#MeToo au masculin : à NewYork, une philosophe suspendue d'enseignement pour harcèlement sexuel

Au terme d'une enquête administrative de 11 mois menée par l'Université de New York, Avital Ronell, une philosophe, féministe, homosexuelle, a été suspendue d'enseignement pour l'année universitaire à venir. Elle est accusée par Nimrod Reitman, un ancien étudiant, âgé de 34 ans, gay et marié, de harcèlement sexuel. L'affaire révélée par le New York Times pose nombre de questions. 
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#MeToo au masculin
Avita Ronell, à gauche, 66 ans, est accusée de harcèlement sexuel, tant physique que verbal, par l'un de ses anciens étudiants, Nimrod Reitman, de 32 ans son cadet
Wikicommons et Harvard University
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Si le New York Times a mis à sa Une du 15 août 2018 cette nouvelle affaire de harcèlement sexuel, c'est que, comme l'annonce le titre en manchette -"Une professeure femme, son étudiant mâle et les limites de #MeToo"- , elle pose bien des questions. En page intérieure, l'accroche est encore plus explicite : "Qu'arrive-t-il à #MeToo lorsqu'une féministe est accusée ?". Le quotidien a enquêté et ses réponses sont mitigées : "En pleine action du mouvement #MeToo sur l'inconduite sexuelle, cela a soulevé un défi pour les féministes - comment réagir quand l'une des leurs s'est mal comportée ? La réponse a ébranlé l'académie."
 
New York Times #MeToo au masculin
Même en bas, à droite, l'un des plus importants quotidiens des Etats-Unis , et qui a joué un rôle important dans le lancement de #MeToo, a jugé nécessaire de mettre en Une cette affaire de harcèlement aux rôles inversés

C'est que malgré l'enquête administrative diligentée par l'université de New York, selon le dispositif de Title IXTracking Sexual Assault Investigations, mis en place pour "débusquer les agressions sexuelles" au sein des établissements d'enseignement supérieur à travers les Etats-Unis, les universitaires féministes, au premier rang desquelles la célébrissime philosophe Judith Butler, pionnière des "gender studies", ont fait bloc derrière leur consoeur accusée. 

Les investigations ont duré 11 mois, et les conclusions auxquelles a eu accès le journal sont énoncées clairement : celle que ses collègues décrivent comme "l'une des très rares étoiles philosophiques de ce monde", "fut responsable de harcèlement sexuel, tant physique que verbal, dans la mesure où son comportement était 'suffisamment envahissant pour modifier les conditions de l'environnement d'étude de M. Reitman'". L'université en est donc venue à suspendre Mme Ronell de tout enseignement pour la prochaine année académique.

Les protagonistes sortent de l'ordinaire : tous deux américano/israéliens, tous deux homosexuels (Nimrod Reitman est aujourd'hui marié à un homme). Dans le rapport final de l'enquête, il est écrit que Nimrod Reitman (aujourd'hui enseignant chercheur invité à Harvard) affirme que Avital Ronell l'a harcelé sexuellement trois ans durant, et il a fait valoir des douzaines de courriels dans lesquels elle l'appelait "mon adoré", "Sweet cuddly Baby" (mon doux bébé câlin), "cocker spaniel" (mon épagneul), et "mon si étonnant et beau Nimrod". C'est donc sur la base de ces éléments que l'université a décidé la mise à l'écart de sa professeure. 

Nos échanges se déroulaient entre deux adultes, un homme gay et une femme queer

Avital Ronell

Avital Ronell a fait part de son incompréhension au New York Times : "Nos échanges - dont Reitman prétend maintenant qu'elles constituaient du harcèlement sexuel - se déroulaient entre deux adultes, un homme gay et une femme queer, qui partagent un héritage israélien, ainsi qu'un penchant pour un style épistolaire fleuri et affecté découlant de nos antécédents et sensibilités académiques communs". Une relation encouragée selon elle par son étudiant. Lequel a attendu deux ans après son diplôme pour porter plainte.  

Immédiatement après cette "sentence" conservatoire, la suspension de Avital Ronell, la riposte est venue de collègues, en particulier de féministes notoires, via une lettre collective (rédigée par Judith Butler), adressée au président Andrew Hamilton et au prévôt (administrateur) Katharine Fleming  de l'université de New York . Elle est signée par une cinquantaine de personnalités des universités de tous les continents. Pour la France, on note par exemple les noms de Isabelle Alfandary, de l'Université Sorbonne Nouvelle, présidente de l'assemblée collégiale du Collège international de philosophie à Paris, ou encore celui du célèbre penseur Jean-Luc Nancy, professeur émérite de Université de Strasbourg. Le style est direct, et accusateur lui aussi - en voici ci-dessous la traduction intégrale :

Nous soutenons que les allégations contre elle ne constituent pas des preuves réelles, mais appuient plutôt notre idée selon laquelle une intention malveillante a animé et soutenu ce cauchemar judiciaire.

