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Le jour décline sur Mouton Beach. Les pentes rocheuses qui glissent vers la plage virent à l'ocre. Le tournage de Theather traîne en longueur. L'équipe du film flâne, attendant l'action. "Le harcèlement sexuel, c'est une réalité très répandue au Kerala ici", lance, sur le ton de la confidence, l'une des actrices. "Je suis mariée mais plusieurs producteurs m'ont déjà fait des propositions", enchaîne-t-elle, résignée.
Vendus comme appartenant à une industrie cinématographique à part, les films produits au Kerala se distinguent en effet des grandes productions bollywoodiennes. Mollywood (avatar du fameux Bollywood de Bombay), qui tient son nom de la langue malayalam, majoritairement employée dans cet état du Sud de l'Inde, rayonne à l'échelle du sous-continent. Traitant des thématiques sociales, ce cinéma politique se dit parfois progressiste. Une image d'engagement qui cache en partie le calvaire que vivent les femmes de cette industrie.
Un producteur "trop entreprenant", un collègue "qui ne sait pas placer les limites"... actrices ou membres des équipes techniques évoquent avec pudeur des situations de harcèlement. Ces timides prises de paroles marquent pourtant un profond changement dans le petit monde de Mollywood. Pour la première fois, en 2017, Reena Saini, actrice victime de violence sexuelle décidait de porter plainte contre un directeur de casting, libérant la parole de certaines actrices et conduisant à la création de la première association indienne de lutte pour le droit des femmes dans le cinéma Women in Cinema Collective (WCC).
"La première fois qu'on m'a demandé si j'étais prête à m'arranger avec un producteur, je n'ai pas vraiment compris, se souvient une actrice qui souhaite rester anonyme. Ce sont mes amies qui m'ont expliqué que c'était sexuel." Comme d'autres actrices, elle évite de se retrouver seule sur les tournages et se fait généralement accompagner par un proche qui veille sur elle. "Certains producteurs ont des listes de comédiennes, témoigne-t-elle. Si à côté de ton nom il y a un A, c'est que tu fais juste de l'acting (jouer). A+B, c'est acting (jouer) et bed (lit)".
La quête d'audience cherche des femmes objets qui mettent en valeur des personnages masculins
Rima Kallingal, porte-parole de WCC
Communes, ces situations de harcèlement sont renforcées par la précarité des femmes de Mollywood et la place moindre qu'elles occupent dans la société indienne. Porte-parole officieuse de WCC, la comédienne Rima Kallingal fait partie des rares à ouvertement dénoncer ce système patriarcal au service d'une poignée d'hommes. Considérée comme l'une des gloires montantes de l'industrie, elle multiplie les prises de positions féministes. Profitant de son aura médiatique, elle s'était par exemple présentée sans bijoux à ses fiançailles pour dénoncer les dots payées par les familles lors du mariage de leur fille.
"Comme dans beaucoup d'autres industries, les actrices ne gagnent pas la même chose que les hommes, fustige Rima Kallingal. Les débutantes travaillent sans contrat et ont souvent du mal à se faire payer." Sur un autre tournage, Paris Laxmi, danseuse et comédienne, née en France, nous racontait ses débuts à Mollywood : "Plusieurs fois, j'ai touché moins que ce qu'on m'avait promis. J'essaie maintenant de me faire payer avant le tournage".
L'audience malayalam, majoritairement masculine, ne vient pas pour les personnages féminins dont les scripts se résument à quelques lignes. Sans importance économique et reléguées à des rôles moindres, les actrices n'ont aucun levier pour faire entendre leurs revendications. "La quête d'audience cherche des femmes objets qui mettent en valeur des personnages masculins", résume, lapidaire, la porte parole du WCC.
La situation des petites mains de Mollywood n'est pas plus enviable. Tour-à-tour traductrice, coach, assistante puis réalisatrice ou comptable, Ambika Rao fait partie des premières techniciennes du cinéma malalayam. Divorcée deux fois, d'une énergie communicative, ses compétences et son franc-parler ont forgé sa réputation dans tout Mollywood : "Quand j'ai commencé à travailler, il n'y avait que des actrices mais aucune femme dans la partie technique. Les réalisateurs disaient que c'était trop cher, que les femmes travaillent moins bien, qu'il fallait prendre une chambre juste pour elles pour éviter les problèmes...".
Etre sur les tournages, voyager en permanence et vivre avec d'autres hommes n'est, pour les keralites, pas compatible avec la vie maritale
Ambika Rao, réalisatrice
De l'avis général, Ambika Rao a ouvert la voie à toute une génération de femmes, de plus en plus nombreuses dans la partie technique. "Il y a de plus en plus de filles mais ce n'est pas suffisant", constate-t-elle. Invisibles à l'écran, les techniciennes subissent comme les actrices la société indienne. "Une femme indienne respectable doit se marier, souffle Ambika Rao. Être sur les tournages, voyager en permanence et vivre avec d'autres hommes n'est, pour les keralites, pas compatible avec la vie maritale".
Les actrices et les techniciennes qui réussissent durablement restent seules. Les autres doivent souvent mettre un terme à leur carrière face à la pression sociétale. Disparue des écrans après son mariage, Manju Warrier a réussi un come-back fracassant après son divorce en 2013. C'est aujourd'hui la seule superstar féminine à tenir le premier rôle dans des films grand publics. Très diplomatique, elle avoue pourtant que "c'est normalement très difficile pour les femmes mariées de réussir dans ce milieu."
Manju Warrier, superstar indienne reconnue pour ses rôles à Mollywood, et qui sait comme il est difficile de relancer une carrière pour une femme dans le cinéma indien après un divorce...
"Quand les femmes sont mariées, elles perdent toute valeur commerciale", analyse de son côté Rima Kallingal. Elle même reçoit "dix fois moins" de scripts depuis son mariage en 2013 avec le producteur kéralite Aashiq Abu. "Il faut que nous ayons plus de réalisatrices et qu'elles fassent des films pour les femmes", explique-t-elle. Un rêve que partage Ambika Rao sans pour autant se montrer très optimiste. "Les femmes sont tellement conditionnées, depuis des générations, à être mère et rien d'autre, qu'elles n'osent même pas se rêver réalisatrices".
Quelques unes à sa suite, ont tout de même réussi, et avec succès, à pousser les barrières...