Fil d'Ariane
Publiée au début du mois de juillet sur une page en faveur de la création de banques islamiques au Maroc, cette campagne #KounRajel (ou #KounRajoulan, "Sois un homme" en français), a été partagée plus de 13 000 fois en moins d'une semaine. Encore une fois, c'est le corps des femmes et leur libre arbitre qu'on veut mettre sous tutelle, surtout en cette période estivale, où les plages marocaines sont très fréquentées.
Très vite, la riposte féminine arrive, notamment par le Mouvement Alternatif pour les Libertés Individuelles (M.A.L.I.), connu pour ses actions-chocs contre les traditions religieuses au Maroc, qui lance son propre hashtag #SoisUneFemmeLibre, repris par de nombreuses femmes internautes. «La réponse à donner n'était pas juste "Sois une femme", mais bien "Sois une femme libre", car c'est clairement la liberté des femmes à disposer de leurs corps qui est en jeu. », explique Ibtissame Lachgar, co-fondatrice du M.A.L.I.
#كن_رجلاCampagne esclavagiste "Sois un homme" #Maroc#كوني_امرأة_حرة
— M.A.L.I (@MALImaroc) 18 juillet 2018
Luttons contre les injonctions patriarcales et l'obscurantisme,
" Sois une femme libre", libre de porter un maillot/un bikini ou pas, libre d'aller à la plage ou pas, libre de tes décisions et de tes choix. pic.twitter.com/Z4PupguuHk
Pas totalement d’accord avec #soisunefemme si les hommes qui ont lancé #soisunhomme estiment qu’ils ne le sont pas complètement tant qu’ils n’exercent pas une domination sur leurs femmes, j’estime que je suis déjà une femme et que je n’ai aucunement besoin de le prouver !
— Yasmine El Amrani (@enimsay_9) 20 juillet 2018
#SoisUnHomme et occupe-toi de tes oignons ! Sois un homme et concentre toi sur ce que tu veux faire dans la vie ! Sois un homme et respecte les autres, peu importe ce qu'ils portent ! Sois un homme et respecte la femme ! #كن_رجلا
— Youssef el Idrissi (@youss_rhizome) 20 juillet 2018
Sois un homme et apporte ton aide à cette femme qui se fait agresser sous tes yeux.Amine Aouni, Youtubeur marocain
Un Youtubeur marocain, vivant en Chine, Amine Aouni a publié une vidéo (en arabe), rapidement devenue virale dénonçant ce hashtag. En voici quelques extraits :
« Sois un homme et apporte ton aide à cette femme qui se fait agresser sous tes yeux. Sois un homme et sors travailler ou étudier. Elles, elles font quelque chose de leurs vies et souvent elles aident leurs parents. Et toi tu fais quoi ? T’es allongé sur ton canapé, tu lances un hashtag les jambes allongées pendant que ta sœur te donne 10 dirhams pour la connexion. Nous les musulmans on a pas appris à salir nos sœurs de cette façon. Un homme ne salit pas sa sœur comme ça. »
Il y a 3 ans, une campagne du même ordre, #KounRajel, avait été lancée depuis l'Algérie, également sur le web : « Sois un homme et voile ta femme », avec des réponses similaires venant de femmes voulant reprendre en main leurs corps, et leurs libertés, accompagnées d'une page facebook intitulée "Ma dignité n'est pas dans la longueur de ma jupe".
À retrouver dans Terriennes :
Voile ou minijupe, religion ou mode, choisir son aliénation ?
Doit-on voir dans cette campagne marocaine l'éternelle lutte entre obscurantisme et progressisme ou tout simplement une enième illustration du schéma patriarcal imposant le contrôle des hommes sur le corps des femmes, à travers le prisme religieux ?
Pour Ibtissame Lachgar, même si « les religions sont des systèmes patriarcaux dont il faut s'émanciper », le véritable sujet ici est autre. « Le souci, c'est la domination masculine sur les femmes qui s'exprime encore une fois. Le système patriarcal utilise les stéréotypes de genre pour contrôler le corps des femmes. », explique-t-elle. Pour la militante, il est indispensable de sensibiliser la population à ces questions : « Le corps des femmes est toujours plus sexualisé, considéré comme une tentation. Il y a aussi beaucoup de misogynie intériorisée chez certaines femmes. C'est parfois compliqué de faire comprendre que les femmes ont des droits, il y a beaucoup d'éducation populaire, de déconstruction sociale à faire. »
La journaliste marocaine Aida Alami n'était pas au Maroc lors du début de la polémique, mais elle a tout de même pu en constater l'ampleur sur le net : « J’ai l’impression que cette controverse a bien pris sur les réseaux sociaux, beaucoup de gens en parlent. N'étant pas sur place, c'est difficile pour moi de savoir si l'impact en dehors des réseaux sociaux est réel. En revanche c’est une bonne chose, d'une certaine manière si cela fait réagir et prendre conscience à certains, des problèmes que vivent les femmes marocaines tous les jours. »
On a besoin d’institutions plus fortes, de justice plus forte, de lois plus fortes qui protègent les femmes.Aida Alami, journaliste marocaine
Cependant cette polémique n'a rien de surprenant pour la journaliste: « Malheureusement cette forme de sexisme, de patriarcat et de paternalisme, n’a rien de nouveau au Maroc, pour moi. Quand on parle du Maroc, il faut parler d’un contexte particulier. Tout d'abord, le problème majeur c'est le manque de lois qui protègent les femmes, et l'incompétence des institutions dans ce travail de protection. » L'occasion pour Aida Alami de revenir sur la loi passée l'an dernier, contre les violences faites aux femmes. « Elle a été jugée très incomplète par les ONG féministes qui ont travaillé dessus pendant des années, au Maroc ou auprès des Nations Unies. Au final cette loi ne protège pas les femmes comme elle le devrait. On a besoin d’institutions plus fortes, de justice plus forte, de lois plus fortes qui protègent les femmes. »
Mais selon Aida Alami, le combat féministe au Maroc ne date pas d'aujourd'hui : « Le Maroc a pu avoir certaines avancées, notamment le code de la famille en 2004, grâce au travail fabuleux des féministes sur le terrain. Des militantes comme Aicha Ech-Chenna, entre autres, qui ont permis aux femmes de pouvoir divorcer plus facilement, aux mères célibataires de pouvoir vivre sans être en marge de la société. Elles font de leur mieux dans un contexte de pays avec des institutions très fragiles. »
Mais la volonté de contrôler le corps féminin n'est cependant pas propre aux pays musulmans. En 2016, les plages françaises ont, elles aussi, été le terrain de polémiques autour du "burkini", et autres tenues jugées trop couvrantes. Dans certaines communes, des arrêtés municipaux interdisaient aux femmes vêtues ainsi de se baigner. Les gendarmes avaient pour ordre de leur demander de se dévêtir ou de quitter les lieux.
