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Plusieurs témoignages accusent d'agressions sexuelles l'abbé Pierre, le "curé des pauvres", dix-sept ans après sa mort. Les faits sont anciens, mais ils font tomber de son piédestal celui qui fut longtemps la personnalité préférée des Français et réactivent le débat sur les violences sexuelles dans l'Eglise.
L'abbé Pierre photographié par Studio Harcourt, Paris en 1999.
Défenseur des sans-abris, des mal-logés et des sans-droits, cofondateur du mouvement Emmaüs, résistant pendant la Seconde guerre mondiale, l'abbé Pierre est décédé en 2007 à l'âge de 94 ans. Frêle silhouette drapée dans sa soutane ou son long manteau noir, portant béret, canne et godillots, le visage émacié à la barbe grise, Henri Grouès de son vrai nom frappait par son regard brûlant, son espièglerie et sa véhémence convaincante.
Et puis le choc, le 17 juillet 2024, à l'annonce par le journal La Croix des conclusions d'une enquête révélant des témoignages d'agressions sexuelles qu'il aurait commises entre la fin des années 1970 et 2005, peu avant sa mort.
La première personne à se livrer à la Fondation Abbé Pierre s'est décidée à le faire à la suite des différentes révélations d'abus sexuels dans l'Eglise ces dernières années. "Ce premier témoignage a été un choc terrible", admet Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé Pierre, "une déflagration". "Mais on s'est dit" qu'il fallait "faire la lumière..., donner la parole à ces victimes, pour que nous puissions, de toutes nos forces, les soutenir et qu'elles puissent être entendues", déclare-t-il, tout en confiant sa "tristesse" et sa "colère".
C'est après "un témoignage faisant état d’une agression sexuelle commise par l’abbé Pierre sur une femme", que le cabinet expert de la prévention des violences, Egaé, a été missionné pour mener l'enquête, expliquent dans un communiqué Emmaüs International, Emmaüs France et la Fondation Abbé Pierre, qui redoutent qu'il y ait "d'autres victimes".
La chose est fort probable puisque la commission sur les violences sexuelles dans l'église catholique en France avait déjà recueilli trois témoignages sur des agressions sexuelles de l'abbé Pierre, indiquent quatre de ses anciens membres dans une tribune publiée le 20 juillet. Lors de l'enquête (2019-2021) de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Eglise (Ciase), "nous avons disposé d'informations établissant qu’Henri Grouès – l'abbé Pierre – avait commis des actes violant la civilité et la moralité communes, la législation pénale et les préceptes canoniques", écrivent les quatre chercheurs dans cette tribune parue dans le quotidien Le Monde. "Parmi les quelque 1200 témoignages traités par notre équipe, trois mettaient en cause l’abbé Pierre" (1912-2007), expliquent-ils notamment
Dans l'un des témoignages recueillis par la Ciase, l'abbé avait "saisi un sein" et "embrassé la bouche à pleine langue" de la victime, avant de s'enfuir. Il est aussi question, dans le même rapport, d'une femme aidée matériellement dans les années 1989-90 par l'abbé Pierre, puis "utilisée" : "relations sexuelles, masturbation devant elle, fellation, flagellation, proposition de triolisme avec une autre femme".
Nos confrères de France Inter ont également diffusé le récit d'une infirmière racontant comment l'abbé Pierre, alors âgé de 93 ans, lui avait agrippé les seins alors qu'elle était venue l'aider pour la toilette, en 2006.
Dans son rapport de 2024, le cabinet Egaé indique avoir entendu "12 personnes dans le cadre de l’enquête, dont certaines n’ont pas été la cible de comportements" du prêtre ; il a également eu accès à "deux témoignages adressés fin juin 2024 à une personne d’Emmaüs International". Au total, Egaé dit avoir été destinataire de témoignages de sept personnes "faisant état de violences subies par des femmes de la part de l’Abbé Pierre sur une période allant de la fin des années 1970 à l’année 2005" – l'une d'elles "était mineure au moment des premiers faits".
Au moment de lui dire au revoir, il a introduit sa langue dans ma bouche d’une façon brutale et totalement inattendue. Une victime de l'abbé Pierre
Toutes les victimes sont des femmes, toutes témoignent d'un même scénario auprès d'Egaé : "des comportements inadaptés d’ordre personnel, une proposition sexuelle, des propos répétés à connotation sexuelle, des tentatives de contacts physiques non sollicités, des contacts non sollicités sur les seins".