"Nous vous écrivons en tant que collègues de longue date du Professeur Avital Ronell qui a fait l'objet d'une enquête par les bureaux du Titre IX à l'Université de New York.  Bien que nous n'ayons pas accès au dossier confidentiel,  nous avons tous travaillé pendant de nombreuses années en grande proximité avec le professeur Ronell et accumulé collectivement des années d'expérience pour soutenir notre vision de sa capacité en tant qu'enseignante et universitaire, mais aussi en tant que présidente des départements de littérature allemande et de littérature comparée à l'Université de New York.  Nous avons tous vu sa relation avec les étudiants, et certains d'entre nous connaissent la personne qui a mené cette campagne maligne contre elle.  Nous souhaitons communiquer d'abord en termes très clairs notre profonde et continuelle admiration pour le professeur Ronell, dont le mentorat des étudiants a été tout à fait remarquable pendant de nombreuses années. Nous déplorons les dommages que cette procédure judiciaire lui cause, et cherchons à manifester clairement notre opposition à tout jugement à son encontre. Nous soutenons que les allégations contre elle ne constituent pas des preuves réelles, mais appuient plutôt notre idée selon laquelle l'intention malveillante a animé et soutenu ce cauchemar judiciaire.
Comme vous le savez, le professeur Ronell a changé le cours des études allemandes, de la littérature comparée et du domaine de la philosophie et de la littérature au fil des années d'enseignement, d'écriture et de service.  Elle est responsable de la construction du champ des études littéraires à l'Université de New York, mais aussi dans toute l'Europe grâce à sa brillante érudition et à son esprit de générosité intellectuelle.  Ses étudiants enseignent maintenant dans des établissements de recherche de premier plan aux États-Unis, en France et en Allemagne, et son influence intellectuelle se fait sentir dans toutes les sciences humaines, y compris les études sur les médias et la technologie, la théorie féministe et la littérature comparée.  Il n'y a sans doute pas de personnalité plus importante dans les études littéraires à l'Université de New York qu'Avital Ronell, dont le pouvoir intellectuel et l'engagement profond pour ses étudiants et collègues ont fait d'elle un intellectuelle et un mentor exemplaire dans toute l'académie. Comme vous le savez, elle est titulaire de la Chaire Jacques Derrida de Philosophie à l'European Graduate School (établissement privé établi en Suisse) et elle a récemment été honorée de l'ordre de Chevalier des Arts et Lettres par le gouvernement français.
Nous témoignons de la grâce, de l'esprit vif et de l'engagement intellectuel du professeur Ronell et nous demandons qu'une personne de réputation internationale lui accorde la dignité qu'elle mérite à juste titre. Si elle devait être congédiée ou relevée de ses fonctions, l'injustice serait largement reconnue et contestée.  La perte qui s'ensuivrait pour les sciences humaines, pour l'Université de New York et pour la vie intellectuelle serait énorme et inviterait à juste titre à une introspection publique intense.  Nous vous demandons d'aborder cette affaire à l'aune d'une compréhension claire de la longue histoire de son mentorat réfléchi et successif, de l'éclat singulier de cet intellectuelle, de la réputation internationale qu'elle a acquise à juste titre en tant qu'universitaire de premier plan dans son domaine, de ses engagements durables envers l'université et du monde lumineux qu'elle a apporté à votre campus où collègues et étudiants prospèrent en sa compagnie et sous sa direction.  Elle mérite une approche équitable, respect, dignité sollicitude humaine, en plus de notre admiration éternelle.
"

Le #MeToo doit-il être réservé aux femmes ?

Une pluie de critiques a accueilli l'initiative, assénant aux auteur.es les arguments qui leur faisaient dénoncer les manigances des adversaires de #MeToo : le "victim bashing", ce travers si répandu qui consiste à accuser les accusatrices ou les victimes d'agressions sexuelles, en laissant attendre au choix, que cela est de leur faute, qu'elles ont été consentantes, qu'elles se vengent. Deux phrases sont ainsi  pointées du doigt :  "Certains d'entre nous connaissent la personne qui a mené cette campagne maligne contre elle. (.../...) Nous soutenons que les allégations contre elle ne constituent pas des preuves réelles, mais appuient plutôt notre idée selon laquelle une intention malveillante a animé et soutenu ce cauchemar judiciaire."  

