Leur route est traversée de virages, mais les petites reines de Kaboul en ressortent à chaque fois plus fortes et déterminées. Depuis leur arrivée en France, les Terriennes ont suivi chacune de leurs étapes. En 2017, nous leur consacrions un reportage en Bretagne, où elles venaient tout juste de s’installer avec leur famille, accueillies dans une maison de vacances - qui fut pendant la Seconde Guerre mondiale un repère de la Résistance - appartenant aux Communal. Une famille française passionnée, comme elles, de cyclisme.
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Après avoir découvert leur histoire en 2016 grâce à un reportage réalisé par Katia Clarens et diffusé sur Arte, Patrick Communal, ancien avocat à Orléans, et son fils Thierry, professeur à l’université de Lille, s’étaient démenés pour faire venir les jeunes Afghanes en France, avec leurs parents et leurs trois frères.
Les Alizada appartiennent à la minorité Hazara, de confession chiite, discriminée en Afghanistan et menacée par les talibans et Daech. Coachées par Thierry face au vent breton, les deux cyclistes s’étaient alors remises en selle. Avec un rêve en tête : participer aux Jeux olympiques pour l'Afghanistan et changer l'image des femmes de leur pays.
De la Bretagne à Lille
A la rentrée 2017, Masomah et sa soeur cadette Zahra quittaient le village breton de Guéhenno pour l’université de Lille, qui propose un dispositif d’accueil des étudiants en exil. "C’était un peu étrange au début," se souvient Masomah, âgée aujourd’hui de 23 ans et qui, après une bataille administrative menée par Patrick Communal, a obtenu avec sa famille le statut de réfugié politique. "Car dans notre résidence universitaire, filles et garçons sont mélangés. Alors qu’en Afghanistan, nous sommes séparés dans deux bâtiments distincts. Mais le temps a passé et je trouve à présent cette cohabitation normale et sans risques." Après un an d'étude intensive du français, les deux étudiantes afghanes ont pu intégrer le cursus universitaire. Masomah a choisi une filière en Génie civil et Zahra des études de SVT, sciences de la vie et de la Terre, avant de se tourner vers le médical. "Elle vient d'être acceptée dans une formation pour devenir aide soignante, raconte Thierry Communal. La crise sanitaire a montré qu’il y a une vraie demande. Et Zahra veut apporter son aide."
Aux côtés de celui qu’elles considèrent comme "un oncle", les petites reines de Kaboul ont repris l’entraînement sportif en parallèle de leurs études. "Dès que je le peux, je les emmène rouler dans des endroits vallonés, de monts en monts dans les Flandres, près de la frontière belge", détaille Thierry Communal. Le reste du temps, les filles sont prises en charge par le Résilience Club, présidé par le champion de cyclisme handisport, Jérôme Lambert. "Il y a surtout des hommes qui sont de très bons cyclistes. Et nous ne sommes pas encore au niveau. Le premier jour, Zahra a fait une mauvaise chute dans un virage, raconte Masomah dans un français impeccable. Après ça, elle a voulu arrêter, mais je l’ai remotivée. Le vélo c’est difficile, il faut s’accrocher pour y arriver."

Le rêve olympique
Les petites reines de Kaboul sont aussi fermement restées cramponnées à leur rêve de Jeux olympiques. Le projet d’intégrer l’équipe d’athlètes réfugiés, représentée depuis les JO 2016 de Rio, se profile dès 2018. Pour obtenir plus d’informations sur la procédure de sélection et d’obtention de la bourse du programme de Solidarité Olympique du Comité international olympique (CIO), Thierry Communal écrit au ministère des Sports, au Comité national olympique et sportif français (CNOSF) ainsi qu’à l’Union cycliste internationale (UCI). "Il s’agit d’une aide à la performance qui permet à des sportifs qui ont le statut de réfugiés de s’entraîner et d’être retenus pour les Jeux. A ces athlètes qui ont été déracinés et qui, dans d’autres circonstances, avaient peut-être un rêve qui s’est écroulé, la Solidarité olympique donne les moyens de revivre leur ambition et d’espérer à nouveau", insiste Marc Chevrier, directeur des relations internationales du CNOSF, avant de rajouter : "La solidarité olympique garantit ainsi les valeurs et l’universalité du sport."

