Fil d'Ariane
Le prix Simone de Beauvoir 2024 a été décerné à Marie-Paule Djegue Okri, cofondatrice de la Ligue ivoirienne des droits des femmes.
Marie-Paule Okri, lors de la remise du Prix Simone de Beauvoir 2024, le 9 janvier 2024 à la Maison de l'Amérique latine à Paris.
Le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes, fondé en 2008 et présidé par Sylvie Le Bon de Beauvoir, philosophe et fille adoptive de l'écrivaine, est décerné chaque année "à une personne ou à une association, dont l’œuvre ou l’action, partout dans le monde, défend et fait progresser la liberté des femmes, jamais définitivement acquise".
A travers la "Ligue ivoirienne des droits des femmes" qu’elle a cofondée en 2020, Marie-Paule Djegue Okri, agronome de formation et consultante en agroécologie, se consacre à la lutte pour l’égalité économique entre les sexes. Elle œuvre quotidiennement pour l’autonomie économique et financière des femmes en milieu rural. Elle encourage les femmes à la création d’activités génératrices de revenus, en particulier dans le secteur agricole. Elle a mis en place et développé des formations à l’agriculture destinées aux mères de famille sans emploi et illettrées. Grâce à l’argent de la vente des légumes, ces femmes assument le coût de la scolarité des enfants, ce qui initie un cercle vertueux d’émancipation.
Les femmes – qui représentent plus de 65% de la main d'oeuvre agricole dans mon pays – ne bénéficient que très peu de la manne financière issue de la filière cacao. Marie-Paule Okri
"L'année vient de s'achever et, comme à l'accoutumée, le chocolat était au rendez-vous. Prâlinés, ganaches, truffes sont autant de friandises que nous avons dégustées. Le saviez-vous ? 45% de la production mondiale de cacao qui sert à la fabrication de chocolat est produite dans mon pays, la Côte d'Ivoire. Cela représente 30% du PIB du pays, et fait vivre le un quart de la population. Alors qu'elles forment 60% de la main d'oeuvre, les femmes ne gagnent que 21% des revenus générés par la cacaoculture et ne possèdent que 25% des exploitations", raconte la lauréate lors du discours prononcé durant la cérémonie de remise du prix. "Les femmes qui représentent plus de 65% de la main d'oeuvre agricole dans mon pays ne bénéficient que très peu de la manne financière issue de la filière cacao", insiste-t-elle.
Et de rappeler que seules 12% de femmes sont propriétaires d'exploitations agricoles, "freinées par les principes d'une société patriarcale qui leur donne très peu accès à la terre. La conséquence est que les femmes sont les plus pauvres et en situation de précarité en milieu rural. 75% des femmes en milieu rural vivent en dessous du seuil de pauvreté".
Le jury du prix a tenu à récompenser son action, car celle-ci rejoint la philosophie de Simone de Beauvoir qui place au cœur du Deuxième Sexe l’idée que "c’est à la propriété privée que le sort de la femme est lié à travers les siècles : pour une grande partie, son histoire se confond avec celle de l’héritage". Le statut des femmes, qui varie à travers l’histoire et la géographie, dépend étroitement de la question patrimoniale, domaine du droit et de l’économie qui contribue de façon quasi universelle à l’inégalité, dans la maîtrise des ressources, entre les femmes et les hommes, précise le jury.
Le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes a été fondé par Julia Kristeva en 2008, à l’issue du colloque international organisé à Paris pour le centenaire de Simone de Beauvoir (9 janvier 1908- 14 avril 1986).
Julia Kristeva, la fondatrice, a présidé le prix de 2008 à 2011. Josyane Savigneau lui succède, puis Sihem Habchi en 2017. Depuis octobre 2019, Sylvie Le Bon de Beauvoir est présidente, et Pierre Bras est délégué général du jury. Le prix, doté, est remis chaque 9 janvier, jour de la naissance de Simone de Beauvoir.
Sur le plan de la pensée politique, Marie-Paule Djegue Okri se définit elle-même comme afroféministe, et souhaite ainsi s'inscrire dans la lignée des femmes féministes qui l’ont précédée dans divers pays d’Afrique. Se dire afroféministe ne signifie donc pas opposer l’Afrique à l’Occident, comme elle tient à le préciser : "Qu'elles soient américaines, européennes, africaines, les femmes sont en lutte permanente pour leur liberté. La liberté des femmes n'est jamais acquise, nos droits ne sont jamais acquis, comme le disait SImone de Beauvoir".
