Trente ans après avoir été violée, régulièrement, pendant deux ans, par son entraîneur, Sarah Abitbol libère sa parole. La championne de patinage artistique raconte ce qu'elle a vécu dans un livre Un si long silence (Plon). Elle n'est pas la seule à témoigner aujourd'hui. Une enquête pour "viols" et "agressions sexuelles" a été ouverte début septembre par le Parquet de Paris, à la suite du rapport de l'Inspection générale mettant en cause une vingtaine d'entraîneurs.
"Si je parle, c'est pour ces femmes qui vont entendre mon témoignage et qui vont se retrouver dans mon témoignage. Si je parle, ce n'est pas par vengeance. Si je parle, c'est pour être guérie. C'est vrai qu'aujourd'hui, il y a beaucoup de choses qui sortent dans la presse. On entend : ah, trente ans après, elle se réveille ? Il faut que ça s'arrête. Vous n'êtes pas dans notre esprit, vous n'êtes pas dans mon corps. (...) Si je parle, c'est pour être heureuse et c'est pour que d'autres femmes s'identifient".
Dans un long entretien accordé au magazine
L'Obs, Sarah Abitbol sort de son "long" silence, trente ans après. L'ancienne championne de patinage artistique française raconte comment son entraîneur Gilles Beyer a abusé d'elle entre 1990 et 1992. Elle n'était alors qu'une adolescente.
L'ancienne sportive de haut niveau se livre dans un ouvrage publié chez Plon
Un si long silence. Dans ce livre choc, elle n'utilise jamais le nom de son violeur, mais l'appelle "Mr O".
Une vingtaine d'entraîneurs mis en cause en France
Jeudi 10 septembre 2020, on apprend qu'une enquête pour "viols" et "agressions sexuelles" par personne ayant autorité sur mineur a été ouverte. En août, un rapport de l'Inspection générale du ministère des sports a mis en cause 20 entraîneurs.
Cette enquête a été confiée à la Brigade de protection des mineurs.
Le communiqué précise qu'elle vise à "identifier et localiser les potentielles victimes et déterminer les parquets compétents en France pour chaque cas".
Une enquête avait été ouverte en février après les accusations de Sarah Abitbol contre son ex-entraîneur, Gilles Beyer.
Ce n'est pas facile de dire à 44 ans qu'on a été violée à 15 ans. Je n'ai d'ailleurs jamais prononcé ce mot, sauf une fois devant ma psy, quatorze ans après. Aujourd'hui encore, j'ai beaucoup de mal.
Sarah Abitbol
"
Ce n'est pas facile de dire à 44 ans qu'on a été violée à 15 ans. Je n'ai d'ailleurs jamais prononcé ce mot, sauf une fois devant ma psy, quatorze ans après. Aujourd'hui encore, j'ai beaucoup de mal. Je l'écris pour la première fois, confie-t-elle.
Il va éclabousser mon image, bouleverser mon entourage, faire exploser l'omerta. Il me terrifie." Dans son livre, elle interpelle directement celui qui l'a agressée : "
Pendant deux ans, vous dites régulièrement à ma mère : 'Ce soir, je garde Sarah pour l'entraîner.' Et vous me violez dans le parking, les vestiaires et dans des recoins de la patinoire dont je ne soupçonnais même pas l'existence."
Et puis il y a aussi ce cahier qu'elle a ressorti des tiroirs de son adolescence. A l'intérieur, des dates et des lettres : "C" pour coucher, "P" pour peloter, "T" pour toucher, "S" pour sucer.
Sa rencontre avec son partenaire de glace, Stéphane Bernadis, à l'âge de 17 ans, sonne l'heure de la libération, son entraîneur ne la touchera plus, et elle enfouira alors au fond de sa mémoire ce traumatisme, qu'elle oubliera même pendant près de dix ans. C'est au moment des JO, que par flash, tout reviendra. A ce moment-là, elle parle à sa mère. C'est la première fois qu'elle voit sa mère pleurer. Face à ses parents, Mr O finit par reconnaitre les faits et leur demande pardon.
