournalisme de guerre féminin, à qui la Maison Européenne de la photographie de Paris rend hommage aujourd'hui, à travers la première rétrospective jamais consacrée à cette grande témoin du monde, disparue en 2023.
Marie-Laure de Decker, Tibesti, Tchad, 1976.
Au total, ce ne sont pas moins de 300 clichés en noir et blanc et en couleur - dont beaucoup sont inédits - issus des archives familiales et des collections de la MEP, qui sont exposés sur deux étages jusqu'au 28 septembre 2025. Ils retracent l'ensemble de l’œuvre de Marie-Laure de Decker. Tout au long de ses reportages, elle aura permis de porter un autre regard sur les combats sociétaux, sociaux et politiques de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe sur tous les continents.
Cette rétrospective revêt aussi une importance vitale : montrer le travail de femmes photographes et d'icônes auxquelles les jeunes générations de femmes doivent pouvoir s'identifier. Pablo Saavedra de Decker, fils de Marie-Laure de Decker
"Elle m'a montré que la liberté, ça s'arrache. La liberté, ça se prend, qu'il faut avoir le courage quotidiennement, malgré la peur, d'être libre", témoigne encore son fils, artiste et dj, que la photographe a eu avec le résistant chilien Téo Saavedraqui (disparu pendant la dictature de Pinochet, ndlr) et qui a permis de réaliser cette exposition avec la commissaire Victoria Aresheva.
Une rétrospective sous forme de "déclaration d'amour qui rend à (sa) mère la place qu'elle avait", et qui revêt aussi "une importance vitale : montrer le travail de femmes photographes et d'icônes auxquelles les jeunes générations de femmes doivent pouvoir s'identifier".
Marie-Laure de Decker, Autoportrait, années 1970.
Le travail de Marie-Laure de Decker "a capté l'esprit de son époque dans les années 1970 et résonne encore très fortement aujourd'hui au travers des grandes causes qu'elle a portées et qui sont aussi les nôtres : l'anticolonialisme, l'antiracisme, le féminisme", souligne Victoria Aresheva. "C'est quelqu'un qui très tôt savait que sa vie serait extraordinaire, que son travail aurait une importance. Elle a décidé qu'elle ne gagnerait pas d'argent en montrant quelqu'un en train de mourir sous ses yeux", ajoute Pablo Saavedra de Decker.
Parmi les images les plus fortes et sans doute les plus connues : le Vietnam et sa guerre très médiatisée qui a marqué son entrée dans la profession et dans la toute nouvelle agence de photographes de l'époque, Gamma, "créée en 1966 par des hommes et qui ne comprenait que des hommes", rappelle Victoria Aresheva.
Marie-Laure de Decker, Saigon, Vietnam, 1971-1972
Partie seule au Vietnam, pour Newsweek, elle va réaliser nombre de portraits décalés - prostituées dans la rue, soldat avec un chiot dans les bras, enfants jouant dans des hôpitaux - qui "tranchent beaucoup avec le reste de la production photographique de l'époque sur cette guerre". "Elle arrive au Vietnam, elle est toute jeune, elle a 23 ans. Elle fait déjà preuve d'une grande maturité pour une jeune journaliste et s'impose déjà comme éthique de ne jamais photographier les gens blessés, les gens en sang, mais plutôt la vie qui est autour, les gens qui traversent les conflits, de faire des portraits, de saisir la beauté de l'humain", commente la commissaire.
C'était très important pour Marie-Laure de montrer l'être humain, non pas dans ce qu'il y a de pire, ou ce qu'il y a de plus triste, mais de montrer la force de l'être humain, la dignité, la bonté des hommes et des femmes dans des situations de conflit. Pablo Saavedra de Decker, fils de Marie-Laure de Decker
"C'est très paradoxal pour une photographe de guerre de montrer les à-côtés, la douceur qui émane de la violence d'un conflit", appuie son fils, "c'était très important pour Marie-Laure de montrer l'être humain, non pas dans ce qu'il y a de pire, ou ce qu'il y a de plus triste, mais de montrer la force de l'être humain, la dignité, la bonté des hommes et des femmes dans des situations de conflit".
En 1973, elle part en reportage au Yémen avec Raymond Depardon (alors directeur de Gamma). En 1975, elle part au Tchad, qui deviendra son pays d'adoption, et va témoigner de l'enlèvement de l'archéologue française Françoise Claustre par des rebelles du nord en lutte armée contre le gouvernement du sud du pays mais aussi des raisons de cette lutte.
Marie-Laure de Decker, Combattants du Frolinat, Tibesti, Tchad, 1976
"Elle réalise notamment des portraits de combattants à leur demande dans un studio improvisé avec un drap blanc accroché sur un rocher (présentés dans l'exposition, ndlr), assumant son point de vue subjectif et son engagement", souligne la commissaire. "Celle qui est née en Algérie en 1947 et a vécu à l’aube des années 1950 en Côte d’Ivoire, gardera toujours en elle le souvenir vif de la bêtise de la colonisation, le vol que les Blancs imposaient à l’Afrique" et ne cessera d'assumer ses convictions, souligne la MEP dans sa présentation.
Parmi les pépites exposées, une série sur l'apartheid en Afrique du Sud (1948-1991), alors qu’elle est la seule femme photographe blanche à travailler aux côtés des photographes zoulous pendant les révoltes du township de Soweto en 1976.
Nombre de clichés témoignent de toutes les grandes causes qu'elle a défendues dont l'anticolonialisme et les droits des femmes, tout en soutenant divers mouvements oeuvrant pour la justice sociale. En attestent notamment ses clichés de la société chilienne en pleine dictature de Pinochet ou ses portraits d'ouvriers dans les mines africaines.
Marie-Laure de Decker, Région de Lahij, Yémen du Sud, 1973.
L'exposition s'achève sur une série de portraits de personnalités comme Marcel Duchamp et les derniers surréalistes mais aussi Catherine Deneuve, Charlotte Rampling, Federico Fellini, Françoise Sagan, Coluche, François Mitterrand, ou Giscard d'Estaing en train de se regarder à la télévision. Autant de moments capturés pour l'Histoire.
Marie-Laure de Decker, Valéry Giscard d’Estaing devant sa télévision, le soir de son élection à la présidence de la République française, Paris, 19 mai 1974
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