Dans un long entretien accordé au magazine L'Obs, Sarah Abitbol sort de son "long" silence, trente ans après. L'ancienne championne de patinage artistique française raconte comment son entraîneur Gilles Beyer a abusé d'elle entre 1990 et 1992. Elle n'était alors qu'une adolescente.
Le courage de Sarah #Abitbol qui a brisé l'omerta en témoignant de ce qu'elle a subi à l'âge de 15 ans. @MarleneSchiappa @RoxaMaracineanu pic.twitter.com/PE4ljzixwv
— L'Obs (@lobs) January 29, 2020
Jeudi 10 septembre 2020, on apprend qu'une enquête pour "viols" et "agressions sexuelles" par personne ayant autorité sur mineur a été ouverte. En août, un rapport de l'Inspection générale du ministère des sports a mis en cause 20 entraîneurs.
Cette enquête a été confiée à la Brigade de protection des mineurs.
Le communiqué précise qu'elle vise à "identifier et localiser les potentielles victimes et déterminer les parquets compétents en France pour chaque cas".
Une enquête avait été ouverte en février après les accusations de Sarah Abitbol contre son ex-entraîneur, Gilles Beyer.
Sarah Abitbol
Dans son livre, elle interpelle directement celui qui l'a agressée : "Pendant deux ans, vous dites régulièrement à ma mère : 'Ce soir, je garde Sarah pour l'entraîner.' Et vous me violez dans le parking, les vestiaires et dans des recoins de la patinoire dont je ne soupçonnais même pas l'existence."
Et puis il y a aussi ce cahier qu'elle a ressorti des tiroirs de son adolescence. A l'intérieur, des dates et des lettres : "C" pour coucher, "P" pour peloter, "T" pour toucher, "S" pour sucer.
Sa rencontre avec son partenaire de glace, Stéphane Bernadis, à l'âge de 17 ans, sonne l'heure de la libération, son entraîneur ne la touchera plus, et elle enfouira alors au fond de sa mémoire ce traumatisme, qu'elle oubliera même pendant près de dix ans. C'est au moment des JO, que par flash, tout reviendra. A ce moment-là, elle parle à sa mère. C'est la première fois qu'elle voit sa mère pleurer. Face à ses parents, Mr O finit par reconnaitre les faits et leur demande pardon.
Celle qui a été médaillée de bronze aux championnats du monde 2000, raconte aussi comment à l'époque, elle contacte le ministre des Sports pour lui parler de ce qui lui est arrivé. Comme promis, il se renseigne puis la rappelle, lui confirmant qu'il existe bel et bien un dossier sur celui qu'elle accuse de l'avoir violée des années plus tôt, mais qu'"on allait rien dire". Le ministre lui propose alors de l'aider dans sa vie professionnelle, pour décrocher des contrats pour des représentations dans les mairies. "Le monde du sport porte des valeurs fortes, des enjeux financiers énormes. Il protège son image avec pugnacité, et tant pis pour les nombreux cadavres cachés," explique-t-elle.
Aujourd'hui, Sarah Abitbol ne peut pas porter plainte. Même si la loi a changé et que la prescription est désormais de 30 ans, elle n'est pas rétroactive. Au micro de France Inter, elle réclame une non-prescription des faits, "Notre corps a vécu l'impossible, et ces agresseurs sont toujours là et vivent leur vie tranquillement".
Le #MeToo du sport, enfin ?
Sarah Abitbol n'est pas la seule à livrer son témoignage aujourd'hui. Dans un dossier publié à la Une du quotidien sportif L'Equipe, et intitulé "J'ai été violée à 15 ans", plusieurs anciennes patineuses françaises de haut niveau accusent à visage découvert leurs entraîneurs de viols et d'agressions sexuelles entre la fin des années 1970 et les années 1990.Sarah Abitbol : "il faut faire une enquête au sein de la fédération de patinage. Il faut un nettoyage". pic.twitter.com/HVAbBxOrlx
— TV5MONDE Info (@TV5MONDEINFO) February 5, 2020
S'ajoute au récit de Sarah Abitbol celui d'Hélène Godard. Elle aussi met en cause Gilles Beyer, champion de France 1978, alors de huit ans son aîné, et l'accuse d'avoir eu deux rapports sexuels avec elle à la fin des années 1970, alors qu'elle avait entre 13 et 14 ans. Puis, raconte-t-elle dans le quotidien sportif, elle est tombée sous "l'emprise" sexuelle de Jean-Roland Racle, septuple champion de France, qui l'hébergeait avec son épouse à son domicile de Nogent-sur-Marne. Elle avait entre 15 et 16 ans, lui plus de 30.