Celle qui a été médaillée de bronze aux championnats du monde 2000, raconte aussi comment à l'époque, elle contacte le ministre des Sports pour lui parler de ce qui lui est arrivé. Comme promis, il se renseigne puis la rappelle, lui confirmant qu'il existe bel et bien un dossier sur celui qu'elle accuse de l'avoir violée des années plus tôt, mais qu'
"on allait rien dire". Le ministre lui propose alors de l'aider dans sa vie professionnelle, pour décrocher des contrats pour des représentations dans les mairies. "
Le monde du sport porte des valeurs fortes, des enjeux financiers énormes. Il protège son image avec pugnacité, et tant pis pour les nombreux cadavres cachés," explique-t-elle.
Aujourd'hui, Sarah Abitbol ne peut pas porter plainte. Même si la loi a changé et que la prescription est désormais de 30 ans, elle n'est pas rétroactive. Au micro de
France Inter, elle réclame une non-prescription des faits,
"Notre corps a vécu l'impossible, et ces agresseurs sont toujours là et vivent leur vie tranquillement".Le #MeToo du sport, enfin ?
Sarah Abitbol n'est pas la seule à livrer son témoignage aujourd'hui. Dans un dossier publié à la Une du quotidien sportif
L'Equipe, et intitulé "J'ai été violée à 15 ans", plusieurs anciennes patineuses françaises de haut niveau accusent à visage découvert leurs entraîneurs de viols et d'agressions sexuelles entre la fin des années 1970 et les années 1990.
S'ajoute au récit de Sarah Abitbol celui d'Hélène Godard. Elle aussi met en cause Gilles Beyer, champion de France 1978, alors de huit ans son aîné, et l'accuse d'avoir eu deux rapports sexuels avec elle à la fin des années 1970, alors qu'elle avait entre 13 et 14 ans. Puis, raconte-t-elle dans le quotidien sportif, elle est tombée sous "l'emprise" sexuelle de Jean-Roland Racle, septuple champion de France, qui l'hébergeait avec son épouse à son domicile de Nogent-sur-Marne. Elle avait entre 15 et 16 ans, lui plus de 30.
Deux autres patineuses, Anne Bruneteaux et Béatrice Dumur, accusent Michel Lotz, vice-champion de France 1978 et 1979, d'avoir abusé d'elles dans les années 1980, alors qu'il hébergeait les deux jeunes filles âgées de 13 ans quand il était entraîneur au club d'Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine).
Les entraîneurs mis en cause nient les faits ou n'ont pas répondu à
L'Equipe et à
L'Obs.
Quant à Gilles Beyer, il a poursuivi sa carrière comme directeur des équipes de France et entraîneur national, puis comme manager du club parisien des Français volants. Il a fait l'objet d'une enquête du parquet de Créteil, qui n'a pas abouti, au début des années 2000, puis d'une enquête au sein du ministère des Sports.
Moins d'une semaine après la parution des articles dans la presse, et la sortie du livre confession de Sarah Abitbol, la ministre des sports, Roxana Maracineanu, a reçu Didier Gailhaguet, le président de la Fédération française des sports de glace, et lui a demandé de démissionner.
Invité de la matinale de
RMC, l'ancien patineur Gwendal Peizerat a chargé l’omnipotent patron du patinage français. "
Il est à la présidence de la Fédération depuis 20 ans, rappelle l'ex-champion aujourd'hui âgé de 47 ans, au micro de Jean-Jacques Bourdin.
Il confond la fonction et l’homme comme tout dictateur. Cette Fédération est menée par la peur, les représailles, les menaces, le copinage… Aujourd’hui on est abasourdi. C’est la famille du patinage. Sarah (Abitbol), pour moi, c’est une petite sœur. C’est comme si que j’apprenais qu’elle a été violée par mon oncle. C’est horrible mais c’est la partie visible de l’iceberg." Ce dossier démontre le dangereux mécanisme d'emprise des "entraîneurs gourous" sur leurs apprentis.