Une des femmes rapporte ainsi que l'Abbé Pierre "s'est mis à lui tripoter le sein gauche" alors qu'elle se trouvait "au pied de l’escalier, un endroit de type sas". Elle raconte une autre scène dans un bureau, quelques années plus tard : "Je me suis avancée vers lui pour lui serrer la main. Il a essayé de m’attirer vers la fenêtre. Je lui ai dit 'Non, Père'. Il m’a dit 'J’en ai besoin'. J’ai dit 'non', il est parti."
Une autre femme raconte une fois où l'Abbé Pierre "pose ses mains sur (sa) poitrine, (ses) seins", pendant "qu’on parle du travail". Une autre indique qu'un jour, "au moment de lui dire au revoir, il a introduit sa langue dans ma bouche d’une façon brutale et totalement inattendue".
Nous les croyons, nous savons que ces actes intolérables ont laissé des traces et nous nous tenons à leurs côtés. Emmaüs International, Emmaüs France et la Fondation Abbé Pierre
"Nous saluons le courage des personnes qui ont témoigné et permis, par leur parole, de mettre au jour ces réalités", soulignent les commanditaires de l'enquête Egaé. "Nous les croyons, nous savons que ces actes intolérables ont laissé des traces et nous nous tenons à leurs côtés", ajoutent-ils. "Ces révélations bouleversent nos structures" et "ces agissements changent profondément le regard que nous portons sur un homme connu avant tout pour son combat contre la pauvreté, la misère et l’exclusion".
De cette série d'entretiens ressort "une forme de sidération lors des faits", écrit l'autrice du rapport, Caroline de Haas, qui pointe une "forme d’emprise alimentée par la différence d’âge, le statut de l’Abbé Pierre et une forme d’idolâtrie, ou la situation de subordination entre lui et les personnes".
Le cas de l’abbé Pierre est assez banal d’un point de vue historique. Il présente cependant l’intérêt de synthétiser à lui seul nombre des caractéristiques de l’agression sexuelle par les clercs catholiques depuis les années 1950. Chercheurs de la Ciase
Pour les quatre chercheurs de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Eglise, leur travail et le rapport d'Emmaüs montrent que "la compulsion sexuelle de l’abbé Pierre qui débouche dans l’agression récidivante paraît indubitable". D'une manière générale, "le cas de l’abbé Pierre est assez banal d’un point de vue historique. Il présente cependant l’intérêt de synthétiser à lui seul nombre des caractéristiques de l’agression sexuelle par les clercs catholiques depuis les années 1950", estiment-ils.
A la suite des révélations d'Egaé, la Conférence des évêques de France a exprimé sa "douleur" et sa "honte". Dans un message sur X, l'Eglise catholique de France brise son voeu de silence : "L’abbé Pierre a eu, dans notre pays et dans le monde, un impact remarquable... Mais sa position ne saurait dispenser du travail de vérité nécessaire, que vient de réaliser Emmaüs avec clarté et courage, en se mettant à l'écoute des personnes plaignantes et en menant cette enquête dont le rapport vient d’être publié". Et l'Eglise catholique de redire sa "détermination à se mobiliser pour faire de l’Église une maison sûre".
Deux ans avant sa mort, l'abbé Pierre avait évoqué des expériences sexuelles dans son livre Mon Dieu... pourquoi ? "Consacrer sa vie à Dieu n'enlève rien à la force du désir et il m'est arrivé d'y céder de manière passagère", y confessait-il. "Mais je n'ai jamais eu de liaison régulière, car je n'ai pas laissé le désir sexuel prendre racine. Cela m'aurait conduit à vivre une relation durable avec une femme, ce qui était contraire à mon choix de vie".
Au soir de sa vie, le prêtre chiffonnier évoquait la mort comme "une impatience" : "La mort, c'est la sortie de l'ombre. J'en ai envie. Toute ma vie, j'ai souhaité mourir". Un aveu qui acquiert une autre dimension à la lumière des récents témoignages, et qui révèle aussi la souffrance que peut imposer le célibat à certains ecclésiastiques – et qui rejaillit sur leurs victimes.
Reste que, en 2024, ce sont désormais elles que l'on croit, les victimes, quelle que doit la grandeur du mythe qu'elles peuvent écorner.
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