Les entraîneurs mis en cause nient les faits ou n'ont pas répondu à L'Equipe et à L'Obs.
La jeunesse volée des patineuses
— L'ÉQUIPE (@lequipe) January 29, 2020
Trois anciennes patineuses de haut niveau témoignent pour la première fois des violences sexuelles que leurs entraîneurs leur auraient fait subir lorsqu'elles étaient mineures. Et brisent l'omerta qui règne dans le milieu https://t.co/q7przYw0li pic.twitter.com/h7mR49xisO
Moins d'une semaine après la parution des articles dans la presse, et la sortie du livre confession de Sarah Abitbol, la ministre des sports, Roxana Maracineanu, a reçu Didier Gailhaguet, le président de la Fédération française des sports de glace, et lui a demandé de démissionner.
Invité de la matinale de RMC, l'ancien patineur Gwendal Peizerat a chargé l’omnipotent patron du patinage français. "Il est à la présidence de la Fédération depuis 20 ans, rappelle l'ex-champion aujourd'hui âgé de 47 ans, au micro de Jean-Jacques Bourdin. Il confond la fonction et l’homme comme tout dictateur. Cette Fédération est menée par la peur, les représailles, les menaces, le copinage… Aujourd’hui on est abasourdi. C’est la famille du patinage. Sarah (Abitbol), pour moi, c’est une petite sœur. C’est comme si que j’apprenais qu’elle a été violée par mon oncle. C’est horrible mais c’est la partie visible de l’iceberg."
Jérome Cazadieu, directeur de la rédaction de L'Équipe
Ce dossier "démontre le dangereux mécanisme d'emprise que des 'entraîneurs gourous' exercent sur leurs apprentis. Sous couvert d'aider leurs élèves à remplir leur rêve, ils prennent peu à peu le contrôle de leur esprit et de leur corps. Perversion ultime, ces manipulateurs vont souvent jusqu'à séduire les parents de leurs proies qui abandonnent leurs enfants à leur toute-puissance. Comme un consentement", ajoute le journaliste.
Dans le même quotidien, on peut également lire le témoignage d'Isabelle Demongeot, l'ancienne championne de tennis violée par son entraîneur. Considérée comme une lanceuse d'alerte, elle avait été l'une des premières sportives de haut niveau à dénoncer en France ces violences et à parler publiquement de ce qu'elle avait vécu. Révoltée par le statut des victimes noyées dans l'indifférence presque générale, elle s'interroge : "Quand est-ce qu'on va nous tendre la main ?"

Larry Nassar, ex-médecin de l'équipe américaine de gym, a été condamné en janvier 2018 à une peine de 40 à 175 années de prison pour avoir agressé sexuellement des dizaines de jeunes filles, dont beaucoup de mineures, (au nombre de 265, selon l'accusation) alors qu’il était le médecin officiel de la Fédération américaine de gymnastique (USAG), et qu’il officiait dans la clinique sportive de la Michigan State University (MSU). Cette sentence s’ajoute à une condamnation à 60 ans de réclusion pour pédopornographie.
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"Une culture de la soumission"
Pour Béatrice Barbusse, ex-joueuse de handball, sociologue et auteure du livre Du sexisme dans le sport (Editions Anamosa, 2016), "C'est important qu'un quotidien sportif se penche sur cette question. Je suis satisfaite que cela sorte dans ce journal, qu'il s'agisse d'un vrai dossier, sans langue de bois. Et en même temps, je suis terrifiée et peinée de voir qu'il faut que les médias s'en emparent pour que tout le monde prenne conscience de l'ampleur du phénomène. J'ai donc une réaction mitigée, car ces problèmes-là auraient dû être réglés bien en amont. Il y a des vies qui sont sacrifiées. Il faut arrêter le déni et arrêter de sous-estimer le problème"."C'est à nous aussi, dirigeant.e.s sportif.ve.s de prendre nos responsabilités. Pour moi, c'est zéro acceptation, zéro impunité, zéro tolérance", nous confie celle qui occupe aujourd'hui les fonctions de secrétaire générale de la Fédération nationale de handball.