Jérome Cazadieu, directeur de la rédaction de L'Équipe
"Toutes décrivent une même situation. La sidération de voir celui qui est censé les faire gagner devenir leur 'amant' forcé. La peur et honte qui les submergent, les pétrifient et les empêchent de se livrer à leurs proches ou de porter plainte", écrit dans son édito Jérôme Cazadieu, directeur de la rédaction de
L'Équipe.
Ce dossier
"démontre le dangereux mécanisme d'emprise que des 'entraîneurs gourous' exercent sur leurs apprentis. Sous couvert d'aider leurs élèves à remplir leur rêve, ils prennent peu à peu le contrôle de leur esprit et de leur corps. Perversion ultime, ces manipulateurs vont souvent jusqu'à séduire les parents de leurs proies qui abandonnent leurs enfants à leur toute-puissance. Comme un consentement", ajoute le journaliste.
Dans le même quotidien, on peut également lire le témoignage d'Isabelle Demongeot, l'ancienne championne de tennis violée par son entraîneur. Considérée comme une lanceuse d'alerte, elle avait été l'une des premières sportives de haut niveau à dénoncer en France ces violences et à parler publiquement de ce qu'elle avait vécu. Révoltée par le statut des victimes noyées dans l'indifférence presque générale, elle s'interroge : "Quand est-ce qu'on va nous tendre la main ?"
"Une culture de la soumission"
Pour Béatrice Barbusse, ex-joueuse de handball, sociologue et auteure du livre
Du sexisme dans le sport (Editions Anamosa, 2016),
"C'est important qu'un quotidien sportif se penche sur cette question. Je suis satisfaite que cela sorte dans ce journal, qu'il s'agisse d'un vrai dossier, sans langue de bois. Et en même temps, je suis terrifiée et peinée de voir qu'il faut que les médias s'en emparent pour que tout le monde prenne conscience de l'ampleur du phénomène. J'ai donc une réaction mitigée, car ces problèmes-là auraient dû être réglés bien en amont. Il y a des vies qui sont sacrifiées. Il faut arrêter le déni et arrêter de sous-estimer le problème".
"C'est à nous aussi, dirigeant.e.s sportif.ve.s de prendre nos responsabilités. Pour moi, c'est zéro acceptation, zéro impunité, zéro tolérance", nous confie celle qui occupe aujourd'hui les fonctions de secrétaire générale de la Fédération nationale de handball.
Je comprends pourquoi elles ne parlent pas tout de suite. Déja elles ont du mal à se l'avouer à elle-mêmes.
Béatrice Barbusse, sociologue et ex-entraîneuse de hand-ball
"Quand Sarah Abitbol dit : "J'en ai marre d'entendre mais pourquoi attendre trente ans pour en parler', je la comprends, car moi aussi j'entend souvent ce genre de propos. Et ce sont souvent des hommes qui réagissent ainsi. Alors moi je réponds, que même si moi je n'ai pas été violée, je peux imaginer la honte que c'est, la honte de parler, il y a sa vie perso en jeu et celle de tous ceux qui nous entourent. Je comprends pourquoi elles ne parlent pas tout de suite. Déja, elles ont du mal à se l'avouer à elle-mêmes", réagit la sociologue.