C'est par exemple le philosophe du droit Brian Leiter qui écrit sur son blog : "Blâmer la victime est apparemment acceptable lorsque l'accusée dans une procédure en vertu du Titre IX est une théoricienne féministe de la littérature. (.../...) Imaginez qu'une telle lettre ait été envoyée en défense de Peter Ludlow, Colin McGinn, John Searle, Thomas Pogge ou de n'importe quel penseur qui ne soit pas une féministe : il y aurait des cris de protestation et d'indignation face à une telle agression publique contre un plaignant dans une affaire relevant du Titre IX.  On accuserait les signataires de désigner collectivement la plaignante comme étant motivée par la "malice" (c.-à-d., une menteuse)...  Ils admettent pourtant ne rien savoir des conclusions de la procédure du Titre IX - et malgré cela, ils exigent que leur amie soit acquittée, étant donné son passé de "mentorat d'étudiants".  

La revue en ligne Quartz, dont le sérieux a séduit Le Temps par exemple, et "qui a pour ambition de bousculer les codes traditionnels de la presse" lance la charge, elle aussi : « Des universitaires féministes soutiennent qu'un cas relevant du Titre IX est injuste - lorsqu'une femme fait l'objet d'une enquête. Une personnalité influente du monde universitaire fait l'objet d'une enquête à la suite d'une plainte relevant du titre IX et, avant que les preuves n'aient été recueillies, on entend des cris selon lesquels l'acte même d'enquêter est une injustice. Un tel scénario s'est déjà produit de nombreuses fois : des hurlements de "chasse aux sorcières" ont suivi les accusations contre Harvey Weinstein, Louis CK et Al Franken. Cette fois, cependant, c'est différent : la personne faisant l'objet de l'enquête est une femme, et ceux qui dénoncent l'enquête sont des théoriciens féministes. »

Suggérer qu'une enquête, avant toute décision, est en soi une injustice montre une absence totale de préoccupation pour les victimes de ces crimes largement sous-estimés.

Olivia Goldhill, Quartz

La journaliste Olivia Goldhill conclut : "Les sentiments exprimés dans la lettre vont directement à l'encontre des principes de base sur lesquels la plupart des gens s'entendent lorsqu'il s'agit de répondre aux allégations d'agression sexuelle : ses auteurs calomnient l'accusateur, suggèrent que l'importance de l'accusée devrait influencer la façon dont elle est traitée et prétendent - sans mener une enquête ou fournir des preuves - que l'accusée ne peut être déclarée coupable. Elle dépeint également l'acte d'enquêter comme étant fort préjudiciable à l'accusé. 
Ces attitudes, lorsqu'elles sont mises en avant pour défendre des hommes accusés, ont été critiquées, à juste titre. Les méthodes contemporaines d'enquête sur le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles - qu'il s'agisse d'un tribunal pénal, civil ou interne à un lieu de travail - n'ont pas réussi à protéger les victimes et ont permis aux auteurs de s’en sortir impunément. Dans ce contexte, prétendre que l'acte même d'accuser quelqu'un ou de mener une enquête cause un préjudice semble soutenir un système qui protège typiquement l'accusé.
Bien sûr, les enquêtes sont parfois incroyablement éprouvantes pour les innocents. Et il est compréhensible que les proches de ceux qui font l'objet d'une enquête cherchent à les défendre, que l'accusé soit une professeure ou un homme.
Mais, dans une société qui prend la violence sexuelle au sérieux, toutes les accusations doivent faire l'objet d'une enquête. Suggérer qu'une enquête, avant toute décision, est en soi une injustice montre une absence totale de préoccupation pour les victimes de ces crimes largement sous-estimés. Beaucoup de celles qui ont signé la lettre en défense de Ronell sont des théoriciennes féministes qui soutiennent ces principes, en théorie. Dans la pratique, il ne devrait pas y avoir d'exceptions à ces règles, même lorsque le professeur faisant l'objet de l'enquête est une femme."

La confusion des genres 

Peut-être que ce qui a tant bouleversé les proches et collègues de Avital Ronell, c'est que la procédure du Title IX impulsée par des universitaires féministes pour permettre aux femmes de se prémunir et de dénoncer les agressions sexuelles, soit utilisée... par un homme. C'est en tout cas ce qu'a déclaré Diane Davis, présidente du département de rhétorique de l'Université du Texas-Austin, l'une des signataires de la lettre en sourtien de sa collègue. "Je suis bien sûr très partisane de ce que le Titre IX et le mouvement #MeToo essaient de faire, de leurs efforts pour faire face et prévenir les abus sexuels, et pour lesquels ils cherchent aussi une sortie judiciaire. Mais c'est pour cette raison même qu'il est si perturbant de voir cette incroyable énergie en faveur de la justice se retourner contre elle-même, ce que beaucoup d'entre nous pensent qu'il se passe dans cette affaire." a-t-elle répondu au New York Times...
Nimrod Reitman versus Avital Ronell, une affaire dont on n'a pas fini de parler. Pour le meilleur et pour le pire... 

Suivez Sylvie Braibant sur Twitter : @braibant1