Béatrice Barbusse, sociologue et ex-entraîneuse de hand-ball
Toutes ces histoires de violences sexuelles prouvent que les femmes doivent avancer unies, jamais seules... Prendre la parole ensemble, s’engager ensemble, se soutenir les unes les autres ! https://t.co/CbdusMpKAt
— Béatrice Barbusse (@bbarbusse) January 29, 2020
La dirigeante sportive, qui fut la première femme présidente d'un club masculin de handball (à Ivry-sur-Seine, près de Paris, ndlr), estime que si le milieu sportif est particulièrement touché par ces violences, "c'est parce que dans le sport, il y a une culture de soumission à l'entraîneur. On ne dit rien car c'est lui qui commande, et si tu veux y arriver, c'est comme ça. Il y a aussi une exaltation de la douleur. 'Tu dois avoir mal pour y arriver, pour gagner. C'est tout cet environnement-là, ce vocabulaire, violent, guerrier qu'il faut changer". Elle s'insurge aussi contre l'impunité accordée aux agresseurs, "Il y a un entre-soi masculin qui s'autoprotège de manière consciente ou inconsciente. Il faut plus de femmes aux postes de direction. Tout simplement. S'il y avait plus de femmes entraîneuses, nous n'aurions pas autant de problèmes dans le sport !"
>Sexisme dans le sport : "Il faut que des hommes laissent leur place", dit Béatrice Barbusse
@Disclose_ngo révèle 77 affaires et 276 victimes. Dans 1 affaire sur 2, l’entraîneur a récidivé. Preuve des failles du système, un manque de filtrage et de contrôle dans les clubs. C'est le cas dans un club de tir à l’arc à Paimpol. #EnvoyeSpecial photo: @martinacirese pic.twitter.com/cSKRdHW0uc
— Disclose (@Disclose_ngo) December 12, 2019
Effet retard de #Metoo
Pour Philippe Liotard, sociologue, cela prouve une fois de plus le rôle que doivent jouer les médias, car "si on n'en parle pas, ça n'existe pas."Philippe Liotard, sociologue, expert en violences sexuelles, université de Lyon
"C'est un choix courageux de la part d'un journal dont le lectorat est en grande majorité masculin, engagé dans le sport, en tant que spectacteur ou pratiquant - ajoute-t-il. Statistiquement, il y a forcément, au sein de ce lectorat, des agresseurs, des harceleurs, et aussi des violeurs, ça ne va pas changer, mais ça interroge l'ensemble du milieu, on ne peut plus dire après cela qu'on ne savait pas. Cela prouve la capacité de puissance des médias". Il salue aussi le fait que les trois articles les plus lus sur le site du magazine L'OBS, soient ceux consacrés à Kobe Bryant (le basketteur de la NBA mort dans un accident d'hélicoptère aux Etats-Unis, lundi 27 janvier 2020, ndlr) et aux accusations de viol qui avaient été portées contre lui, puis aux révélations des patineuses françaises.
Les 3 articles les plus lus dans @lobs du jour en ligne, 3 articles sur les violences sexuelles dans le sport...
— philippe liotard (@philippeliotard) January 29, 2020
après le gros dossier de @Disclose_ngo du 11 dec 2020, effet retard de l'effet #metoo? pic.twitter.com/bsVm0HDBkP
"Même la défense pour diffamation ne tient plus pour les agresseurs. Par exemple, dans l'affaire Denis Baupin, le procès qu'il a intenté contre les femmes qui l'avaient mis en cause est finalement devenu un lieu de témoignage pour ses victimes et c'est devenu son propre procès. Non seulement, il y a eu non lieu, mais la justice a estimé qu'il y avait eu plainte abusive de sa part. Voilà de quoi faire réfléchir toutes les personnes qui imaginaient pouvoir se défendre ainsi", conclut-il.
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