"On était dans une époque où les mentalités étaient différentes. Il y avait un énorme écart entres normes sociales et juridiques, on acceptait ce genre de choses. Aujourd'hui, c'est fini, ces deux normes se rejoignent." La voix empreinte de colère, elle ajoute :
"Il ne s'agit pas que d'une victime unique ! Il y en a beaucoup, et cela leur arrive plusieurs fois et pendant plusieurs années ! C'est arrivé, ça arrive encore et dans tous les domaines, dans tous les milieux où il y a un rapport de domination, en genéral quand le dominant est un homme. Seulement on fait face à un deni, on cherche à minimiser. Mais j'en suis sûre, il y aura un avant et après."La dirigeante sportive, qui fut la première femme présidente d'un club masculin de handball (à Ivry-sur-Seine, près de Paris, ndlr), estime que si le milieu sportif est particulièrement touché par ces violences,
"c'est parce que dans le sport, il y a une culture de soumission à l'entraîneur. On ne dit rien car c'est lui qui commande, et si tu veux y arriver, c'est comme ça. Il y a aussi une exaltation de la douleur. 'Tu dois avoir mal pour y arriver, pour gagner. C'est tout cet environnement-là, ce vocabulaire, violent, guerrier qu'il faut changer". Elle s'insurge aussi contre l'impunité accordée aux agresseurs,
"Il y a un entre-soi masculin qui s'autoprotège de manière consciente ou inconsciente. Il faut plus de femmes aux postes de direction. Tout simplement. S'il y avait plus de femmes entraîneuses, nous n'aurions pas autant de problèmes dans le sport !">Sexisme dans le sport : "Il faut que des hommes laissent leur place", dit Béatrice Barbusse Effet retard de #Metoo
Pour Philippe Liotard, sociologue, cela prouve une fois de plus le rôle que doivent jouer les médias, car
"si on n'en parle pas, ça n'existe pas." On ne peut plus dire après cela qu'on ne savait pas. Cela prouve la capacité de puissance des médias.
Philippe Liotard, sociologue, expert en violences sexuelles, université de Lyon
Pour ce chercheur qui travaille sur les violences sexuelles depuis près de vingt ans, ce qui est inédit, c'est que ce dossier soit traité et mis en Une par un journal comme
L'Equipe : "C'est le journal qui est le plus lu, le plus populaire. Imaginez, dans les trains, aujourd'hui et demain, ce qu'on va voir, ce sont des gens qui lisent cela partout. Les lecteurs de ce quotidien le lisent pour y trouver les résultats sportifs, sauf que là, Cavani, c'est en page 7 ! Les six premières pages sont consacrées aux violences sexuelles, c'est énorme, du jamais vu ! Le foot passe après, ça veut dire que pour L'Equipe, c'est ça, la priorité". "C'est un choix courageux de la part d'un journal dont le lectorat est en grande majorité masculin, engagé dans le sport, en tant que spectacteur ou pratiquant - ajoute-t-il.
Statistiquement, il y a forcément, au sein de ce lectorat, des agresseurs, des harceleurs, et aussi des violeurs, ça ne va pas changer, mais ça interroge l'ensemble du milieu, on ne peut plus dire après cela qu'on ne savait pas. Cela prouve la capacité de puissance des médias". Il salue aussi le fait que les trois articles les plus lus sur le site du magazine
L'OBS, soient ceux consacrés à Kobe Bryant (le basketteur de la NBA mort dans un accident d'hélicoptère aux Etats-Unis, lundi 27 janvier 2020, ndlr) et aux accusations de viol qui avaient été portées contre lui, puis aux révélations des patineuses françaises.
C'est ce qu'il qualifie "d'effet retard de Metoo",
"aujourd'hui, c'est aux personnes mises en cause par les victimes de se justifier ou de se défendre. Avant c'était l'inverse, c'était aux victimes de s'expliquer. C'est leur parole qui est entendue.""Même la défense pour diffamation ne tient plus pour les agresseurs. Par exemple, dans l'affaire Denis Baupin, le procès qu'il a intenté contre les femmes qui l'avaient mis en cause est finalement devenu un lieu de témoignage pour ses victimes et c'est devenu son propre procès. Non seulement, il y a eu non lieu, mais la justice a estimé qu'il y avait eu plainte abusive de sa part. Voilà de quoi faire réfléchir toutes les personnes qui imaginaient pouvoir se défendre ainsi", conclut-il.