Rappelant que le féminisme est un mouvement politique, Marie-Paule Djegue Okri se dit aussi "radicale", c’est-à-dire qu’elle prône un retour à la racine de l’idée féministe : il faut être égalitaire avant tout. Là aussi, Marie-Paule Djegue Okri rejoint la pensée de Simone de Beauvoir, souligne le jury.
Pour sa présidente, Simone Le Bon de Beauvoir, ce prix, destiné à récompenser une action féministe, revêt cette année une dimension symbolique "car nous trouvons que nous ne parlons pas assez des Africaines !... Après avoir remis le prix à Scholastique Mukasonga en 2021, nous avons souhaité souligner l'action économique, car la dimension économique est absolument fondamentale dans l'oppression des femmes et elle le sera aussi dans leur libération. Simone de Beauvoir a toujours encouragé les femmes à travailler. L'indépendance est d'abord l'indépendance économique ! Le prix donné à Marie-Paule Okri va dans ce sens", conclut-elle.
Terriennes : comment les écrits de Simone De Beauvoir trouvent-ils écho chez vous ?
Marie-Paule Okri : On se rejoint lorsqu'on parle de violences économiques, de radicalité dans le féminisme, on arrive à faire "une" à ce niveau-là, avec Simone de Beauvoir !
Terriennes : vous défendez un féminisme radical, cela veut dire quoi ?
Marie-Paule Okri : Comme son nom l'indique, cela veut dire qu'il faut aller à la racine de la lutte. Lutter contre le patriarcat et pas autre chose, c'est le système qu'il faut changer. Je dis toujours qu'on résout les problèmes systémiques en ayant des solutions systémiques. Et donc, il n'y a que le féminisme radical qui pourra changer les choses en allant jusqu'à la racine des problématiques.
Terriennes : en cette période post #metoo, quel effet ce mouvement a-t-il eu sur la situation des femmes face aux violences dans votre pays ?
Marie-Paule Okri : En Côte d'Ivoire, il y a un hashtag #VraieFemmeAfricaine, qui a été créé par Bintou Traoré Mariam. On a pu libérer la parole des femmes et on a tourné en dérision tout ce que l'on demande aux femmes ivoiriennes, "vous devez vous marier", "vous devez accepter tout et n'importe quoi au nom du mariage" etc... On a réussi à tourner en dérision ces remarques et les femmes ont commencé à parler et les dénonciations ont suivi. #MeToo reste européen et occidental, notre mot-dièse à nous nous a aidé.
Terriennes : Vous luttez notamment contre la culture du viol, et contre l'impunité des violeurs, comment faire changer les mentalités ?
Marie-Paule Okri : C'est encore une réalité : les plaintes n'aboutissent pas. Très souvent il y a une banalisation de la culture du viol, une invisibilisation de la souffrance des femmes, car on se dit qu'une femme est une sorte de "réceptacle", et on se dit que ça va passer, on n'a pas conscience de toute la souffrance qui découle d'un viol, de la souffrance physique et émotionnelle. On peut sortir d'un viol blessée physiquement, mais aussi avec des MST ou IST, et tout cela n'est pas considéré malheureusement.
(Re) lire ces articles :
Terriennes : Concrètement, vous tenez à accompagner les femmes sur le chemin de l'autonomisation économique, quels sont les principaux freins à cette émancipation aujourd'hui ?
Les femmes ivoiriennes sont un peu la cheville ouvrière du pays. Elles travaillent, mais malheureusement, à l'heure de la rémunération, elles sont peu rémunérées, c'est ce qui se passe dans la filière du cacao, elles travaillent jusqu'à la fin, dans le ramassage, la cueillette, à la fin elles s'en sortent avec presque rien. Et surtout elles n'ont pas droit à la première richesse qui est la terre. En milieu rural, quand tu n'as pas de terre, tu n'as pas de richesses, tu n'as pas de garantie pour accéder à des opportunités, c'est le problème numéro un pour toutes ces femmes.