D'autres polémiques ont également éclaté autour de jupes trop longues (ou trop courtes).
Pour Ibtissame Lachgar, même s'il y a une volonté de contrôler les femmes, le parallèle s'arrête là. « Notre mouvement est contre le voilement des femmes, mais pas contre les femmes voilées. Il y a un contrôle sur le corps des femmes des deux côtés, mais le voile n’est pas anodin. Il n’est pas comme le dit le journaliste Edwy Plenel « un vêtement comme un autre ». Nous ne sommes pas un mouvement féministe intersectionnel, et considérons que le contexte n'est pas à prendre en compte pour parler de libertés. »
En France, en marge de la polémique "Sois un homme" ou "Koun Rajoulan", plusieurs jeunes filles françaises, originaires d'Afrique du Nord, ont lancé un autre hashtag : #NtaRajel ? ("Tu es un homme, toi ?"). Avec comme objectif de former un collectif, ce mot-dièse a pour vocation de lutter contre toute forme du patriarcat. « Nous avons lancé ce mouvement féministe antiraciste décolonial et intersectionnel nommé "Nta Rajel ?". En reprenant cette expression rhétorique en darija (arabe marocain), nous souhaitons interroger la masculinité toxique des hommes, leur sexisme intrinsèque qu’ils perpétuent tout en s’appropriant l’insolence véhiculée par cette expression. »
Ainsi être homme serait égal à un contrôle total du corps des femmes de sa famille. C’est ce type de comportement que nous dénonçons.Le collectif féministe "Nta Rajel?"
La campagne #KounRajoulan les fait réagir : « Ce hashtag s’inscrit dans la continuité des polémiques qui fleurissent tous les étés sur les femmes à la plage. Ainsi “être homme” serait égal à un contrôle total du corps des femmes de sa famille. C’est ce type de comportement que nous dénonçons. Cette campagne illustre une bonne partie de ce que nous aspirons à déconstruire. », explique l'une des membres du collectif, sous anonymat.
Ces jeunes militantes trouvent, elles, que cette polémique marocaine fait écho à celle du burkini sur les plages françaises : « On constate aussi une similitude dans les arguments donnés par les sexistes : les uns, en France, instrumentalisent le féminisme et, les autres, au Maroc, instrumentalisent la religion. Nous dénonçons vivement le fait que la religion soit encore instrumentalisée à des fins politiques, ici, à des fins sexistes. User de l’Islam pour dominer et asservir l’autre, c’est non seulement malhonnête mais aussi contraire à l’éthique de l’Islam. »
Pour les jeunes femmes du collectif "NtaRajel ?", le voile ne constitue pas un rempart contre les agressions : « De part notre voile, nous savons à quel point les rhétoriques selon lesquelles une femme qui le porte serait préservée, ou à l’abri sont fausses. Il faut condamner de façon inconditionnelle ces agressions et bannir l’idée selon laquelle certaines tenues ou comportements justifieraient un viol. Par ailleurs, cette idée est dangereuse pour deux raisons : d’une part, les femmes qui ne portent pas le voile et qui subissent des agressions sexuelles se voient culpabilisées, d’autre part, les femmes qui portent le voile et qui sont couvertes conformément à la tradition islamique voient leurs agressions sexuelles niées. Par ce procédé, on enlève donc aux deux groupes de femmes la possibilité d’une reconnaissance des agressions subies et par là, peut-être même, la possibilité d’une reconstruction saine. Le seul coupable, c'est l'agresseur. »
Le dernier rapport concernant les violences faites aux femmes au Maroc date de 2015. Il évoque entre autres les agressions sexuelles, et indique que le viol reste l’acte d’agression sexuelle le plus répandu. Avec une part de 70% en 2014, il constitue la quasi-totalité de la violence sexuelle à l’égard des femmes.