Avec le soutien de l’UCI et du CNOSF, la procédure est lancée. Zahra et Frozan Rasooli, une ex-coéquipière des soeurs en Afghanistan réfugiée aussi en France grâce à la famille Communal, "m’ont encouragée à postuler en tant que pilier du groupe", explique, reconnaissante, Masomah. Quelques mois plus tard, en novembre 2019, la cycliste afghane apprend son obtention de la bourse par le Comité olympique. C'est la première fois qu’une personne réfugiée en France dispose d’un tel soutien.
La liste des athlètes sélectionnés pour rejoindre l’équipe olympique des réfugiés devait être dévoilée en juin 2020. Mais avec la crise sanitaire, la date a finalement été repoussée en 2021. Un coup dur pour Masomah qui a bien sûr accepté d'attendre un an avant d'apprendre qu'elle était sélectionnée.
Seulement, l’entraînement cycliste ayant redoublé d’intensité début 2020, "j’ai consacré moins de temps à mes études", soupire-t-elle. L’étudiante n’a pas obtenu sa deuxième année de licence. "Si je ne l’ai pas l’année prochaine, je perdrai ma bourse universitaire." Son ambition pour la rentrée prochaine : "trouver l’équilibre entre les études et le vélo. Les deux demandent beaucoup de temps. Mais je compte me battre sur les deux fronts."
Au final, je veux montrer que les femmes sont libres de faire tout ce qu’elles veulent.
Masomah Alizada
Un exemple pour les femmes afghanes
Sur la ligne d’arrivée, la petite reine de Kaboul ne cherche pas la victoire coûte que coûte. "D’autant que si physiquement Masomah progresse et se donne toujours à fond, insiste Thierry Communal. Techniquement, il reste encore des choses à améliorer."
Pour avoir suivi l’évolution des deux cyclistes afghanes, notamment sur la cyclosportive de l’Ardéchoise, David Lappartient le soutient : "Il n’y a pas que des records mondiaux aux JO, il y a aussi de belles histoires. Cette participation serait avant tout un symbole fort pour toutes les femmes afghanes." Et Masomah de rajouter : "En participant aux Jeux Olympiques, je veux prouver deux choses : à ceux qui pensent qu’une femme sur un vélo c’est mal, et bien que c’est positif ; et à ceux qui trouvent bizarre qu’une musulmane qui porte un foulard soit cycliste, que c’est tout à fait normal. Au final, je veux montrer que les femmes sont libres de faire tout ce qu’elles veulent."

La jeune Afghane espère ainsi poursuivre la voie ouverte par Tahmina Kohistani. Cette athlète afghane, spécialiste du 100 mètres, avait été en 2012 la seule femme sélectionnée pour représenter l'Afghanistan aux Jeux olympiques de Londres. A son retour au pays, Masomah et l'équipe de sport de son école étaient allées la féliciter au Comité olympique de Kaboul. "Parmi les athlètes de course à pieds, il y avait cinq garçons et Tahmina Kohistani. Elle n’avait pas gagné, mais elle était très fière d’avoir pu participer à la compétition", se souvient Masomah, animée de la volonté de faire une aussi belle échappée.
Une course au nom de Sadiq Sadiqi
Retourner un jour en Afghanistan, "emprunter les pistes sablonneuses et rouler en direction de Bâmiyân pour saluer les trois statues monumentales de Bouddha", motive aussi Masomah. Sa grande soeur y vit toujours avec ses nièces et une partie de la famille. "La situation reste très compliquée là-bas, soupire la jeune exilée. Le pays a aussi été touché par le Covid-19 et la population n’a pas vraiment su réagir face à cette maladie. J’ai perdu des proches et parmi eux mon ancien entraîneur. Le seul à avoir cru en moi lorsque je n’avais personne pour m’encourager." Il s’appelait Abdul Sadiq Sadiqi. Ancien président de la Fédération afghane de cyclisme, il fut le premier à défier les talibans et à entraîner une équipe féminine de cyclisme. Interviewé dans le reportage de Katia Clarens, il confiait : "Un jour, des gens sont venus me chercher, ils voulaient me kidnapper et je me suis retrouvée à l’hôpital. Ces gens-là ne veulent pas qu’on entraîne les filles dans notre pays, j’ai peur à chaque minute que ça se reproduise."
Quand je reviendrai en Afghanistan, j’organiserai une grande course cycliste pour les femmes et pour les hommes.
Masomah Alizada
"Mais il a tenu bon alors que tout le monde lui tournait le dos", insiste Masomah. La cycliste afghane a des souvenirs plein la tête : "Une fois nous roulions avec l’équipe à la sortie de Kaboul. Il était midi et, avant de manger, le coach a tenu à nous laver les mains. Normalement, ce sont les petits qui le font pour les grands. Nous étions donc très gênées et avons refusé. Mais notre entraîneur a insisté : "Je le fais car le respect que je vous porte est immense. Un jour tout le monde saura ce que vous faites et vous deviendrez un exemple pour les autres". Si elle n’a pas pu se rendre aux funérailles de son entraîneur, Masomah s’en fait la promesse : "Quand je reviendrai en Afghanistan, j’organiserai une grande course cycliste pour les femmes et pour les hommes. Elle portera le nom de mon coach, Abdul Sadiq Sadiqi." Comme dit un proverbe afghan : "Ils peuvent tuer toutes les hirondelles, ils n'empêcheront pas la venue du printemps."
Terriennes : Quel est le rôle de l’UCI ?
Notre rôle est d’organiser et développer le cyclisme dans le monde sous toutes ses facettes, c’est-à-dire en tant que sport de haut niveau – toutes disciplines confondues –, activité de loisir saine et mode de transport durable, au sein des 196 fédérations nationales qui nous sont affiliées. Parmi elles, la Fédération afghane de cyclisme à laquelle nous avons fait dons de plusieurs vélos. L’UCI est la fédération reconnue par le Comité international olympique, et à ce titre nous avons aussi la mission d’aider des athlètes du monde entier qui souhaitent se former et réaliser leur rêve olympique. Depuis son inauguration en 2002, à Aigle, en Suisse, nous amenons au sein du Centre mondial du cyclisme UCI des athlètes originaires de pays où il n’y a pas ou peu d’expertise à un plus haut niveau. Parmi eux, une jeune cycliste de Trinité-et-Tobago, Teniel Campbell, dont nous avons repéré le potentiel lors des championnats de la Caraïbe, en Martinique. Aujourd’hui classée 30e mondial, elle sera la première femme cycliste trinidadienne à représenter son pays aux Jeux olympiques 2021.
Comment favorisez-vous l’égalité homme-femme dans le cyclisme ?
Désormais toutes les coupes et championnats du monde des différentes disciplines de l’UCI bénéficient des mêmes primes et des mêmes prix. De plus, pour la saison 2023, nous instaurerons le même minimum de salaire pour les cyclistes professionnels route femmes et hommes. Il s’agit d’une vraie évolution.
En 2009 disparaissait la "Grande Boucle féminine", et auparavant le "Tour cycliste féminin". Depuis six ans, les femmes ont dû se contenter de "La course by Le Tour de France", en lever de rideau d’une des dernières étapes de la Grande Boucle des messieurs. A quand un nouveau Tour de France féminin ?
L’UCI a une vraie volonté de relancer un Tour de France féminin. Nous discutons avec Amaury Sport Organisation (ASO), l'organisateur du Tour de France sur ce sujet. Son président Christian Prudhomme vient d’ailleurs de déclarer que l'organisation d'un Tour de France féminin n'était pas exclue pour 2022. Et cette année, la grande nouvelle est l’annonce par ASO d’un Paris-Roubaix pour les femmes. Cette classique de légende se déroulera le 25 octobre 2020, le même jour que les hommes. La cycliste française Audrey Cordon-Ragot avait alors réagi sur les réseaux sociaux avec ce message enthousiaste : "Un @Paris_Roubaix féminin le 25 octobre prochain. Ne cherchez pas vous ne verrez rien de plus beau aujourd’hui". Que les femmes puissent enfin faire cette course, c’est un vrai symbole. Le cyclisme est sur la bonne voie !
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